
GRAND ENTRETIEN – À travers Le Siècle vert, court essai incisif qui paraît dans la collection «Tracts» de Gallimard, l’écrivain poursuit sa réflexion sur la grande mutation occidentale. Il voit dans la montée en puissance des préoccupations écologiques l’émergence d’un nouveau monde féminisé et aseptisé, mais peut-être paradoxalement moins civilisé.
Vous comparez les préoccupations écologiques de l’époque à une «Internationale de l’angoisse». N’y a-t-il pas de bonnes raisons de sonner le tocsin à l’heure où les scientifiques prédisent une planète inhabitable?
Une «Internationale» informelle, décentralisée, mais omniprésente comme un fond de l’air universel. Et c’est bien normal: le problème est planétaire, l’angoisse l’est aussi, avivée par la transmission virale et immédiate des désastres. Et elle a des raisons dont le déni serait obscène: les prévisions du Giec, et les symptômes présents. Les raisons sont là, irréfutables.
L’homme est-il en train de payer le coût de son hubris?
Nous payons le coût de la société industrielle et sans doute de la modernité elle-même. On pense à Descartes, et à son fameux devenir «comme maître et possesseur de la nature». Pour moi, l’hubris commence plus tôt, au XIVe siècle, quand, contrairement aux Grecs qui contemplaient de loin le mont Olympe sans penser à monter dessus, Pétrarque décide d’escalader le mont Ventoux. Il inaugure la modernité, qui va culminer au cap Canaveral. Nous découvrons d’un coup, car on ne parlait pratiquement pas du climat, il y a cinquante ans, notre dépendance envers une nature fragile, dont on se croyait indépendant. C’est la naissance de l’homme précaire, qui a perdu son assurance-vie: le Progrès.
Vous voyez dans le «siècle vert», le symptôme d’un changement de civilisation, presque un basculement anthropologique. En quoi la montée en puissance des questions écologiques s’inscrit-elle dans la mise en place d’un «ordre moral aseptisé» beaucoup plus vaste?
L’homme était un être historique jusqu’à aujourd’hui, qui accomplissait son salut dans le temps, avec des ancêtres, une mémoire et une promesse. C’est dans l’espace qu’il se situe à présent. L’ubiquité a pris le dessus sur la continuité. Nous calculions par siècles, par millénaires et nous voyons maintenant une échelle de temps qui n’est plus celle de l’histoire humaine, mais de la géologie ou du cosmos. Le passage de l’englobant historique, qui nous a dirigés notamment au XIXe siècle, jusqu’à l’englobant nature est pour le moins une césure. Croyants ou pas, nous étions chrétiens parce que Dieu s’étant incarné pour la première fois dans l’histoire des civilisations, l’événement prenait sens, l’essentiel se jouait dans le temps, et la lecture du journal était la prière du matin, comme disait Hegel. Nous sommes passés d’un devoir d’accomplissement à un devoir de sauvegarde.
L’ordre moral? Toutes les époques en ont un, et c’est tant mieux. Le nôtre veut construire un monde pasteurisé, sans risque, tout en positif, où on ne veut plus voir le sang couler, le taureau dans l’arène, ni le cercueil dans la rue. La vie sans la cruauté de la vie. Plus de contact avec le Mal. Restons propres.À lire aussi : Sylviane Agacinski: les mises en garde d’une féministe contre les dérives du féminisme
L’homme nouveau est une femme comme les autres, écrivez-vous en substance… Pourquoi relier l’écologie ou plutôt l’«écologisme» à la «féminisation de la société»?
Pour moi, la féminisation concerne d’abord les hommes, et non pas les femmes. Les hommes se sont féminisés avec les soins de l’apparence, du corps, le souci de soi, de la séduction, de la parure, du tatouage. La féminisation est un phénomène plus vaste, à prendre en termes symboliques et en ce cas, c’est un grand progrès dans la civilisation au sens de Norbert Elias, comme adoucissement des mœurs et maîtrise des forces de mort. Bourreau n’a pas de féminin. La femme donne la vie, elle ne donne pas la mort. Pas de sniper femme, même quand elle revêt l’uniforme.Nous quittons Dieu le père pour la Terre mère. Nous sommes passés de l’État, nom masculin, à la société civile, nom féminin
Nous vivons dans un état de paix. D’où le soft plutôt que le hard, l’image plutôt que la réalité, la beauté aussi bien pour les hommes que pour les femmes, le culte de la victime plutôt que du héros, et notre répugnance croissante à la chasse, activité masculine s’il en est. Plus fondamentalement, nous quittons Dieu le père pour la Terre mère. Nous sommes passés de l’État, nom masculin, à la société civile, nom féminin.
