«Avec l’âge, je suis devenue de plus en plus militante de la cause des femmes», écrivez-vous…
Simone Veil. – Je m’en suis toujours occupée… Mais ma popularité reste d’abord liée au texte de loi sur l’IVG voté en 1974. À l’époque, je me suis demandé si les hommes n’étaient pas finalement plus traumatisés par la contraception que par l’avortement. C’est la contraception qui consacre la liberté des femmes et leur donne la maîtrise de leur corps. Une idée alors insupportable pour les hommes. Par ailleurs, autour de 1968-1969, les responsables politiques et économiques cherchaient à inciter les femmes à travailler. Comme à faire venir des travailleurs immigrés. Je me souviens d’avoir dit alors : «Au fond, les femmes et les immigrants, c’est pareil. On les emploie quand on en a besoin, on les renvoie quand on n’en veut plus.» Je suis favorable aux mesures de discrimination positive, car au moins elles font avancer les choses. Dans les banlieues, on le constate. Pour les femmes, dans certains cas, ça me paraît aussi souhaitable.

Vous dites que ce que vous avez obtenu dans la vie, vous l’avez obtenu précisément parce que vous êtes une femme…
Simone Veil. – Je l’ai toujours ressenti comme cela : je suis la femme alibi. C’est aussi pour ça que j’ai fait beaucoup de choses. Quand venait un projet, on disait : «Ah… et si on lui demandait, à elle.» Je suis entrée au gouvernement de Jacques Chirac en 1974, parce que le nouveau président, Giscard d’Estaing, avait promis aux Français qu’il nommerait des femmes. Quand j’ai présidé le Parlement européen, c’était aussi l’idée, même si je crois que Giscard voyait surtout un symbole fort dans le fait que j’avais été déportée. Je dois quelque chose aux femmes. J’étais un peu une exception.

À Auschwitz aussi, vous pensez qu’être une femme vous a sauvée ?

Simone Veil. – Oui, encore que… au camp, c’était autre chose. J’y suis arrivée en pleine santé, à 16 ans. Quinze jours avant, j’étais à Nice. La plupart de ceux qui arrivaient à Auschwitz étaient restés très longtemps dans des ghettos, ou bien détenus ailleurs… Un jour, une femme – c’était une architecte – avait réussi à négocier deux robes, elle m’en a donné une. Une robe, ça changeait les choses. Et puis, j’avais eu la chance d’être dans un convoi où l’on ne m’avait pas rasé les cheveux. C’est sans doute pour cette raison que la chef de camp, une Polonaise brutale avec les autres déportées, m’a désignée pour travailler dans un autre camp moins dur, avec ma mère et ma sœur…

Votre livre est traversé par le personnage de votre mère. Dans un très beau passage, il semble qu’à 80 ans ce soit vous, son enfant, qui êtes devenue sa protectrice. Deborah, il vous arrive d’avoir envie de protéger votre grand-mère, plus qu’elle ne vous protège ?
Deborah Veil. – Je me sens encore très protégée, je n’ai rien vu du monde ! J’ai énormément de chance.
Simone Veil. – Ce qu’il y a aussi, c’est que ta mère n’a pas besoin d’être protégée. Moi, à 6 ans, je protégeais déjà la mienne. Je bataillais avec mon père, qui n’était pas comme il aurait dû être avec elle. Au camp, elle se laissait voler sa soupe si on ne la protégeait pas. En janvier 1945, pendant la marche de la mort, dans la neige, le froid, on a marché soixante-dix kilomètres, comment a-t-elle pu supporter cela dans son état… Des gens s’accrochaient à elle. Je leur disais : «Non. Vous marchez ou vous ne marchez pas, mais vous n’entraînez pas maman dans la mort.» Et je les repoussais (les nazis fuient l’avancée des Russes, entraînant avec eux quelque quarante mille déportés par – 30C°, NDLR.).

Vous parlez d’un amour maternel qui va vous donner une force immense…
Simone Veil. – En ayant chaque jour son image dans la tête, la mémoire de ce qu’elle était, oui. Mes camarades de déportation gardent un souvenir exceptionnel de maman, de la dignité qu’elle avait.

Êtes-vous prête à partager désormais tout cela avec des lecteurs, Deborah?
Deborah Veil. – Oui, tant mieux ! Enfin ! Elle seule pouvait écrire le récit de sa vie !
Simone Veil. – Je suis en train de réfléchir à la dédicace à inscrire sur le livre.
Deborah Veil. – Tu y as pensé, déjà ? (Silence.)

Vous évoquez votre admiration pour des êtres aussi différents que Hillary Clinton, Anouar el-Sadate, Nicolas Sarkozy et Nelson Mandela. Quel point commun entre eux et vous ?
Simone Veil. – Ce sont des gens qui agissent. Qui ont toujours envie d’en faire plus, de se battre. Ils ne sont pas conventionnels. Hillary Clinton est très impressionnante par son intelligence, sa façon de s’exprimer… Sadate a eu beaucoup de courage, il l’a payé en étant assassiné. Il n’y a pas beaucoup de sages comme lui. Ce qu’ont réalisé Nelson Mandela et Frederik De Klerk est formidable : arriver à faire la paix grâce à un principe d’unité-réconciliation. Je trouve qu’on devrait s’en inspirer davantage. Il faut toujours penser qu’il y a peut-être une issue quelque part.

C’est ça aussi, l’esprit contestataire ?
Simone Veil. – Mais oui, bien sûr ! La contestation, c’est interroger : est-ce que vous êtes sûrs qu’il n’y a pas autre chose ? qu’il n’y a pas mieux? Ce qu’on conteste, ce sont moins les grands principes que le quotidien qui ne marche pas.

Des combats que votre grand-mère a menés, y en a-t-il un que vous aimeriez poursuivre, Deborah ?
Deborah Veil. – Choisir, vous ne pouvez pas me demander ça ! Mais de quel combat je me sens le plus proche… Je me sens très concernée par la Shoah. Et puis par les droits des femmes. Je me sens aussi très européenne.
Simone Veil.– Tu vois, par rapport à l’Administration pénitentiaire, j’insiste sur un point qui est lié à la Shoah : on n’a pas le droit d’humilier les gens. Même en prison. Or les conditions dans lesquelles les gens sont détenus aujourd’hui sont inacceptables.

À la Fondation pour la mémoire de la Shoah, après vous, David de Rothschild, né en 1942, a repris le flambeau. Comment faire pour que cette mémoire, entre les mains d’une génération qui n’a pas été touchée directement, dans sa chair, reste aussi vive ?
Deborah Veil. – Mais toi, grand-mère, tu continues de regarder ça de près, non ?
Simone Veil. – Non. Car j’ai un principe : quand on a quitté, on a quitté. Nous sommes à un tournant. Il ne reste pratiquement plus de survivants. Il fallait passer le relais, il y a beaucoup à faire. Au fond, ma vie, elle est tout de même… Il y a certes le passé, auquel je pense beaucoup. Mais au fond, je suis une optimiste.

Optimiste, votre livre l’est, résolument !
Simone Veil. – Oui. Même dans des circonstances horribles, j’ai rencontré de la fraternité.
Deborah Veil. – Je suis fière, hyperfière. Et je trouve que tu fais très, très jeune. C’est sûrement le fait d’avoir été si occupée, si longtemps. Je suis très fière de toi.
Simone Veil. – Ton grand-père est un acharné, ton père est aussi comme ça. Alors tu seras comme ça, ma chérie. C’est aux projets qu’il faut consacrer son énergie.

(1) Elle était membre du Conseil constitutionnel.

En vidéo, le discours de Simone Veil à l’Assemblée nationale