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Oksana Pokalchouk, directrice d’Amnesty International pour l’Ukraine (ici lors d’une conférence de presse, le 6 mai dernier, à Kiev), a démissionné de son poste, déplorant le manque d’impartialité de l’organisation. DOGUKAN KESKINKILIC/Anadolu Agency via AFP

Le communiqué de l’ONG évoque des manquements commis par l’armée ukrainienne. Mais, selon ses détracteurs, il ignore les réalités de la guerre d’artillerie menée par la Russie.

 

Dans un village près de la ligne de front au nord de l’Ukraine, un obus russe est tombé dans un potager. «Je ne comprends pas: il n’y a pas de militaire ici», lance Oleksandr, qui habite la maison adjacente. Sa fille et son épouse s’étaient réfugiées dans la maison aux premières explosions et ont évité de peu des blessures, les vitres ayant été soufflées par l’explosion. Pourtant, à demi-mot, un responsable du village reconnaît que les locaux d’une crèche qui a cessé de fonctionner depuis longtemps, à une vingtaine de mètres en face, sont utilisés comme cantine par les soldats ukrainiens.

Depuis le début de l’invasion russe, l’armée ukrainienne utilise pour ses opérations des infrastructures civiles, notamment des écoles, fermées depuis février. Selon un communiqué publié par Amnesty International le 4 août, les forces ukrainiennes «ont lancé des attaques depuis des zones résidentielles peuplées et (…) se sont basées dans des bâtiments civils» dans 19 villes et villages, ce qui est contraire au droit international humanitaire. L’enquête a provoqué une levée de boucliers au sein de la société civile et de la classe politique ukrainienne.

«On se fiche de savoir qui est l’agresseur»

Le communiqué, qui repose sur des témoignages de familles qui viennent de perdre leurs proches ainsi que sur les constatations d’employés d’Amnesty International, ignore selon ses détracteurs les réalités de la guerre d’artillerie menée par la Russie. Volodymyr Zelensky a accusé l’organisation de renvoyer dos à dos les troupes ukrainiennes et russes. «L’agression contre notre État est injustifiée, invasive et terroriste. Si quelqu’un rédige un rapport dans lequel la victime et l’agresseur sont d’une certaine manière mis sur un pied d’égalité, si certaines données sur la victime sont scrutées et que les actions de l’agresseur sont ignorées, cela ne peut être toléré», a déclaré le président ukrainien, faisant référence au fait qu’Amnesty International n’a pas réalisé d’enquête du côté russe, faute d’accès.

«Dans le droit international humanitaire, on se fiche de savoir qui est l’agresseur, si une guerre est juste ou injuste, licite ou illicite: les textes s’appliquent à toutes les parties au conflit», explique Julia Grignon, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. «Même si votre adversaire viole le droit international humanitaire, vous devez continuer à le respecter.» La juriste précise tout de même que la règle de ne pas utiliser des infrastructures civiles s’applique «dans la mesure du pratiquement faisable», une obligation difficile à tenir lorsque la guerre se joue dans des zones urbaines… Ce qui est le cas en Ukraine.

ll faut bien qu’on dorme et qu’on mange quelque part. Dans l’idéal, bien sûr, on se mettrait loin, mais si on part de la ville, alors les Russes l’occuperont

Un soldat ukrainien

«On ne peut pas se concentrer dans un seul endroit car les Russes nous frapperaient immédiatement. Dans les champs, les drones nous voient et frappent aussi. Les écoles et hôpitaux sont vides car beaucoup de civils ont été évacués», décrit un soldat basé dans une région de l’est de l’Ukraine mentionnée dans le rapport. Son unité dort sur les positions ou dans des maisons privées. «Il faut bien qu’on dorme et qu’on mange quelque part. Dans l’idéal, bien sûr, on se mettrait loin, mais si on part de la ville, alors les Russes l’occuperont», ajoute le militaire. Ce dernier considère cependant que, dans certains cas, le commandement aurait pu éviter d’ordonner aux soldats d’investir des écoles, et l’a fait «par irresponsabilité, ignorance ou manque de vision à long terme». «Il faut aussi penser à l’après conflit: une école détruite, c’est un moindre accès à l’éducation une fois la guerre finie», abonde Julia Grignon.

