GRAND ENTRETIEN – Dans Comment gouverner un peuple-roi?, le philosophe Pierre-Henri Tavoillot tente de réconcilier notre démocratie représentative avec un peuple mécontent. Il s’y essaie en proposant un art de gouverner et de décider. L’occasion de revenir sur les «gilets jaunes», les résultats du grand débat et le nouveau mythe de la consultation permanente des citoyens: en démocratie, il ne faut pas seulement délibérer, il faut aussi trancher et décider.
LE FIGARO MAGAZINE. – Votre livre intéresse les praticiens déboussolés de la démocratie que nous sommes devenus. Êtes-vous inquiet pour son avenir à un moment ou se multiplient les prophètes de son déclin?
Pierre-Henri TAVOILLOT. – Je suis inquiet, en effet, que nous comprenions très mal le régime dans lequel nous vivons. Partout on se réclame du gentil peuple et on déclame contre l’oligarchie, les élites, et tous les supposés parasites de la société. Mais le propre des démocraties représentatives est de fonctionner avec des intermédiaires choisis, les élus, à qui l’on délègue le pouvoir de décision parce que nous estimons, nous autres citoyens, n’avoir ni le temps ni les compétences pour nous en occuper au quotidien. Si on dénonce ce «système», il faut en accepter les conséquences: nous devrons tous passer nos soirées et nos week-ends à «gérer la cité». Et, comme je doute que nous le fassions durablement, le pouvoir de décider sera vite capté par les minorités actives qui imposeront alors leur tyrannie. Bref, critiquer la démocratie représentative au nom d’une démocratie plus directe ou plus participative, c’est faire à coup sûr le lit des extrémistes. Soyons-y attentifs.
Ceux qui sont les plus agressifs lui reprochent d’être déjà le jouet de minorités actives, les riches ou les sachants…
C’est évidemment une grave erreur de diagnostic. On dit en général qu’il y a une crise de la représentation. Certes, mais c’est une crise de croissance, car jamais les citoyens n’ont été mieux représentés qu’aujourd’hui. Chaque élu scrute avec frénésie les moindres humeurs et soupirs de ses administrés, ne serait-ce que pour se faire réélire! Nous autres citoyens voulons que toutes nos idées, nos convictions et nos croyances soient portées et incarnées ; et, même quand nous choisissons de ne pas choisir (vote blanc), nous exigeons que ce soit reconnu! Cette inflation et cette fragmentation produisent une perte de l’intérêt général, car la raison du plus bruyant est devenue la meilleure. Le mouvement des «gilets jaunes» est emblématique. Il s’agit, au départ, d’un coup de gueule d’une population oubliée. Ceux qui, ni riches ni pauvres, vivant dans la France périphérique ou rurale, échappaient aux radars d’un espace public focalisé sur les sujets des grandes métropoles (centres-villes contre banlieues). Pour se faire entendre, qu’ont-ils fait? Du bruit. Et on sait maintenant qu’ils existent. Et c’est là, je pense, une excellente nouvelle. Dans l’histoire, le moment des «gilets jaunes» restera, je crois, comme un moment d’intégration de la France périphérique. De la même manière que, jadis, le Parti communiste et les syndicats avaient permis (paradoxalement) d’intégrer la classe ouvrière à la démocratie libérale. Mais maintenant, il faut passer du bruit à l’action politique. Les élus doivent reprendre la main. Et c’est, pour moi, le vrai problème: moins celui de la représentation que l’impuissance publique.
Prenons deux exemples: la France et l’Angleterre. Deux pays qui ont une solide méthode de gouvernement. Or, dans les deux cas, ça patine…
«La recette infaillible de la démocratie est simple en théorie mais très difficile à réaliser dans la pratique»
Dans mon livre, je défends l’idée que le peuple de la démocratie n’a pas de visage mais qu’il est une méthode, c’est-à-dire une capacité collective d’agir. Dans le mot «démocratie», il y a certes peuple (demos), mais – et on a trop tendance à l’oublier – il y a aussi pouvoir (kratos). Le peuple sans le pouvoir, c’est l’anarchie ; le pouvoir sans le peuple, c’est la tyrannie. Et nos régimes libéraux doivent naviguer entre ces deux écueils. Cette méthode de navigation exige quatre moments: il faut des élections ouvertes, des délibérations publiques, des décisions claires et des redditions régulières des comptes. Voilà la recette infaillible de la démocratie, simple en théorie mais très difficile à réaliser dans la pratique. En France, on aime beaucoup les élections, on adore les discussions sans fin et l’on voudrait que nos élus rendent des comptes à tout instant, mais on a beaucoup plus de mal avec la décision. C’est par là que notre système pèche: l’incapacité.
