TRIBUNE – Pendant longtemps, la droite a puisé son identité dans le refus de l’idéologie, note l’historien*. Concurrencée en France par le pragmatisme macronien et le populisme, comment peut-elle se forger une alternative crédible sans tomber dans la dialectique stérile entre droite libérale et « droite des valeurs » ?
Les temps ne sont guère cléments pour la droite, en France comme ailleurs, même là où elle gouverne. En Allemagne, ses deux ailes, CDU et CSU, se déchirent sur la question des migrants. Au Royaume-Uni, le référendum sur le Brexit et les dissentiments chaotiques sur ses modalités d’application continuent de miner le Parti conservateur, jusqu’à rendre possible ce qui paraissait hier impensable: une victoire aux prochaines élections législatives de Jeremy Corbyn, vieux marxiste impénitent dont l’incurie politique et l’inexpérience du pouvoir sont devenues un atout électoral.
Enfin, aux États-Unis, le Parti républicain s’est mué, au rythme de ses reniements, en auxiliaire servile de la Maison-Blanche. Une réussite phénoménale pour Donald Trump, dont la popularité, immuable, auprès des électeurs républicains et le pouvoir d’intimidation lui permettent d’imposer au parti sa culture tribale: nativisme, protectionnisme, unilatéralisme. M. Trump réussit à tourner la dénonciation des «élites» contre les élus républicains, qui se trouvent aujourd’hui à la merci de son soutien pour obtenir les suffrages de la base à leur réélection. Seuls ceux ne sollicitant pas un nouveau mandat osent encore le critiquer ouvertement. «Nous sommes devenus étrangers à nous-mêmes», confiait récemment un sénateur sortant. «Nos électeurs n’ont cure des vraies questions, déplorait un autre. Tout ce qu’ils veulent savoir c’est “êtes-vous avec ou contre Trump”.»
Le vieux parti de Ronald Reagan, qui domine aujourd’hui les deux Chambres, est devenu l’instrument inerte d’une dérive populiste attisée conjointement de la base et du sommet.
Apparemment, la droite française échappe à ces divers maux. Elle s’entend sur l’immigration illégale, le communautarisme islamique, le péril terroriste. Elle s’accorde sur le maintien de la France dans une Union européenne moins bureaucratique et plus respectueuse des démocraties nationales. Et elle ne semble pas menacée par l’irruption imminente d’un Donald Trump français. Mais elle affronte d’autres épreuves également redoutables.
Nous venons d’assister, sans vraiment nous en apercevoir, à la dilution des usages bonapartistes qui ont si longtemps marqué la culture politique de la droite
Historiques. Depuis ses origines, la droite ne se reconnaissait ni dans une vision du monde unifiée ni dans un dogme particulier ; elle puisait son identité dans le refus justement des systèmes idéologiques et, surtout, à l’épreuve de son rapport à la gauche: répudiation de l’esprit éradicateur de la Révolution ; hostilité à l’idée socialiste au XIXe siècle ; proscription du communisme au siècle suivant. Cette identité «en miroir» allait se brouiller encore après la Seconde Guerre mondiale, avec le concours des communistes qui cherchaient à étendre le discrédit du fascisme à l’ensemble de la droite, en l’«essentialisant» comme ennemi de classe. Mais aujourd’hui le communisme est mort et le Parti socialiste, qui en a conservé le surmoi révolutionnaire et les mêmes ennemis, n’existe guère davantage. Désormais, la droite ne peut compter que sur elle-même pour se définir.
Culturelles. Nous venons d’assister, sans vraiment nous en apercevoir, à la dilution des usages bonapartistes qui ont si longtemps marqué la culture politique de la droite. L’échec sans appel de Nicolas Sarkozy aux primaires de la droite en est le signe le plus tangible. Ces primaires ouvertes, critiquables à plus d’un titre, ont permis au moins de vérifier que le temps des consécrations plébiscitaires était révolu.
