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ENTRETIEN – L’ancien chef d’état-major des armées, qui vient de publier un nouvel essai, analyse la situation géopolitique de la France et de l’Europe sur fond de fortes tensions internationales.
Source:© Pierre de Villiers: «Face à une guerre de haute intensité, la France ne pourrait pas tenir sur la durée»

ENTRETIEN – L’ancien chef d’état-major des armées, qui vient de publier un nouvel essai, analyse la situation géopolitique de la France et de l’Europe sur fond de fortes tensions internationales.

LE FIGARO. – Vous avez été chef d’état-major des armées. L’armée française de 2022 pourrait-elle faire face à une guerre aussi intense que celle qu’affronte l’Ukraine?

Pierre DE VILLIERS. – La guerre en Ukraine pose cette question de manière quotidienne ces derniers temps, et elle implique de se projeter dans l’avenir. En l’occurrence, si la France se trouvait dans la situation de l’Ukraine, quelle réponse apporterait-elle à une menace ou à une invasion, en fonction des capacités qui sont les siennes? Nous sommes la deuxième armée opérationnelle au monde, et la première en Europe. Et malgré nos qualités, nous serions incapables de tenir sur la durée, et de faire face à la dureté de la guerre telle que nous la voyons en Ukraine. Nous avons perdu cette capacité à cause de choix passés, en l’occurrence la diminution de nos effectifs, en témoigne la baisse de 20 % de 2007 à 2015. Nous avons commencé à remonter le budget de la Défense en 2017 avec 1,7 milliard d’euros par an, et près de 3 milliards cette année.

À l’évidence, en pareil cas, nous nous trouverions malgré tout en compagnie d’autres armées nationales. Et nous nous disposons de la force de dissuasion nucléaire. Mais cela ne saurait nous dispenser d’un effort. Russie, Chine, Turquie réarment à hauteur de 5 à 10 % chaque année depuis longtemps

Pierre de Villiers

Gageons qu’une bonne partie du budget servira à résorber l’inflation, donc attention aux «astuces de garçons de bain». À l’évidence, (dans l’hypothèse d’une guerre de haute intensité, NDLR), nous nous trouverions malgré tout en compagnie d’autres armées nationales, dans le cadre d’une intervention internationale. Et nous nous disposons de la force de dissuasion nucléaire. Mais cela ne saurait nous dispenser d’un effort. Il faut penser l’impensable, car qui aurait pensé, voilà un an, que Vladimir Poutine envahirait l’Ukraine pour pousser jusqu’à Kiev? Cela revient à anticiper, ne pas se réduire à se charger des affaires courantes. «Si tu veux la paix, prépare la guerre.»

Notre période semble signer le retour des empires, en témoigne la Russie de Poutine, mais aussi la Chine de Xi ou la Turquie d’Erdogan…

Les pays en question réarment à hauteur de 5 à 10 % chaque année depuis longtemps. Quant à nous, nous nous désarmons pour jouir des «dividendes de la paix» depuis la chute du mur de Berlin. La confrontation des hautes et basses pressions n’augure rien de bon, et il est vrai qu’en face il s’agit d’anciens empires. Ceux-ci cherchent à regagner leur influence perdue: le projet de la route de la soie de la Chine, par exemple, concerne les cinquante prochaines années.

S’ajoutent à ces trois pays, l’Iran qui vise l’éternité pour les chiites, de même pour l’Arabie saoudite avec les sunnites, l’Inde de par sa puissance démographique. Notre difficulté est que nous nous situons sur le court terme avec nos élections, quand ces pays, dirigés le plus souvent par des autocrates ont des projets de long terme. Nous avons besoin de revenir à une approche stratégique du temps, il faut une vision de long terme, ce qui manque tant à nos démocraties.

L’Europe n’est-elle pas justement en train de renouer avec la puissance et la souveraineté?

Je crois au contraire que cette crise ukrainienne, après l’invasion russe, signe la défaite du continent européen, et non le retour d’une Europe souveraine. Cela manifeste l’incapacité pour l’Europe de peser dans les affaires du monde, et en particulier face aux évolutions actuelles. Il aurait fallu parler de l’antagonisme grandissant entre les États-Unis et la Chine, mais en ce qui concerne l’Europe, elle regarde passer les trains. Ce conflit en Ukraine aura des conséquences graves, en particulier parce que l’Allemagne se tourne à nouveau vers l’est, au détriment de l’Europe occidentale. Sans compter le fait que Berlin compte dépenser 100 milliards d’euros pour se réarmer, quand nous en France y consacrons 3 milliards. S’il faut en permanence relativiser les chiffres, l’ordre de grandeur est saisissant, et tend à prouver l’effort fait par l’Allemagne en matière de défense. Quant à l’Otan, par moments critiquée par une partie de l’Europe, elle retrouve son influence, ce qui ajoute à la partition du continent.

