Avec la déferlante numérique, les frontières entre annonces, contenus et transactions publicitaires s’estompent. Les groupes de publicité traditionnels accusent le coup.
Pas d’affiches dans les rues, aucun encart dans la presse, zéro spot télé. La marque automobile de luxe Alpine « mise tout sur les réseaux sociaux et la compétition » pour se remettre en piste. Un véritable symbole au moment où la télévision tombe définitivement de son piédestal, détrônée par le numérique de la place de premier média publicitaire mondial en 2017.
Finie la toute-puissance du « petit écran », place à la communication directe sur le Net, aux réseaux sociaux et à l’analyse de données. La pub change d’ère, les anciens équilibres vacillent. Les marques ne s’adresseront jamais plus aux individus à la façon d’un Marcel Bleustein-Blanchet, qui créait Publicis – il y a de cela quatre-vingt-dix ans – pour promouvoir, à coup d’affichage puis de spots, « m’sieur Lévitan » ou André, le « chausseur sachant chausser ».
La fin de l’âge d’or de la télé est « un moment historique mais c’est bien l’arbre qui cache la forêt, confirme Maria Mercanti-Guérin, coauteure, avec Michèle Vincent, de Publicité digitale (Dunod, 2016). La numérisation des grands médias historiques est telle que rien, ou presque, ne permet plus de distinguer les deux mondes. » La télé se fond dans le Web et, à l’horizon 2020, la bascule vers les écrans des ordinateurs, et surtout des téléphones mobiles, sera totale : l’Internet représentera plus de la moitié des investissements à l’échelle planétaire.
Cinq plates-formes dominent au niveau mondial
En France, l’e-publicité domine déjà, avec 34,4 % du marché publicitaire dans son ensemble en 2017. Ses recettes ont progressé de 12 % en un an, à 4,1 milliards d’euros, et l’écart avec les autres canaux se creuse, comme le montre le baromètre publié le 25 janvier par les Régies Internet (SRI), PwC et les agences médias de l’Udecam (Union des entreprises de conseil et achat média). Le mobile tire cette croissance.
Ces basculements sont logiques. « Les investissements des annonceurs vont là où les consommateurs passent leur temps et font leurs courses », analyse Vincent Letang, directeur de la prévision de Magna. Cette entité d’IPG Mediabrands commence d’ailleurs à remettre à plat, comme d’autres cabinets, dont PwC en France, sa vision du monde publicitaire. Un nouvel ordre s’impose. Il oppose les médias éditoriaux (vidéo, audio et presse écrite) aux médias non éditoriaux, incluant les moteurs de recherche et les réseaux sociaux. Et le pouvoir a clairement changé de camp : les premiers stagnent, tandis que les seconds progressent à un rythme soutenu.
Ce sont quelques titans américains et chinois de la technologie qui raflent la mise. Cinq plates-formes dominent au niveau mondial : Facebook, Google, Baidu, Alibaba et Tencent. Elles captent environ les trois quarts des investissements numériques, et un peu plus de 80 % de leur croissance. En faisant abstraction de l’empire du Milieu, où leurs services sont interdits, Google et Facebook s’arrogent 85 % de ce même gâteau, et 90 % de sa progression. Un duopole qui a tout changé.
Il menace en effet un modèle presque aussi ancien que la réclame : sans médias, pas de publicité, et sans publicité, pas de médias. Pour tenter de reconquérir des parts de marché, groupes de presse, de radio et de télévision français unissent leurs forces depuis l’été 2017. L’idée ? Partager les données de leurs régies et proposer des offres groupées. Le Figaro et Le Monde se sont rapprochés au sein de Skyline. Gravity, lancé par Les Echos-Le Parisien et Lagardère, s’élargit mois après mois.
