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L’auteur Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) devant le seuil de la maison de Zola à Médan (dans les Yvelines) prononçant un discours en hommage à l’écrivain en octobre 1933. – Crédits photo : Rene Dazy/Rue des Archives/©Rene Dazy/Rue des Archives

LES ARCHIVES DU FIGARO – Il y a 85 ans Louis-Ferdinand Céline obtenait le prix Renaudot pour son premier livre, qui secoua et divisa profondément les critiques littéraires.

Un livre qui déchaîne les passions. Le 7 décembre 1932 le prix Renaudot est attribué, au troisième tour du scrutin, à Louis-Ferdinand Céline, auteur de Voyage au bout de la nuit . C’est un premier roman écrit sous un pseudonyme par le docteur Destouches -âgé de trente-huit ans et exerçant dans une clinique de la banlieue parisienne. Quelques jours auparavant il a raté le prix Goncourt, dont il était l’un des favoris. Cette œuvre de six cents pages divise: l’utilisation de la langue orale et populaire fait scandale. Le chroniqueur littéraire du Figaro, André Rousseaux, écrit dans l’édition du 10 décembre 1932: «Pour les uns, ce livre est une ordure; pour les autres, une œuvre de génie.» Et s’interroge sur le fait «Qu’un livre, qui a tant pour rebuter d’abord, finisse par conquérir si puissamment certains lecteurs.» Voici son analyse du «cas Céline».


En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BnF.

Article paru dans Le Figaro du 10 décembre 1932.

Le cas Céline

Quoique le Voyage au bout de la nuit de M. Louis-Ferdinand Céline n’ait pas eu le prix Goncourt, que tout le monde lui attribuait à l’avance, –il passionne l’opinion littéraire plus qu’aucun livre n’avait fait depuis longtemps. On prend violemment parti pour ou contre lui. Pour les uns, ce livre est une ordure; pour les autres, une œuvre de génie. Laissons le génie en repos; il est toujours imprudent de le mettre trop vite en mouvement. D’ailleurs, il ne nous appartient pas de faire ici la critique du roman de M. Céline. Mais, qu’un livre, qui a tant pour rebuter d’abord, finisse par conquérir si puissamment certains lecteurs, voilà qui mérite d’être éclairci. Il y a, si l’on veut, un «cas Céline». C’est lui que nous voulons examiner.

Je ne crois pas que le Voyage au bout de la nuit ait pu s’imposer à personne, si ce n’est à quelques naturalistes invétérés, en tant qu’œuvre d’art. Je le dis tranquillement, au milieu des risées des «célinophiles», que j’entends déjà fuser. Parbleu non, qu’ils disent, -pour parler comme leur auteur,- ce n’est pas une œuvre d’art. Ce qu’il y a de magnifique, dans cette œuvre, c’est que ce n’est pas de la littérature.

[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””]Qu’il croie devoir, pour faire plus vrai, transcrire le langage fruste ou incorrect des paysans ou des ouvriers, ce n’est pas une question de naturel, c’est une question d’art.[/perfectpullquote]

Louis-Ferdinand Céline est le pseudonyme de Louis Destouches, médecin, romancier et essayiste.
Louis-Ferdinand Céline est le pseudonyme de Louis Destouches, médecin, romancier et essayiste. – Crédits photo : Rue des Archives/© Granger NYC/Rue des Archives

Pardon. Un livre est un livre. Ce n’est ni une cuvette ni un parapluie. Un homme qui écrit un livre (j’entends un roman, un essai, un poème, non un livre d’algèbre ou de médecine) fait forcément de la littérature. Et j’aime mieux qu’il en fasse consciemment. Il est trop commode, sous prétexte de naturel, de dire qu’on n’est pas un artiste. Ce naturel-là est une sorte de mensonge: tout homme est, plus ou moins, un artiste latent, et du moment qu’il écrit un livre, c’est un artiste qui se manifeste. Qu’il croie devoir, pour faire plus vrai, transcrire le langage fruste ou incorrect des paysans ou des ouvriers, ce n’est pas une question de naturel, c’est une question d’art. Qu’on n’objecte pas qu’il s’agit d’être avant tout fidèle à la vie. La vie ne s’oppose pas à l’art, qui en est

