Skip to content Skip to sidebar Skip to footer

 

FIGAROVOX/CHRONIQUE – Les villages se vident, les centres-villes meurent, les petits patrons se sentent assommés… On peut reconnaître, dans ce qui fait la colère italienne, une image de ce que vit la France.

«Les com… missaires européens, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît», aurait sans doute ironisé Michel Audiard. Il est même assez fascinant de voir comment, à chaque fois que l’Union européenne est au bord du gouffre, un de ses plus hauts dignitaires s’ingénie à la faire détester un peu plus. Le 29 mai, lors d’une émission télévisée, Günther Oettinger a livré sa vision de la situation italienne. Résumé par un tweet de la chaîne de télévision, cela donnait: «Les marchés vont apprendre aux Italiens à bien voter.» Scandale en Italie. Du côté du Mouvement 5 étoiles, on s’insurge: «Ces gens traitent l’Italie comme une colonie de vacances où venir passer l’été.» Et c’est l’ensemble de la Commission européenne qui a tenté de sauver les meubles.

Les journalistes de la chaîne ont plaidé coupable, expliquant qu’ils avaient tronqué les propos. Qui étaient les suivants: «Je suis inquiet et je m’attends à ce que dans les semaines à venir les développements pour l’économie de l’Italie pourraient être si drastiques que cela pourrait être un signal possible aux électeurs de ne pas choisir des populistes de gauche et de droite.» Effectivement, les choses sont plus élégamment dites. Mais le sens est le même: les marchés vont attaquer l’Italie jusqu’à faire peur aux électeurs italiens pour les inciter à revenir dans le droit chemin. Mais tout cela dans le respect absolu de la démocratie et des électeurs italiens… C’est à peu près ce qu’a expliqué le président de la Commission, Jean-Claude Juncker. Celui qui avait prévenu les Grecs: «Il n’y a pas de démocratie en dehors des traités européens.» Une phrase qui n’était pas moins explicite que celle du commissaire allemand.

C’est tout le problème des dignitaires allemands : ils n’ont que rarement de scrupules à expliciter leur vision de l’Europe.

C’est tout le problème des dignitaires allemands: ils n’ont que rarement de scrupules à expliciter leur vision de l’Europe. Au grand dam des défenseurs, notamment français, de l’UE qui, eux, se donnent le mal d’enrober la réalité de mots admirables, qui parlent «Europe sociale», «approfondissement démocratique», «souveraineté européenne». Tant d’efforts pour qu’un commissaire allemand sûr du bon droit de son peuple vertueux face aux paresseux du Sud, ne vienne dissiper les doux rêves et dire clairement ce qui est: l’ensemble de la mécanique financière et politique se mettra en place pour faire rendre gorge aux fous qui ont cru pouvoir changer les choses par le suffrage universel.

Et d’ailleurs, quelles étaient leurs attentes, à ces électeurs italiens? On a tant décrit, en France, une Ligue largement plus à droite que le FN. On a tant évoqué la crise migratoire majeure que vit une Italie abandonnée par ses voisins. Pourtant, dans son édition datée du 29 mai, Le Monde, peu soupçonnable de complaisance avec la coalition hétéroclite italienne, partait à la rencontre des «petits patrons séduits par la Ligue». On est dans la région de Milan, là où la riziculture a organisé la vie sociale. Mais les rizières disparaissent, laissant des friches où Amazon installe ses entrepôts géants. Les villages se vident, les centres-villes meurent. Les petits patrons se sentent assommés par des règles tatillonnes imposées depuis Rome. Comme si l’État, pour faire oublier son impuissance, produisait de la norme et l’imposait à ceux qui n’ont pas les moyens de lui échapper. La cause de ce désastre? Le riz asiatique importé à bas coût et produit sans aucune norme sociale ou environnementale. Pour leur répondre, la Ligue a fait campagne sur le Made in Italy. Contre ces traités de libre-échange négociés dans le secret des couloirs bruxellois.

La démocratie sous surveillance à Rome est aussi notre démocratie.

Qui ne reconnaîtrait dans ce portrait de la colère italienne une image de ce que vit la France? Qui ne comprend que ces deux économies ont subi de plein fouet l’idéologie du libre-échange portée par les structures même de l’UE? Encore l’Italie a-t-elle préservé une part de son industrie, la deuxième d’Europe, quand nous sommes bons derniers.

Le cri du cœur du commissaire allemand a le mérite de la franchise: les marchés se moquent de la riziculture dans la plaine du Po, même si l’agencement des rizières fut dessiné par Léonard de Vinci. Comme ils se moquent des villes moyennes de Creuse ou de Lozère. Les marchés financiers ne voient que cette dette italienne creusée par une monnaie surévaluée, et garantie par le système bancaire allemand. Et si Sergio Mattarella a finalement accepté la liste de ministres proposée par Giuseppe Conte, c’est à la condition que l’eurosceptique Paolo Savona ne tienne pas le ministère de l’Économie: on ne remet pas en cause le dogme.

L’Italie et la France sont deux pays liés par l’histoire et la culture, l’amour du beau et des plaisirs de la vie. Nos Constitutions diffèrent, ce qui explique des moments politiques divergents. Mais nous aurions tort de nous en tenir à ces apparences, car la démocratie sous surveillance à Rome est aussi notre démocratie. Et nous sommes ces citoyens italiens humiliés et ruinés.



 

Natacha Polony, Journaliste

 

Natacha Polony

 

Source : Natacha Polony : «Les fossoyeurs du rêve européen»

Leave a comment

C.J.F.A.I © 2024. All Rights Reserved.