Amazon le trouble-fête
Pour Adam Smith, un prospectiviste de GroupM (filiale de WPP), Amazon est toutefois le seul capable de jouer les trouble-fête. La force du géant américain de la vente en ligne repose, comme celles de Google et Facebook, sur une masse de données concernant les goûts, les habitudes, les achats mais aussi le profil des internautes.
Grâce à un éventail d’articles de plus en plus large, ce qui était d’abord une destination shopping s’est mué en premier moteur de recherche de produits aux Etats-Unis. Professeur à l’école de commerce new-yorkaise Stern, Scott Galloway relate dans ses conférences qu’en 2016 près de 55 % des Américains débutaient leurs requêtes sur le site d’Amazon. En France, ce poids « est encore marginal mais devient visible », indique-t-on chez PwC.
Le chemin parcouru depuis l’arrivée, en 1994, de la première bannière Web sur le site du magazine américain Wired (il faudra attendre deux années de plus en France) est impressionnant. Dès le début des années 2000, ces annonces avaient perdu toute efficacité. Le mobile et les réseaux sociaux, le « trafic non humain » par des robots cliqueurs mais aussi les bloqueurs de publicité, adoptés par 30 % des internautes français, ont pris leur essor. A partir de mai, le règlement européen sur la protection des données personnelles tentera d’encadrer un peu ce « Far West ».
Verra-t-on un jour disparaître le cookie, qui vous poursuit d’un site à l’autre ? Les cadors de la technologie ne jurent plus, en tout cas, que par « l’identité utilisateur ». Celle-ci permet de géolocaliser et de cibler en temps réel les individus, ouvrant la voie à la personnalisation de la pub à grande échelle. La donnée à usage de marketing est devenue un marché des plus juteux. Et une galaxie de sociétés prospère grâce à l’automatisation des achats d’espaces publicitaires, le « programmatique », qui gagne du terrain. « Chez certains annonceurs, des directeurs de pub me disent qu’ils ne comprennent plus rien à tous ces modes de transaction », confie Maria Mercanti-Guérin.
Défiance des annonceurs
Les marques reprennent pourtant les choses en main. Les dérapages sur des chaînes YouTube pour enfants, comme les fake news sur Facebook, leur ont fait prendre conscience qu’elles pouvaient se retrouver, sans le savoir, accolées à des contenus douteux, voire illicites. Malgré les opérations mains propres lancées par les deux plates-formes, l’affaire laisse des traces. Déjà forte chez les consommateurs, la défiance s’est installée chez les annonceurs.
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Désormais, ceux-ci exigent des comptes sur la façon dont leur argent est utilisé, ainsi que sur leur visibilité. En France, un accord de « transparence » a été signé par l’ensemble des partenaires en décembre. « La chaîne de l’achat média est au mieux obscure, au pire frauduleuse », accuse Marc Pritchard, le directeur marketing de Procter & Gamble, justifiant ainsi des coupes dans ses dépenses de pub numérique (réduites de 140 millions de dollars au 2e trimestre 2017).
Les plus gros budgets de la planète, dont la multinationale américaine, se dotent de leur propre plate-forme d’achat média. Dans l’Hexagone, c’est aussi le cas d’Air France et de Pernod-Ricard, par exemple. Les contacts directs avec Google et Facebook se sont multipliés. Reste à renforcer les compétences dans le data. En janvier, « quelques marques de grande consommation commencent à tester un partage de données clients anonymisées », indique Jean-Luc Chetrit, le directeur général de l’Union des annonceurs (UDA).
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Et puisque le Net permet de converser directement avec les individus, tous s’essaient au marketing direct, sans passer par les médias. Une récente étude de l’agence Brightcove montre que 8 distributeurs français sur 10 veulent développer leur propre site d’information maison et « devenir des médias » eux-mêmes. Comme Castorama, qui partage des idées inspirantes pour la maison sur 18h39.fr, ou Monoprix, qui parle mode, beauté, déco, alimentation sur son site Monopista, truffé de liens vers son magasin en ligne.