l’expression -ou plutôt elle ne s’oppose à lui que si l’on est tombé dans un état de barbarie qui méconnaît la puissance active de l’artiste, c’est-à-dire de la personne humaine considérée dans sa souveraineté individuelle, et qui abolit cette puissance et cette souveraineté dans je ne sais quelles forces vitales éparses à travers le monde, génératrices d’un art grégaire. Mais cela est une imposture: le monde, le monde humain comme le monde naturel, ne produit rien en fait d’art que ce que l’homme -un homme- en exprime. Le livre de M. Céline, pour revenir à lui, n’est pas plus la voix de la banlieue parisienne, que les livres de M. Giono, pour prendre un autre exemple, ne sont la voix des paysans bas-alpins. C’est une formule littéraire comme une autre. C’est une tentative d’art nouveau, après bien d’autres. Pour moi, je crois cette formule caduque autant que misérable. Et j’ajoute que ce n’est sûrement pas elle -car l’expérience du naturalisme aura au moins servi à cela- qui donne sa valeur au livre de M. Céline, aux yeux de nos contemporains.

Cette valeur tient à ce que ce livre affreux a de plus affreux, à son nihilisme total, à une anarchie qui ne laisse rien subsister de l’espoir d’ordre qui est le but de toute vie d’homme, au dedans de lui plus encore qu’en dehors.

[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”Céline.” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””] «On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité.»

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Nous avons eu l’occasion de dire, déjà, que l’homme de notre temps a perdu l’intelligence de sa vie et de sa mort, qu’il ne saurait, le plus souvent, répondre à ces questions: «Que faisons-nous ici-bas, et où allons-nous?» Mais ces questions, il évite de se les poser dans leur terrible nudité. Ou bien il s’évade dans des divertissements. Ou bien il s’efforce de parer, par un culte aveugle de la vie, au sentiment qu’il a une faillite de l’humanité. M. Céline, lui, éprouve ce sentiment plus violemment que personne, et il l’exprime comme personne n’a osé le faire l’exception cependant des dadaïstes et des surréalistes. C’est ce qui fait qu’il est accueilli avec une sorte d’extase par tant d’hommes qui voient justement dans son livre l’expression la plus terrible et la plus cynique du désarroi dans lequel la société humaine est tombée. Ce qui doit les émouvoir le plus, -plus que les invectives à l’armée, aux riches, à la société capitaliste, invectives qui relèvent en somme de l’anarchie banale,- c’est la peinture faite par M. Céline de l’anarchie intérieure, qui montre le composé humain détruit par le dedans autant qu’il est atteint par l’extérieur. Ce sont des passages comme ceux-ci:

«On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on n’a plus en soi la somme suffisante de délire? La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde, c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir.»

Ou encore:

«…En vieillissant, on ne peut même plus la dissimuler sa peine, sa faillite, on finit par en avoir plein la figure de cette sale grimace qui met des vingt ans, des trente ans et davantage à vous remonter enfin du ventre sur la face. C’est à cela que ça sert, à ça seulement, un homme, une grimace, qu’il met toute une vie à se confectionner et encore qu’il arrive même pas toujours à la terminer tellement qu’elle est lourde et compliquée la grimace qu’il faudrait faire pour exprimer toute sa vraie âme sans en rien perdre.»

[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”Céline.” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””] «C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir.»