Le sud de l’Europe demeure inquiet à l’égard de la menace terroriste islamiste, quand le reste se préoccupe de ce qui se passe en Ukraine. Le concept d’Europe souveraine rejoint l’idée d’une Europe fédérale. Cela me paraît irréaliste. Il convient de se réorienter vers une Europe des partenariats, et des projets concrets, lesquels projets opéreraient de façon inter-étatique. Pareille ambition nous ferait gagner en efficacité, de même que du temps et de l’argent, au lieu de suivre une idéologie qui coûte cher. Le projet de construire une Europe fédérale sur des fondements économiques et financiers avec l’euro me paraît relever de l’impossible. En tout cas, nous devons nous interroger sur l’adhésion des peuples européens à ce projet, car nous ne pouvons faire le bonheur des peuples contre leur volonté.

La menace russe nous a-t-elle fait oublier la menace islamiste?

Je dis en effet depuis 2015 que nous faisons face à deux lignes de conflictualité simultanées distinctes, et non disjointes, dont l’une est le terrorisme islamiste radical. Le cas de la Syrie en 2015-2016 est un exemple éclairant. Des États-puissances se déployaient tous, de façon officielle, sur le sol de la Syrie, afin de lutter contre le terrorisme islamiste. Mais en vérité, chacun avait un agenda à respecter dans le cadre de sa puissance et de ses projets. Cette concomitance dans l’espace et dans le temps de ces deux menaces fait que nous ne pouvons en réalité les considérer l’une sans l’autre. Nous devons en tenir compte dans notre analyse géostratégique, et pour la construction du modèle de protection de la France et de l’Europe. Il faut intégrer deux autres facteurs à notre compréhension des enjeux. Le premier à prendre en compte est le phénomène des migrations massives. Outre ce facteur majeur pour les dix prochaines années, il faut retenir le dérèglement climatique. Il convient donc de s’attendre à deux lignes de conflictualité et à deux facteurs aggravants, dans un monde sous tension et sous pression, et dans lequel il faut penser l’impensable.

Le retrait de notre armée après neuf ans d’engagement au Mali signe-t-il l’échec de la France?

Dans le cas d’une opération militaire, il faut un projet global, en l’occurrence celui de savoir quelle paix nous voulons installer après l’intervention militaire. Celle-ci n’a aucun intérêt valable en soi parce qu’il ne peut s’agir d’un état durable en vérité. S’il faut en effet identifier le type de paix que nous voulons, nous avons échoué à imposer celle-ci dans le cadre de notre intervention au Mali. Le pays se trouve en déliquescence, de même que l’État, et nous avons d’autre part échoué en Libye, en Syrie et en Irak. Je n’ose parler du retrait désastreux des États-Unis en Afghanistan, où j’avais servi en 2006. Je m’exprime donc avec mes tripes et avec mon cœur, parce qu’il s’agit non d’un événement mais d’une blessure pour moi et, d’autre part, nous n’avons gagné aucune paix.

Nous avons obtenu de formidables victoires militaires dans le cadre de l’opération Barkhane, mais nous avons échoué à gagner les cœurs. Il aurait fallu emporter la confiance de la population, laquelle est le moyen d’obtenir la paix. Pour autant, l’hypothèse d’une action militaire mauvaise ou inefficace en soi me semble infondée. Elle seule fait reculer la violence, mais il faut déterminer un objectif, dans le cadre d’un projet à long terme, avant toute action militaire. D’autre part, cela pose un autre enjeu qu’a soulevé l’allocution du président de la République ce 11 Novembre. Il s’agit de l’architecture internationale, avec les organisations issues de la Seconde Guerre mondiale telles que l’Otan, l’UE, ou l’ONU. Nous parlons de la réforme de l’ONU depuis vingt ans, car ces organisations semblent obsolètes face au terrorisme et aux États-puissances.

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