Au Royaume-Uni, le modèle parlementaire est en crise très profonde et se heurte à la logique référendaire…
Le référendum de 2016 sur le Brexit – dont je rappelle qu’il avait une valeur seulement consultative – a totalement déréglé le système représentatif britannique. Celui-ci, depuis son origine, était fondé sur la souveraineté parlementaire qui s’est petit à petit – et sans révolution, contrairement à la France – substituée à la souveraineté royale. Faire un appel direct au peuple – et ce, pour la troisième fois dans l’histoire, après 1975 et 2011 – est peut-être une faute politique, mais certainement pas une erreur démocratique. Sur un sujet aussi important, la consultation s’impose. Simplement, le service après-vente a été déplorable: une campagne calamiteuse et une absence totale de responsabilité politique pour négocier un accord sans lequel les relations entre le Royaume-Uni et les pays de l’Union européenne vont revenir quasi à l’âge néolithique! Tous les traités seraient effacés d’un coup!
Le recours à la martingale référendaire n’est-il pas une illusion?
Si: croire que plus de référendum donne le pouvoir au peuple est illusoire. Car l’abus de référendum détruit le pouvoir. Il empêche de gouverner en multipliant les campagnes. Sa force tient à sa rareté, tout comme le grand débat qui vient de se terminer. Ce sont là des «coups politiques» (je le dis sans connotation péjorative) qui ne doivent pas devenir un régime de croisière. J’ajoute que, dans le contexte d’un espace public ensauvagé par les fake news et les armes numériques de déstabilisation massive, il faut être très prudent avec les consultations, sauf à livrer nos régimes à ceux qui se définissent eux-mêmes comme les hackers de la démocratie, à l’extérieur comme à l’intérieur.
Emmanuel Macron a fait une analyse des causes du mouvement des «gilets jaunes», mais il ne touche ni à l’âge de départ à la retraite ni à la réforme du chômage. Est-ce cela, trancher?
Trancher est une chose ; foncer dans le mur en est une autre. Sur le fond, il me semble en effet que les priorités ne sont pas respectées: les questions du budget, de la dette – qui atteint 100 % du PIB – ou de l’âge de la retraite, restent sans réponse. D’un autre côté, il faut sortir d’une situation de tension devenue insupportable: la moindre manifestation est désormais un terrain de jeu des black blocs et autres ultra-jaunes, dont le seul et unique objectif est la destruction de l’État démocratique. Je reconnais que le curseur est difficile à placer entre apaisement et réforme, mais, pour autant, il me semble que, notamment sur la question de la dette, on n’est pas dans les clous. Comment conduire la moindre politique, comment construire le moindre projet européen avec un déficit de fonctionnement et un endettement non productif de cette ampleur? Parce que c’est la clé de l’action présente et future, je mets cette question de la dette à la première place.
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Fallait-il répondre à la critique des élites par une suppression de l’ENA?
L’idée de créer une rupture choc dans la logique même de la formation des hauts fonctionnaires me paraît pertinente. Mais tout dépendra du modèle qui sera proposé.
Ne fallait-il pas supprimer le Conseil économique et social plutôt que d’y envoyer 150 citoyens tirés au sort?
Cette institution est critiquée depuis très longtemps, et vouloir la régénérer de cette manière m’a tout l’air d’être un gadget. Je suis très sceptique à l’égard des pratiques de démocratie participative, voire délibérative: budget participatif, open government, civics tech, tirage au sort, etc. Le bilan de ces expérimentations est plus que mitigé.
Réduire le nombre de parlementaires est très populaire, mais le dosage est-il le bon et la proportionnelle permet-elle d’améliorer le malaise à l’égard d’un Parlement qu’on dit peu représentatif?
Penser qu’on améliorera la démocratie représentative en réduisant le nombre des représentants me laisse pantois. En outre, ce choix entérine l’idée que les élus sont paresseux, inutiles et coûteux pour la République. Comme disait Clemenceau, si la République paie mal ses serviteurs, elle le paiera très cher!
«Plus la démocratie réussit, plus elle suscite de frustrations. Être un démocrate adulte, c’est donc accepter d’être frustré»
Vous soulignez le risque que représente le pilotage automatique des sociétés par l’économie, le droit et la bureaucratie. En quoi votre méthode permet-elle de reprendre le contrôle?
Je vais être très modeste. Ma seule recommandation concerne le citoyen et non l’élu. En démocratie, l’art de gouverner est aussi et peut-être surtout un art d’être gouverné! D’où mon plaidoyer en faveur de l’obéissance. Être citoyen, c’est obéir. La formule peut choquer, mais je ne vois pas comment on peut vivre en collectivité sans réfréner son ego et accepter des règles. D’autant qu’obéir, ce n’est pas se soumettre. Étymologiquement, c’est prêter l’oreille (obœdire en latin) ; ce n’est donc pas donner sa volonté!