Depuis l’installation d’Emmanuel Macron à l’Élysée, il est difficile de former une opposition audible, et crédible, à un président qui a rallié tant de suffrages de la droite
Politiques enfin. Depuis l’installation d’Emmanuel Macron à l’Élysée, il est difficile de former une opposition audible, et crédible, à un président qui a rallié tant de suffrages de la droite ; dont le projet comportait nombre de traits communs avec celui de M. Fillon ; qui a entamé un train de réformes, fût-il modeste, que la droite n’avait osé entreprendre ; qui incarne la fonction présidentielle avec une dignité inaccessible à ses immédiats prédécesseurs ; qui a reconnu la portée du régicide dans notre récit national, d’où les pédagogues de la gauche républicaine l’avaient vaillamment expulsé ; et qui siphonne habilement les thèmes de prédilections que la droite s’est habituée à se réserver.
Certains docteurs idéologiques répètent à l’envi que la droite doit choisir entre une politique «libérale» et «mondialiste» (qu’ils honnissent) et une voie identitaire, régalienne et conservatrice, qu’ils nomment pompeusement «la droite des valeurs». Cette alternative est d’autant plus chimérique qu’elle repose sur des notions floues qui prêtent aux interprétations les plus diverses.
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Le libéralisme n’est pas réductible à l’économisme néolibéral et à l’individualisme «libertarien». Il reconnaît les fonction régaliennes de l’État qu’eux tendent à faire disparaître ; prône l’esprit civique qu’ils tiennent pour une contrainte ; et ne voit aucune contradiction entre économie de marché et sentiment national. L’idée que le libéralisme accoucherait forcément d’un radicalisme «sociétal» ne s’est jamais vérifiée ailleurs que dans l’esprit de ses auteurs.
La même confusion touche au conservatisme, souvent assimilé abusivement à la réaction. Son grand oracle, Edmund Burke, n’avait rien d’un Joseph de Maistre ni d’un Maurras. Il a soutenu les droits des Américains à l’Indépendance, mais critiqué sans indulgence la pathologie de la table rase des révolutionnaires français, cette passion ruineuse de modeler la nature humaine par des injonctions morales et des prescriptions légales.
Son conservatisme rechigne à régler les mœurs par les lois. Il entend concilier les attachements hérités aux leçons de l’expérience, la «nature des choses» à la dynamique du progrès, le souci du bien commun à l’épanouissement individuel.
Fillon a réussi, chose exceptionnelle, à rassembler la droite autour d’un programme conservateur, libéral et national, sans rien concéder ni au centre ni au Front national
Les accommodements entre libéralisme économique, libéralisme politique et conservatisme social n’ont rien d’une théorie livresque. Ils formaient le socle de la «coalition» fédérée par Ronald Reagan, allant des «libertariens» endurcis aux ultraconservateurs, et qui a duré si longtemps parce que chacun y trouvait suffisamment son compte pour la maintenir.
Ils imprégnaient aussi, avec d’autres nuances, la «synthèse» élaborée par François Fillon, dont personne aujourd’hui ne se souvient. Fillon a réussi, chose exceptionnelle, à rassembler la droite autour d’un programme conservateur, libéral et national, sans rien concéder ni au centre ni au Front national. Il proposait des réformes économiques et fiscales très dures, expliquées et assumées avec une rare franchise. Il admettait l’impossibilité de revenir sur le mariage homosexuel, mais refusait de lui donner une approbation morale, pas plus qu’à l’avortement, qu’il n’entendait pas davantage remettre en cause. Et il n’acceptait pas de «noyer» la question de l’islam en France dans une discussion générale sur la laïcité. M. Fillon devait sa victoire massive aux primaires à la cohérence d’un projet qui n’aliénait au fond aucune des composantes de la droite.
Les ennuis judiciaires placés sur son chemin et sa propre conduite dans l’affaire nous ont fait oublier ce moment fugitif, mais édifiant. Et la leçon qu’on peut en tirer est claire. Si la droite n’entreprend pas d’ interroger son héritage et de repenser son identité désormais orpheline des habitudes bonapartistes, si elle n’a à offrir que des stratagèmes électoraux, des invectives belliqueuses et des slogans vides, elle risque à terme d’ouvrir la voie à un nouveau Donald Trump, cette fois bien français.
*Directeur de recherche au CNRS. Professeur au Centre de recherches politiques Raymond-Aron.
Source : ©Ran Halévi : «Libérale, «des valeurs», ou conservatrice, la droite se cherche une identité»