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TRIBUNE – «La guerre, c’est quand l’histoire se remet en marche», note le médiologue. La génération des baby-boomers croyait en avoir fini avec l’histoire et lui préférait le culte des mémoires, mais voici que celle-ci revient de façon spectaculaire en Europe. Avec la plume incisive et caustique qu’on lui connaît, l’écrivain offre une description tout en finesse de ce basculement.

Pas de panique. C’est toujours ainsi que les choses se passent. La guerre, c’est quand l’histoire se remet en marche. La paix, c’est quand dominent les arts de la mémoire. Guerre et paix. Cela alterne. Diastole, laisser-faire laisser-dire, systole, on serre les poings et les rangs. Les sociétés aussi ont un cœur qui bat. Tout se passe comme si les grandes vacances allaient devoir se terminer en Europe, que nous sortions du régime mémoire, pour aborder, once again, le régime histoire. Il y a un temps pour tout. Pour le patrimonial et pour les arsenaux. Pour le musée et pour le missile. Le passage de l’un à l’autre est toujours déconcertant, mais l’Européen a assez d’expérience pour ne pas s’étonner du changement de phase, et de pied.

• Quand le militaire repasse devant l’économiste

Ce n’est pas encore la grande culbute, mais l’ordre de mobilisation est déjà là. Et donc, on sonne la fin de la récréation. Le tout à l’ego ne fait plus loi, le nous se reconstitue, sourdine sur le moi-je. Les alliances se referment, et donc se reforment. Un pays voisin à feu et à sang, c’est l’Europe qui retrouve ses frontières, sur la carte, en même temps que ses religions – l’un ne va pas sans l’autre.

Mauvais temps pour les esprits forts, les dissidents et les bougons. Force est de s’aligner, c’est le cœur qui l’exige. Dans chaque camp, on ne veut, on ne peut plus voir qu’une seule tête. Les mauvais coucheurs se voient ici congédiés, et bel et bien, en Russie, embarqués dans le panier à salade. Ce n’est pas le moment de la pensée complexe, encore moins des mille nuances de gris et des notes en bas de page. Bloc contre bloc. Noir ou blanc. On sera ceci ou cela, pas de troisième terme, plus le temps de biaiser. Le militaire repasse devant l’économiste: les argentiers ne tiennent plus le manche. On ressort les cartes de géographie.

Il y aura des ponctions sur les avoirs, mais le fonds culturel des êtres reprend le dessus. On verra après, pour les détails et les restrictions mentales, les mais et les pourtant. Le déclenchement d’une guerre est toujours une mauvaise nouvelle pour l’esprit de finesse, et une bonne pour le gouvernement, qui préfère toujours l’esprit de géométrie. Et puis, chaque tribu a besoin de chef, et quand on en a un, on le garde. C’est l’hiver pour les partis, le printemps pour l’autorité. Plus besoin d’élections ni d’inutiles bisbilles. Avouons-le: au pied du canon, on sent mieux. Dans la vive clarté, la bonne santé des choses simples et naturelles. Les bons et les méchants. Nous et eux. Et tous à pied d’œuvre.

• Baby-boomers et allégement du cahier des charges

Voilà qui donne encore plus de relief au vieux monde d’hier, celui du culte de la mémoire, des mémoriaux et des mémentos. Les baby-boomers, au cours des Trente Glorieuses, n’ont pas connu la guerre à domicile. Ils ont eu cette chance, si c’en est une, de voir l’Histoire quitter la maison, et les mémoires s’installer à la place. La Grande Hache contre le couteau de poche: on a gagné au change, en sécurité et en bien-être. Non qu’il n’y ait des conflits de mémoire, mais ceux-là opèrent à fleuret moucheté, par colloques et bouquins interposés. C’est là un changement de portage dont, chez nous, on aurait tort de se plaindre. D’abord, parce qu’on court toujours moins de risques à commémorer une guerre ou une révolution qu’à se mêler d’en faire une.

Ensuite, parce qu’avec l’allégement du cahier des charges, notre vie devient moins aléatoire. Remplir son devoir d’histoire, c’est s’exposer un jour ou l’autre à mouiller sa chemise dans des combats toujours douteux, avec ou sans pistolet, alors que le devoir de mémoire se fait à la maison, avec un stylo-feutre, France Musique en sourdine. Ne négligeons pas pour autant les obligations qui étaient celles de la cuvée mémorielle, côté mains à plume: une thèse, maints séminaires, moult colloques, de poisseuses polémiques, voire un best-seller à la clé. Pas de quoi se tourner les pouces mais au moins n’avions-nous plus à verser le sang pour sauver la République, c’était à elle de nous verser des subventions pour sauver nos vacances.