Le Vatican comme Maserati
Toutes ces évolutions ont ouvert les portes de la pub aux grands cabinets de conseil. Leur ADN de société de service informatique ou de conseil en fait des couteaux suisses de la transformation numérique des entreprises. Une réponse à la chute des prix dans leur métier de base ? Une réinvention du marketing plutôt, répond Pascal Delorme, directeur exécutif digital France et Benelux d’Accenture, le leader mondial du service informatique. Pour lui, « il ne s’agit plus de construire et de nourrir les marques par la seule publicité. L’expérience client est le nouveau savoir-faire à maîtriser ».
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L’approche a convaincu le Vatican comme Maserati. Le contrat signé en novembre avec le constructeur de voitures de luxe est emblématique aux yeux de Pierre Santamaria, directeur associé en charge de l’optimisation médias chez Accenture Interactive en France : « On s’exprimera sur 100 % des leviers, dont le spot TV. On n’est plus seulement le poil à gratter qui permettait de challenger les agences traditionnelles, on apporte vraiment autre chose, de la création à l’activation. »
Les « big five » du conseil se sont appuyés sur des emplettes d’agences à l’expertise pointue pour se hisser aux premiers rangs des réseaux d’agences numériques ; et ce mouvement s’accélère chez les plus offensifs. Résultat, dans le Top 10 mondial du magazine américain AdAge pour 2017, Accenture Interactive caracole en tête, suivi d’IBM IX et Deloitte Digital. Devant Publicis.
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Pour les anciens seigneurs de la réclame, pris en tenaille entre cette montée des cabinets de conseil, l’hégémonie des géants du numérique et la pression des annonceurs, la bagarre est rude. L’année 2017 a été la pire de WPP depuis 2008, de l’aveu de son directeur général, Martin Sorrell. Au troisième trimestre, Publicis, Interpublic et Omnicom ont, tous trois, enregistré une baisse de leurs revenus.
Les vertus de l’omnicanal
Le marché attend avec fébrilité la publication des marges brutes de 2017. Cet indicateur clé permettra de juger si les soucis sont « plus importants et plus persistants que beaucoup ne le pensent », comme le suggérait en juillet 2017 l’analyste d’Exane Charles Bedouelle. En attendant, les rumeurs circulent : Accenture pourrait racheter WPP et Capgemini s’offrir Publicis.
La stratégie la plus audacieuse du secteur, celle de Publicis, qui s’est offert l’américain Sapient pour 3 milliards d’euros en 2014, finira-t-elle par payer ? Carrefour vient de choisir le groupe français pour accélérer sa mue digitale. Après être allées voir Google, Facebook et les grands du conseil, « les marques reviennent nous voir », a assuré Raphaël de Andréis, président du pôle média d’Havas, lors du colloque « La Presse au futur », fin novembre 2017, à Paris.
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De nouveaux visages de la pub se dessinent déjà, alors que les assistants vocaux entrent dans les foyers et que la réalité virtuelle se branche sur la vente en ligne. Pour le cabinet Kleiner Perkins, c’est un mouvement de fond : les frontières entre annonces, contenus, produits et transactions s’estompent. Vincent Letang, chez Magna, confirme : « Il y aura de plus en plus de concurrence entre soutien à la marque et soutien aux ventes, entre publicité numérique et e-commerce. »
Prouvées dans le shopping, les vertus de l’omnicanal, qui marie le physique et le numérique, incitent les marques à la prudence dans le marketing. Chercheuse en sciences de l’information et directrice du Celsa-Paris-Sorbonne, Karine Berthelot-Guiet l’observe : « On voit cohabiter la réclame numérique la plus basique avec des contenus dépublicitarisés sophistiqués, tandis que le film à grand spectacle fait son retour, décliné pour le cinéma, le petit écran et le Web. » Les annonceurs ne débrancheront donc sans doute jamais complètement la télé.
Source:© Réseaux sociaux, data… la publicité à l’ère du numérique