N’êtes-vous pas devenu un peu zemmourien?
Zemmour y voit la fin d’une civilisation. On est fondés à y voir d’abord un juste retour du balancier. La revanche du dominé sur le dominant. La femme était objet, elle devient sujet, voyez l’affaire Matzneff. C’est la fin du monopole de la parole, le récit se partage. La figurante devient actrice.
Je vous accorde que le retour du balancier va toujours un peu trop loin. Dans cent ans, vous et moi, nous ferons un MLM, un «mouvement de libération des mâles». En attendant, on peut se faire une vision optimiste de la féminisation, d’un point de vue espérance de vie et justice morale.À lire aussi : Olivier Rey: «Les conservateurs devraient être les vrais écologistes»
La révolution écolo va également de pair avec la révolution de la «tech» ainsi qu’avec le capitalisme mondialisé. N’est-ce pas paradoxal?
Non, l’un entraîne l’autre. Plus vous êtes high-tech, plus vous avez besoin de nature. Plus vous êtes mondialisé, plus vous avez besoin de terroir. Nous avons une sorte de thermostat intérieur selon lequel toute dénaturation appelle une renaturation. C’est bien pourquoi il y a plus d’écologistes à Paris qu’en Vendée, chez les cadres sup que chez les agriculteurs. Souvenez-vous que la globalisation techno-économique est une balkanisation politico-culturelle.
Que vous inspire l’engouement de la jeunesse pour l’écologie?
Mieux vaut un engouement pour une grande cause que de se regarder le nombril. Et donc, sympathie et reconnaissance. La disparition des anciens amortisseurs et protecteurs, le parti, la famille, l’Église, la nation, fait que l’individu se retrouve seul face à face avec la planète. Nous étions, au même âge, politisés et insoucieux du sort de la planète, les jeunes d’aujourd’hui semblent dépolitisés et planétarisés. C’est une autre formule, pour une autre époque. Ce qu’on peut craindre, c’est qu’à force de protester contre les injures faites à la nature, on en vienne à oublier les injustices faites aux hommes. C’est que la planète fasse oublier la Cité, la polis.
Les adultes doivent-ils nécessairement leur emboîter le pas?
Cela peut devenir de la démagogie. La jeunesse n’est pas un argument d’autorité. D’abord, parce qu’il faut beaucoup de temps pour devenir jeune et penser par soi-même, et ensuite parce que la jeunesse n’est pas synonyme d’innocence ni de savoir. Si elle devient antisciences, on court à la catastrophe. Et puis, il n’est pas interdit de rappeler que toutes les grandes religions séculières ont commencé par mobiliser la jeunesse, du fascisme au maoïsme. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, mais l’éradication du passé débouche rarement sur un avenir meilleur.Un nouveau savoir n’implique pas en lui-même un ordre de valeur. Il y a ce qu’on sait et il y a ce qu’on veut. Ce n’est pas la même chose. Les valeurs ne sont pas dans la nature, elles sont dans notre tête
Vous faites un parallèle entre l’utopie communiste et l’utopie écolo. Est-ce à dire que les «Khmers verts» pourraient remplacer les Khmers rouges?
Évidemment non. Mais il est toujours dangereux de donner pleins pouvoirs à une science, en l’occurrence les sciences de la vie et de la terre. Toute nouvelle découverte a son fondamentalisme, et nous avons des intégristes verts qui mêlent la vieille peur ancestrale de l’Apocalypse avec un puritanisme redoutable et potentiellement coercitif.