Revenons à Clemenceau, que vous aimez bien citer. Il écrit, dans une méditation sur l’éloquence, «Quand un peuple s’abandonne à lui-même, il n’y a pas de magicien pour le sauver.» Quand le peuple ne sait pas ce qu’il veut, que faire?
C’est le seul vrai danger qui menace la démocratie: lorsque le peuple démissionne ; quand il renonce à sa capacité collective d’agir ; quand il se laisse emplir par une forme de mélancolie. C’est arrivé en France en juin 1940 et ç’aurait pu concerner l’Angleterre, si Churchill n’avait pas été là. Très forte face à ses ennemis, très efficace devant l’adversité, la démocratie peut sombrer de l’intérieur quand elle renonce à grandir.
Depuis que le monde est entré dans les «quarante piteuses», on cherche les grands hommes capables d’assumer une nouvelle direction. En général on cite Thatcher, Kohl, Schröder. En voyez-vous d’autres dans cette période?
Pour être grands, les décideurs ont besoin de la grande histoire. Pas de grandeur sans tragédie: la guerre, la guerre froide, la réunification… Ces moments de tension sont décisifs et les démocraties y réussissent assez bien. Même en France: Nicolas Sarkozy a été décisif au moment de la crise financière de 2008, François Hollande a été bon au moment des attentats de 2015. La démocratie est beaucoup plus difficile à gouverner par temps calme: lorsque les réformes difficiles doivent être prises sans urgence dramatique. Schröder a eu beaucoup de mérite et, à mon sens, beaucoup plus que Merkel, qui s’est contentée de «gérer» sans vision. D’ailleurs, elle le dit elle-même: quand on lui demande quelle est sa «vision», elle répond: «Je n’ai pas de vision, je ne suis pas poète»!
«L’objectif du contre-modèle confucéen est la cohésion et le bien-être collectifs et non les libertés individuelles»
La force d’attraction du contre-modèle confucéen n’est-il pas le vrai défi lancé au monde libéral?
Si. Je crois qu’il s’agit du vrai modèle des démocraties illibérales, dont on parle beaucoup. Tous les dirigeants (Orbán, Erdogan, Xi Jinping) citent une même référence: Lee Kuan Yew, qui a dirigé Singapour pendant trente ans. En quelques années, cette cité-État est passée, grâce à lui, du tiers-monde au peloton de tête en termes de PIB, d’éducation, de qualité de vie. Pour y parvenir, Lee a instauré un système ultradirigiste qui, tout en respectant les formes de la démocratie, prenait, si je puis dire, quelques libertés avec les libertés. L’objectif est la cohésion et le bien-être collectifs et non les libertés individuelles. C’est le modèle qui inspire la Chine depuis Deng Xiaoping. Et c’est contre lui qu’il convient de renforcer l’efficacité des démocraties libérales.
À votre demande d’une démocratie adulte, certains vous répondent que vous n’avez rien compris, et que cette démocratie sera rejetée tant qu’une oligarchie judiciaire, technocratique, financière et médiatique confisque la voix du peuple. Que répondez-vous à cela?
Je réponds que c’est une remarque bien adolescente! On déteste les parents à qui l’on en demande toujours davantage. La démocratie adulte, c’est d’abord comprendre le régime, son fonctionnement et son esprit. C’est aussi comprendre que la démocratie est par nature déceptive: on ne sera jamais totalement libres, ni tout à fait égaux, ni absolument fraternels, mais c’est pourtant un horizon dont il faut tenter de se rapprocher sans fin. C’est enfin prendre conscience des trésors et des bienfaits de notre régime comme de notre situation historique. J’aime beaucoup le titre du dernier livre d’Hervé Le Bras: Se sentir mal dans une France qui va bien (L’Aube). C’est tout le problème. Or, nous aimons beaucoup détester notre temps! C’est le paradoxe de Tocqueville: plus la démocratie réussit, plus elle suscite de frustrations. Être un démocrate adulte, c’est donc accepter d’être frustré ; c’est ne plus prendre les messies pour des lanternes ; c’est comprendre qu’on ne peut pas grandir sans obéir. Arrêtons un peu de dénoncer les élites, puisqu’il ne tient qu’à nous d’être des citoyens adultes.
Grand reporter au Figaro Magazine et chroniqueur au Figaro
Source: Pierre-Henri Tavoillot: «Les élus doivent reprendre la main»