INTERVIEW – Daniel Zagury, chef d’un service de psychiatrie dans un établissement public de Seine-Saint-Denis, est l’un des experts auprès des tribunaux les plus respectés. Sur la base de son expérience, il analyse le phénomène djihadiste.
LE FIGARO. – Quels sont les critères qui peuvent conduire un psychiatre à diagnostiquer l’abolition du discernement d’un criminel, ce qui le rend de facto inaccessible à la sanction pénale?
Daniel ZAGURY. – Ils sont très stricts. Pour résumer, il faut établir que la maladie mentale, et rien d’autre, explique le passage à l’acte. Afin d’aboutir à un tel diagnostic, il convient de pratiquer un examen clinique mais aussi d’étudier le dossier médical du sujet, de rechercher d’éventuels antécédents: c’est une conjonction de facteurs qui nous éclaire. L’irresponsabilité pénale est rarissime en matière de terrorisme. J’ajoute, pour avoir expertisé de nombreux cas, qu’aucun terroriste ne tente de se faire passer pour fou. Le terroriste se croit dépositaire d’une mission, il porte un message, alors que celui qui passe pour un fou détruit le message qu’il porte.
Selon le ministre de l’Intérieur, un tiers des djihadistes est atteint de troubles mentaux: qu’en pensez-vous?
On est au cœur du problème. Il ne faut pas confondre la maladie mentale avérée (schizophrénie, délire paranoïaque, etc.) et les distorsions, les troubles de la personnalité. Ce qui est certain, c’est que les individus équilibrés, bien dans leur peau, heureux de leur existence, n’ont aucune raison de devenir des terroristes. Mais il ne faut pas confondre quelqu’un qui a vu un psychiatre une fois dans sa vie et un malade mental. Actuellement, environ 2 millions de Français sont suivis en psychiatrie, ce ne sont pas des terroristes potentiels!
Comprenez-vous l’appel du gouvernement aux psychiatres?
L’État, qui a négligé pendant des décennies la situation des prisons et de la psychiatrie, se réveille avec la gueule de bois. Le risque est qu’il s’affole et s’embourbe dans une analyse erronée du rôle de la maladie mentale dans le terrorisme. La psychiatrie, du fait des politiques de santé de ces dernières décennies, est exsangue. La catastrophe serait que l’État, pour se donner bonne conscience et rassurer la population, impose aux psychiatres de nouveaux protocoles rigides, un «mode d’emploi » universel, alors que seul le sur-mesure est efficace. Un exemple: si un de mes patients, que j’ai toujours vu vêtu à l’occidentale, arrive un beau matin dans mon service avec des babouches aux pieds, je ne vais pas forcément le signaler au procureur.
Diriez-vous que l’extrême médiatisation des attentats islamistes pousse certaines personnes à singer un discours, des attitudes?
Évidemment. La maladie mentale est influencée par l’air du temps. De nos jours, plus personne ne se prend pour Napoléon. L’actualité reste souvent, pour les psychotiques, le dernier lien avec le monde extérieur, une fois le contact perdu avec la réalité des situations. De surcroît, le terrorisme est un phénomène polymorphe, mouvant, auquel il faut s’adapter pour le comprendre. Un anthropologue, Ralph Linton, a parlé de «modèles d’inconduite» qui sont fonction de l’époque. Daech appelle à commettre des actes horribles: cette exhortation, formulée à la cantonade via les réseaux sociaux, peut être prise au mot par des tas de gens qui, pour des raisons diverses, succombent à une mode mondialisée, une harangue à disposition de toutes les haines et de tous les désespoirs intimes. Réduire ce phénomène à sa dimension psychiatrique serait aussi absurde que d’exclure la compréhension de l’équation individuelle. On n’est pas dans un dilemme «fou ou terroriste». Un malade mental peut très bien devenir terroriste. Cela n’enlève rien à la gravité terrifiante des actes terroristes.
Vous parlez parfois de l’«eurêka terroriste»: de quoi s’agit-il?
C’est autre chose que l’utilisation plus ou moins spontanée du djihad par un individu «paumé » pour maquiller ses failles. Ce sujet-là croit transformer un drame intime en acte héroïque, un suicide mélancolique en acte apothéotique: il devient un «surmusulman», selon l’expression du psychanalyste Fethi Benslama. Il ne faut surtout pas minimiser le danger potentiel de ces «pieds nickelés», car massacrer ses semblables au nom de Daech ne demande ni intelligence ni préparations particulières. D’autres vont se construire un destin terroriste. L’«eurêka» est ce moment de bascule où l’humiliation, le ressentiment du délinquant, du toxicomane, se télescope avec le message prosélyte de l’islam revendicatif. Le sujet devient alors un clone, il pense comme tous les autres en faisant le deuil de lui-même. Généralement, son entourage le trouve alors apaisé, moins agressif à son égard, il arrête de se droguer ou de voler: son destin est tracé, il va racheter sa première vie, ratée. Souvenez-vous de l’assassin de l’impératrice d’Autriche Sissi, Luigi Lucheni, qui a déclaré: «Je voulais venger ma vie. »
En quoi l’étude de l’islam peut-elle pousser autant d’individus sur la voie du meurtre de masse?
J’ai rencontré nombre de sujets happés par la propagande de Daech: ils n’ont aucune culture religieuse véritable, ce ne sont que des perroquets de sourates. Pour eux, la perspective de la mort est centrale ; la religion n’est plus une métaphore, mais une réalité. Ils croient dur comme fer que des anges vont les accompagner jusqu’au sommet du paradis où les attendent de jeunes vierges. Ce bénéfice psychologique nous échappe complètement, mais il ne faut pas perdre de vue qu’il existe et pousse des êtres privés de repères solides à commettre des attentats les plus meurtriers possibles.
Source :© Le Figaro Premium – Terrorisme : «La maladie mentale est influencée par l’air du temps»