Le film Soleil vert montre la prise du pouvoir politique par des experts qui en savent plus que d’autres, qui imposent leur vision au reste de la société. C’est une fantasmagorie totalitaire, comme le 1984 d’Orwell, qu’on peut considérer aussi comme un garde-fou. Comme ce qui arrive quand un juste avertissement devient une punition. Une prise de conscience, une prise de pouvoir. Il y a une mise en garde dans ce film. Un nouveau savoir n’implique pas en lui-même un ordre de valeur. Il y a ce qu’on sait et il y a ce qu’on veut. Ce n’est pas la même chose. Les valeurs ne sont pas dans la nature, elles sont dans notre tête.
Vous comparez également l’«écologisme» à une religion. Mais une religion sans transcendance peut-elle vraiment s’imposer?
On ne peut parler que de religion civile ou séculière dans ce cas-là, comme le nationalisme ou le communisme l’ont été. Je parlerai plutôt de religiosité. Une religion est d’abord une institution. Or, ce qu’il y a d’intéressant dans l’écologisme, comme idéologie, qui n’est pas l’écologie comme science, c’est son inorganisation, sa fluidité, sa ductilité. Cette capacité qu’il a d’imprégner les esprits et de gagner la bataille des esprits peut produire inconsciemment un nouveau sacré, qui serait la nature sacralisée.
En Angleterre, le véganisme est devenu officiellement une minorité religieuse, qui doit être protégée en tant que telle et qui a des droits. Cela a fait l’objet d’un procès, les juges en ont décidé ainsi. En France, nous n’avons pas la même propension au multiculturalisme que le monde anglo-saxon.À lire aussi : Paul Ariès: «Le véganisme est le cheval de Troie des biotechnologies alimentaires»
Dans le vide symbolique d’aujourd’hui, et la disparition de tout grand récit, nous avons peut-être besoin d’une nouvelle sacralité, de quelque chose qui interdit le sacrilège et qui recommande le sacrifice. Il y a un basculement dans nos façons de penser, pas encore dans nos modes de vie et ce décalage est problématique. Est-ce que nous pouvons vouloir ce que nous savons? Et surtout, pouvons-nous transformer ce que nous savons, et qui est indiqué par les documents du Giec, en décisions? Comment penser à la fois planète et nation? Cela pose la question des limites de l’action d’un gouvernement devant un processus qui le dépasse. Le décalage est dramatique entre le défi et la réponse. Nous avons peu de prise sur les choses, et les gouvernants font semblant que la décision leur appartient. Il ne faut pas désespérer la jeunesse ni la «Convention des bons citoyens».
Vous préférez la notion de «milieu» à celle d’«environnement». Pourquoi?
Même si le mot «environnement» est d’origine latine, c’est avant tout un usage anglo-saxon. Nous avons dans notre culture le terme de «milieu». Il me semble plus adapté, parce que le mot «environnement» réduit la nature à une périphérie, un entourage, une couronne extérieure. S’il y a un enseignement de l’écologie, c’est que l’homme n’est pas une île dans un océan, un centre bien ou mal entouré. L’homme est au milieu d’un milieu, et l’extérieur habite notre intérieur. La rotation de la Terre sur elle-même détermine notre vie intime, par exemple l’alternance du sommeil et de la veille, et la révolution autour du Soleil, ça nous habille et ça nous déshabille. Nous sommes habités par le milieu cosmique. Autrement dit, cela me semble être une notion beaucoup plus juste que la notion quasi touristique d’environnement.
Comment réconcilier la technique et le spirituel, la nature et la culture?
La culture, c’est une sédimentation historique. La nature est une répétition, qui n’intègre pas l’histoire. Si je parle dans mon livre d’une «coopération jardinière à l’échelle de la planète», c’est pour m’ériger contre une certaine technophobie de notre monde intellectuel. L’homme ne peut se passer d’outils pour aménager au mieux la nature, le jardinier a besoin d’un sécateur pour sauver les rosiers, et le sécateur, c’est de la culture. La nature sans la culture, c’est de la sauvagerie pure. Essayons de rester civilisés.
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Source:© Régis Debray: «Le nouvel ordre moral veut construire un monde pasteurisé»