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Louis-Ferdinand Céline chez le juge d'instruction le 12 octobre 1951 après son amnistie (suite à sa condamnation à l'indignité nationale et à la confiscation de ses biens) pour déposer une plainte contre Ernst Junger, celui-ci ayant prêté à Céline des propos antisémites dans ses mémoires.
Louis-Ferdinand Céline chez le juge d’instruction le 12 octobre 1951 après son amnistie (suite à sa condamnation à l’indignité nationale et à la confiscation de ses biens) pour déposer une plainte contre Ernst Junger, celui-ci ayant prêté à Céline des propos antisémites dans ses mémoires. – Crédits photo : AGIP/Rue des Archives/AGIP

J’avoue d’ailleurs que des lignes comme les dernières de ce passage ménagent une sorte de rentrée de l’humain dans l’inhumain qui me rallieraient peut-être moi aussi, après quelles préventions et quels dégoûts, à l’œuvre épouvantable de M. Céline. Cette rentrée n’est heureusement pas la seule dans le Voyage au bout de la nuit. Et c’est ce qui pourrait sauver ce livre d’un pessimisme vraiment trop absolu pour être l’expression fidèle de notre pauvre humanité, si lamentable qu’elle paraisse. On déforme aussi bien l’homme à le simplifier arbitrairement par en bas qu’à l’embellir de façon factice. La vraie beauté de l’homme, c’est sa complexité, toujours troublante, jamais résolue, mais consciente de son mystère. C’est pourquoi, dans l’examen du «cas Céline», il faut noter parmi les meilleures raisons que le Voyage au bout de la nuit ait d’émouvoir un honnête homme, certains autres passages, notamment un que voici, et qui semble d’autant plus beau que c’est peut-être la seule page, dans ce sombre livre, où paraisse le lumineux visage de l’amour. Le héros du roman quitte une femme qu’il a aimée. «Je l’ai embrassée Molly, dit-il, avec tout ce que j’avais encore de courage dans la carcasse. J’avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes.» Et il ajoute ceci, qui a le son d’une grande et profonde vérité:

«C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir.»

C’est vrai: souffrir par amour, c’est ce qui fait la noblesse d’une vie humaine, c’est ce qui lui donne une valeur unique. Mais il faut bien voir que ce privilège a tous les caractères d’un privilège, qu’il n’est pas répandu parmi les hommes comme la capacité de boire et de manger, que c’est au contraire l’égoïsme qui est naturel à l’homme, comme à tout animal, tandis que l’amour, s’il s’agit de le faire passer du domaine de l’instinct (où il est une sorte d’égoïsme qui s’ignore) sur le plan de la vertu, c’est un effort exceptionnel, c’est un mérite singulier. Alors commence la beauté de la souffrance. Toutes choses que les révolutionnaires ignorent ou oublient, quand ils caressent le rêve d’un amour qui serait universellement répandu dans une humanité paradisiaque.

[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””]La parole c’est peut-être ce qui reste de plus sûr à l’homme quand il est tombé dans de grandes incertitudes à l’égard de lui-même.[/perfectpullquote]

Leur imagination comble l’homme de vertu comme elle le comble de richesse. Mais, dans le même temps qu’elle se livre à ces générosités naïves et fallacieuses, sa méconnaissance de l’élément exceptionnel qui fait de l’homme un héros dans l’univers se retourne contre l’humanité qu’elle prétend chérir. La révolution qui se targue de changer l’homme ne peut pas le gratifier, par la force de son désir, d’un don naturel qu’il ne possède pas; mais, en s’attachant à cette seule nature, elle arrive, quand les illusions dont elle l’a ornée s’en sont allées, à la voir beaucoup plus misérable que ne la voient les esprits qui ont placé plus justement, du côté de la conscience, les possibilités de la noblesse humaine.

C’est alors la déchéance complète, dont le livre de M. Céline est finalement le tableau le plus navrant qu’on ait produit. On pourrait citer cent traits de ce tableau (ou plutôt on ne pourrait pas les citer, du moment que l’on garde quelque respect pour le composé humain que le pessimisme excessif de M. Céline abolit). Nous n’en retiendrons qu’un seul, et encore nous faudra-t-il expurger la citation. M. Céline s’arrête un moment devant un autre des privilèges de la créature humaine: la parole. Et voici ses réflexions:

Présentation de la première édition imprimée du roman «Voyage au bout de la nuit» de Louis-Ferdinand Céline, le 17 juin 2011 à Drouot pendant une vente aux enchères marquant le cinquantième anniversaire de la mort de l'auteur.
Présentation de la première édition imprimée du roman «Voyage au bout de la nuit» de Louis-Ferdinand Céline, le 17 juin 2011 à Drouot pendant une vente aux enchères marquant le cinquantième anniversaire de la mort de l’auteur. – Crédits photo : LIONEL BONAVENTURE/AFP

«Quand on s’arrête à la façon dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux… Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal. C’est difficile. Puisque nous sommes que des enclos de tripes tièdes et quasi pourries nous aurons toujours du mal avec le sentiment.»