Ce n’est pas le moment de la pensée complexe, encore moins des mille nuances de gris et des notes en bas de page. Bloc contre bloc. Noir ou blanc. On sera ceci ou cela, pas de troisième terme, plus le temps de biaiser

Vivre à l’ombre des musées plutôt qu’à celle des épées, c’est toujours un plus pour l’espérance moyenne de vie. La preuve: nous faisons de vieux os. Le rapport coût-bénéfice ne se discute pas. Providentielle, pour notre tranche d’âge, s’était avérée la concordance des temps, disons la mise en phase de deux retraites, celle qu’un individu prend légalement après soixante-cinq ans de bons et loyaux services, quoique assez inutiles, et celle, non moins légitime, que prend un pays après quelques siècles de fatigues et sacrifices divers, parfois salvateurs. Les armées, défaites, rentrent à la caserne, les bonshommes, un peu dépités, à la maison. Les avions et les blindés, c’est pour gagner des sous, en les vendant à l’extérieur, pas pour faire des morts chez soi ou à côté. En phase mémoire, rouler des mécaniques n’est pas bien vu ; en phase histoire, la gêne s’en va, on ressort les matériels.

On ose prendre du poids, pour faire face à l’avenir. En général, c’est quand on ne pèse plus trop qu’on soupèse son passé. L’introspection des extravertis de retour en phase mémoire a ses dédommagements. Elle donne une juste revanche à l’intime. Un personnage public, dans l’exercice de ses fonctions, doit garder sous clé sa vie intérieure – sensuelle et sentimentale. Condamné par son métier à serrer des mains du matin au soir (avant Covid), il est normal que l’ego du politique prenne sa revanche. Ses lettres d’amour sont publiées. La littérature a tout à y gagner, du moins en France – pas aux États-Unis, où les mémoires présidentielles ne passent guère le compte rendu. «De la nation historique à la nation mémorielle», pour reprendre les mots de Pierre Nora, le passage s’était fait sous le couvert d’un même mot, histoire. Désignant à la fois les res gestae, les choses déjà faites et les res gerandae, les choses à faire, un domaine d’études et un domaine d’action.

Voilà qui peut inciter tantôt à la bagarre tantôt au colloque. C’est un mot à tout faire, Histoire, des dissertations comme des folies. Il est entendu qu’il faut être un peu foldingue pour vouloir faire l’histoire – un marché de dupes le plus souvent, car ce que fera demain de ce que nous faisons aujourd’hui est très souvent le contraire de ce que nous avions voulu ou cru réaliser. Les ex-révolutionnaires sont au courant, les anciens combattants, également. Pour faire de l’histoire, en revanche, il faut beaucoup d’instruction, et des bibliothèques. La gent politique, qui lit fort peu et n’a pas de temps à perdre, a inventé une tierce option: faire histoire, comme on dit «faire sérieux», faire son de Gaulle ou son Jaurès. En ce cas, l’acteur peut remplacer l’agent, et jouer du Panthéon comme d’un violoncelle, pour faire vibrer les cœurs et les adjectifs. Certains discours, devant «l’École normale des morts», s’ils ne font pas l’histoire, restent en mémoire – Malraux sur Jean Moulin, cela ne s’oublie pas.

• Le 14 juillet 1989: quand l’histoire devient mémoire

Les historiens diront un jour – mais Les Lieux de mémoire l’ont déjà fait (qui ne sont pas qu’en dur, mais aussi et d’abord dans les têtes, lieux communs y compris) – au cours de quelles années le rétrospectif a chez nous pris le pas sur le prospectif, ou quand l’avenir s’est démagnétisé dans nos têtes et nos allocutions. «L’année du patrimoine», 1980, en France a sans doute frappé les trois coups. Et celle du Bicentenaire, 1989, fut un lever de rideau d’Opéra. À toute avant-garde, sa retraite. C’est en France, le 14 juillet 1989, que l’Histoire est devenue Mémoire, et cela en grande pompe, sur les Champs-Élysées, sous les yeux au départ inquiets mais finalement ravis de sept chefs d’État et de gouvernement occidentaux, qui a priori ne goûtaient pas trop l’objet de ce rassemblement.

