CHRONIQUE – L’«esprit de Noël» du monde actuel n’a plus rien à voir avec le symbole d’espérance qu’il était à l’origine. La laïcité, conçue aujourd’hui sous l’angle libéral, s’abîme dans le consumérisme festif et le «respect dû aux individus».
De l’autre côté de la planète, dans cette Chine qui marie sans complexe communisme et capitalisme, les nouvelles classes supérieures urbaines se mettent à fêter Noël, avec force guirlandes et paquets cadeau. Une communion planétaire dans le nouvel «esprit de Noël», au moment où l’Occident adopte progressivement, avec une prudence compassée, le vocable «fêtes de fin d’année», pour ne vexer personne. L’humanité se rassemble, non dans le symbole oublié d’un Dieu s’incarnant dans la fragilité d’un enfant, mais dans l’effervescence du consumérisme festif. Tel est la nouvelle transcendance, la seule, croit-on, à pouvoir abolir les clivages et les haines: celle du divin marché.
Le premier ministre répondait cette semaine à l’hebdomadaire La Vie. Il confiait avoir été baptisé à sa demande à l’âge de dix ans, il expliquait n’être plus croyant mais «respecter ceux qui croient» et cultiver «une vraie révérence pour le sacré» dont l’humanité «ne peut se départir complètement». Autant de réflexions en demi-teinte, sans la plus petite ébauche d’analyse de ces enjeux qui pourtant surgissent dans les écoles ou les mairies, autour d’une statue ou dans une rue transformée en salle de prière, et qui font du débat public un champ de mines. Mais le plus frappant est dans cette insistance, qu’il partage avec le chef de l’État, à n’aborder la laïcité que sous l’angle de la liberté, régulée par une règle de droit, la loi de séparation des Églises et de l’État. Une loi qui «permet à la liberté individuelle de s’épanouir».
Un tel credo méconnaît une des conséquences les plus évidentes du libéralisme tel que le développent les sociétés contemporaines. L’anthropologie libérale, qui ne conçoit la société que comme une somme d’individus dont les éventuels intérêts divergents sont régulés par le droit et le marché, en dehors de toute définition de valeurs communes ou même d’une mémoire partagée, aboutit à laisser la puissance publique totalement démunie face à ces croyants qui revendiquent la liberté de manifester leur foi même dans sa dimension la plus sectaire, au nom du respect de leurs droits individuels.
Le meilleur exemple est dans les manifestations de ces croyances au sein de l’école, où des élèves refusent certains enseignements. Le ministre de l’Éducation nationale, bien sûr, a prévu des «unités laïcité», censée rappeler aux professeurs en déshérence leur rôle de représentant de l’institution. Mais des voix se sont aussitôt élevées pour mettre en garde contre les risques de «stigmatisation» et d’«islamophobie». Ce qui devrait inciter notre bienveillant premier ministre à réfléchir avec un peu plus d’acuité sur les rapports complexes entre respect des individus et rôle de l’école républicaine.
Le sociologue Gérald Bronner le rappelait dans un excellent texte publié dans Le Point, il est des campus américains qui usent du «trigger warning», un avertissement aux étudiants pour leur signifier que les contenus de certains cours pourraient les choquer. La démocratie libérale à l’américaine, en érigeant le «respect des individus» en valeur suprême, rend impossible toute transmission apaisée de savoirs universels. L’école ne peut donc y être qu’un développement des compétences des élèves, vidé de tout contenu apte à les sortir de leur possible obscurantisme. C’est cette évolution que connaît depuis quelques décennies l’école française, dont on a peu à peu évacué les savoirs universels et la raison, pour n’y cultiver que les capacités à s’exprimer et l’épanouissement personnel.
Le premier ministre se dit favorable à un enseignement du fait religieux à l’école. Cela s’appelle un cours d’histoire. Un cours qui puisse expliquer aux élèves que la nature du christianisme a changé quand il est devenu religion officielle de l’empire romain, que le Coran n’est pas incréé mais qu’il a fallu deux siècles d’exégèse pour en établir le texte précis, qui relève donc d’une interprétation. Un cours qui fasse comprendre ce qu’a pu être un Occident dans lequel la religion imprégnait chaque vie, et pesait sur les destins. Un cours qui raconte comment l’homme a peu à peu appris à se penser en dehors des catégories du divin, et comment l’humanisme et les Lumières ont peu à peu dessiné la possibilité d’une foi en l’homme et en la raison, comme instrument de l’émancipation individuelle et collective.
La laïcité s’abîme désormais dans le consumérisme festif et le «respect dû aux individus». Nul ne se souvient plus de cet incroyable moment de trêve que constituait Noël, comme symbole de l’espérance. Mais nul ne comprend plus non plus que la République française a placé son espérance en l’homme, tiré de l’obscurantisme par le savoir et la curiosité au monde.
Source:© Natacha Polony : «Noël, et paix dans la République»