Ne nous indignons pas. N’attachons pas plus d’importance qu’elle ne le mérite à une vision de l’être humain qui a probablement pour défaut d’être celle d’un carabin jeté dans les horreurs de la vie médicale avec une formation générale insuffisante. Ce qui me paraît à retenir ici, c’est quel’anarchie poussée jusqu’au bout n’omet pas de découronner l’homme de tous ses honneurs. Sur l’art, sur l’amour, on peut discuter, on peut noyer l’erreur dans l’illusion, quand une civilisation est aussi tourneboulée que la nôtre. Mais la parole, cette manifestation concrète de la mémoire, cet élément préliminaire à toute science et à tout art, cela pouvait sembler un des caractères les plus visibles de l’être humain, un de ceux dont il est le plus difficile de le priver. C’est peut-être ce qui reste de plus sûr à l’homme quand il est tombé dans de grandes incertitudes à l’égard de lui-même. Un révolutionnaire de qualité dans la littérature contemporaine, M. Georges Duhamel, nous montre à quel point la parole peut rendre à l’homme le sens de sa destinée, quand, du sein de l’anarchie où s’ouvrait sa carrière, il y a vingt-cinq ans, il a lancé vers le verbe ce salutaire appel:

«Mes mots, mes mots! pleins et nourris,

Je vous ai pris aux livres de quiconque parle

Et vous aime, ô le meilleur bien de mon pays..»

[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””]Tout notre malheur, dit encore M. Céline, vient de ce qu’il nous faut demeurer Jean, Pierre ou Gaston coûte que coûte pendant toutes sortes d’années.[/perfectpullquote]

En face de ce cri, la page quasi blasphématoire de M. Céline sur la parole humaine est une de celles qui donnent à son livre son véritable aspect: celui de suicide manqué. Il est vain de parler d’art à ce sujet comme nous l’avons fait en commençant, vain même de parler de vie autre qu’organique et cellulaire. Mais nous avions raison, par contre, d’évoquer au sujet de ce livre le souvenir de dada. (Les surréalistes sont d’ailleurs les lecteurs les plus réjouis du Voyage au bout de la nuit). Le fond de l’anarchie est toujours le même, et le mépris de la parole intelligible est un effet de la dislocation de l’être humain poussée à son extrémité. Céline rejoint logiquement Dada.

Il reste à se demander si l’homme ainsi détruit garde quelque intérêt. Celui que le poète appelait un dieu tombé qui se souvient des cieux n’est plus qu’un assemblage de matière engagé dans un circuit de vie organique, entre la génération et la pourriture. Et le bonheur d’un tel homme serait que ce circuit ne fût pas habité par une âme.

«Tout notre malheur, dit encore M. Céline, vient de ce qu’il nous faut demeurer Jean, Pierre ou Gaston coûte que coûte pendant toutes sortes d’années. Ce corps à nous, travesti de molécules agitées et banales, tout le temps se révolte contre cette farce atroce de durer. Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus vite, parmi l’univers, ces mignonnes! Elles souffrent d’être seulement nous, cocus d’infini.»

Arrêtons-nous sur ces deux derniers mots. Il n’y en a pas, dans les six cents pages de ce livre horrible, qui montrent mieux ce qu’il représente: un moment abominable de la détresse humaine.

Par André Rousseaux

En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BnF.

 

Source:©  Voyage au bout de la nuit : Le Figaro étudie en 1932 «le cas Céline»

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