Manque de détails sur l’armée russe

La plupart des voix qui s’élèvent contre le communiqué de l’ONG ne remettent pas en cause son contenu, mais plutôt le manque de détails sur les agissements de l’armée russe sur le sujet. «Le principe d’indépendance et d’impartialité dans un tel travail est important. Après tout, c’est précisément ce pourquoi les organisations internationales et nationales des droits de l’Homme existent», a déclaré sur les réseaux sociaux Oksana Pokaltchouk, qui dirige la branche ukrainienne d’Amnesty International. «Des rapports aussi importants, qui sont publiés à un tel moment et dans un tel contexte, ne peuvent manquer de contenir des données sur l’autre partie (du conflit, NDLR), celle qui a déclenché cette guerre.» Suite à la publication du communiqué, Oksana Pokaltchouk a démissionné, déplorant que le siège n’ait pas pris en compte les remarques des chercheurs locaux, ni la position du ministère de la Défense ukrainienne. «Ces recherches, destinées à protéger les civils, sont plutôt devenues un outil de propagande russe», a ajouté Oksana Pokaltchouk.

Les chaînes de télévision russes ont en effet repris en masse le communiqué d’Amnesty International, se félicitant de voir les thèses du Kremlin validées – selon Moscou – par une organisation internationale. Depuis huit ans, la propagande russe accuse Kiev d’utiliser sa population comme bouclier humain. L’enquête d’Amnesty International ne fait en aucun cas de telles allégations, mais l’existence-même d’un rapport critiquant les agissements de l’armée ukrainienne suffit à alimenter la propagande russe.

À Sieverodonetsk ou à Marioupol, pour ne citer que ces exemples, l’armée ukrainienne était retranchée dans des usines industrielles et pourtant la Russie continuait à pilonner les quartiers résidentiels

Mykhaïlo Samus, expert militaire ukrainien

La crainte de l’ONG, qui se base sur le droit international, est que si les combattants ukrainiens transforment les écoles vides en bases, alors les écoles seront ciblées de facto. «Mais à Sieverodonetsk ou à Marioupol, pour ne citer que ces exemples, l’armée ukrainienne était retranchée dans des usines industrielles et pourtant la Russie continuait à pilonner les quartiers résidentiels», souligne Mykhaïlo Samus, expert militaire ukrainien qui appelle à une enquête approfondie avec la participation de l’armée ukrainienne. Il rappelle également que Kiev a déployé des moyens importants pour évacuer les populations habitant près de la ligne de front.

Amnesty maintient ses conclusions

Depuis début avril, les autorités locales et nationales n’ont eu de cesse d’appeler à l’évacuation des zones proches des combats dans le Donbass et ailleurs, tant à cause du danger que parce que leur présence gêne les opérations militaires. Mais certains civils, trop vieux, trop malades, trop pauvres, sont restés. Quelques habitants – minoritaires – attendent même l’armée russe à laquelle ils livrent les positions des Ukrainiens. Le 30 juillet, Kiev a annoncé l’évacuation obligatoire de 200.000 habitants de la région de Donetsk non occupée. Ceux qui refusent doivent remplir un formulaire stipulant qu’ils endossent «la pleine responsabilité pour les risques encourus».

Dans la tempête médiatique, la directrice d’Amnesty International Agnès Callamard persiste et signe dans un tweet, accusant les détracteurs du communiqué d’être des «trolls des réseaux sociaux». «C’est ce qu’on appelle de la propagande de guerre, de la désinformation, de la mésinformation. Cela n’affectera pas notre impartialité et ne changera pas les faits», a-t-elle ajouté, bien que les critiques venaient à la fois de responsables et de défenseurs des droits humains ukrainiens. «Alimenter cette polémique peut affecter encore plus les civils. On voit sur les réseaux sociaux comme le rapport est repris pour justifier les attaques russes sur des écoles ou des hôpitaux, même si l’armée russe ciblait ces infrastructures bien avant que l’ONG écrive qu’elles sont parfois utilisées comme bases militaires», regrette Julia Grignon.

Dimanche soir, Amnesty International a dit regretter la «colère» déclenchée par son rapport, maintenant à nouveau ses conclusions.

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