Les meilleurs enterrements sont les plus festifs et le «défilé Goude» en fut un. Il fallait un Bastille Day, façon Broadway à Paris, une parade humoristique en costumes ethniques, un patchwork de clips communautaires, avec Michael Jackson en sosie et Jessye Norman dans La Marseillaise, pour célébrer dignement notre sortie non seulement de l’ère des révolutions sanglantes mais notre entrée à tous dans le théâtre des grands souvenirs. Le passage de l’invention à l’inventaire méritait ce festival funéraire et réussi. La convocation du passé ne serait plus, dorénavant, un coup de pied aux fesses pour se remettre en marche, mais un sujet de colloque ou d’exposition. Et le nouvel ordre du jour fut ainsi résumé par l’historien Paul Veyne. «Il ne faut plus s’intéresser à l’Histoire de France parce que l’on est français mais parce que c’est intéressant.» Et non plus embêtant, demandeur, harcelant comme un remords, comme un brouillon laissé en plan, à reprendre et à parachever et qui vous disait de loin: à toi d’enchaîner, toi, là-bas, le petit planqué! Un poids en moins. Chic! On a tourné la page!

• Le révolutionnaire est un réactionnaire de progrès

Une chose, en tout cas, est sûre. Il y a deux catégories de mémoires, celle qui fait obligation et celle qui fait diversion. Il y a le passé garde-à-vous, celui qui vous met un pistolet en main et il y a le passé-promenade pour faire trois petits tours le week-end, d’un château, d’une émission à l’autre. Si j’en crois mes souvenirs, un révolutionnaire était un «Monsieur, c’était mieux avant» plus exigeant que la moyenne: il ne voulait pas seulement restaurer les vieilles pierres, il voulait voir revenir les beaux jours, en payant de sa personne. C’est un nostalgique qui a l’esprit d’entreprise et le sens pratique, un absentéiste qui en veut à son présent.

Le temps de la promesse était un temps de mémoire. Il semble qu’il y en a beaucoup, et de l’une et de l’autre, autour du Dniepr, en ce moment. Quand on a les deux ensemble, une longue mémoire et un fort espoir en face de soi, l’envahisseur a de quoi se faire du souci

Disons: un réactionnaire de progrès, qui se donne pour chef un héros mort et enterré, Zapata, Bolivar, José Marti. Ou Spartacus, Trotski, Kropotkine. De nos jours, on sauve la mémoire comme on sauve les meubles ; mais pour certains, jadis, c’était un feu à rallumer en soufflant sur les cendres. Un pas en arrière, deux pas en avant. De quoi se mêle-t-on à Paris en 1848? D’un 1789 en mieux. En 1871? Faire rebondir 1848. En 1968, sur le Boul’Mich, de renouer avec la Commune et, sur l’île Seguin, avec les grèves de 1936. La Rome antique, rappelons-le, fit retour après la prise de la Bastille – «le monde est vide depuis les Romains», se lamentait Saint-Just. Et déjà Plutarque pointait sous Robespierre. Cela, de tout temps, fait sourire de pitié les esprits avancés qui se flattent de ne jamais regarder en arrière. La science-fiction éduque au rêve, non à l’action. Elle n’a jamais mis le feu à une plaine quelconque. Les réalistes ont tort de ne pas prendre les romantiques au sérieux, ce que se doit de faire le préfet de police, lequel n’a rien à craindre des modernisateurs.

Ce qu’on appelle le romantisme révolutionnaire – mais c’est souvent celui des résistants, des colonisés et des envahis – c’était l’alliage, toujours détonnant, d’un «je me souviens» et d’un «je ne supporterai plus». Elle n’est pas aussi bête qu’on le dit, notre classe aux affaires. Elle a trouvé le truc contre les retours de flamme: réduire toujours plus les horaires d’histoire à l’école (et ceux des langues mortes). Il arrive qu’un «romantique» ne fasse pas que des alexandrins. Quand le troubadour est conséquent, il appuie sur la gâchette. Chaque fois qu’un rêve d’avenir met en branle un passé de légende, les forces d’occupation comme les forces de l’ordre peuvent s’inquiéter.

Mais chaque fois que le présent se fait omniprésent, la maréchaussée regagne ses casernes. On peut maintenant dormir à Paris, sur nos deux oreilles. Le temps de la promesse était un temps de mémoire. Il semble, en revanche, qu’il y en a beaucoup, et de l’une et de l’autre, autour du Dniepr, en ce moment. Quand on a les deux ensemble, une longue mémoire et un fort espoir en face de soi, l’envahisseur a de quoi se faire du souci. M. Poutine, qui semble mieux connaître son histoire que celle de ses voisins, devrait y réfléchir.

* Ce texte a été originellement publié dans la collection «Tracts» de Gallimard, et peut être consulté en ligne sur https://tracts.gallimard.fr

Source:© Régis Debray: «Des musées aux missiles, du culte des mémoires au retour de l’histoire»

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