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CHRONIQUE – Comme ses voisines européennes, l’Espagne a renoncé à offrir à ses citoyens un horizon démocratique commun, pour leur imposer une pure gestion de la globalisation et de ses conséquences.

Nos politiques assistent, dans une sorte de stupeur gênée, à la dislocation d’un État européen voisin, et leur silence ne fait que souligner l’absence totale de réflexion, d’un bout à l’autre de l’échiquier, sur ce qui structure et perpétue les communautés politiques. La Catalogne et l’Espagne se déchirent, et rien. Pas un mot. Tout au plus une déclaration contrainte d’Emmanuel Macron assurant Madrid de son soutien, au nom de la solidarité entre États et de la peur diffuse d’une contagion.

Il est pourtant parfaitement aberrant de tenter un quelconque parallèle entre la configuration espagnole et nos indépendantismes tapageurs. D’abord parce que l’Espagne est une monarchie composée de multiples nations dont l’histoire n’a pu être effacée par la volonté centralisatrice du franquisme. Ensuite parce que l’actuelle catastrophe s’explique très largement par la façon dont le parti de Mariano Rajoy a volontairement mis à bas le consensus voté en 2006 dans le respect absolu de la Constitution par les Parlements catalans et espagnols.

Mais au-delà de l’analyse des responsabilités (que les médias français seraient bien inspirés de rappeler, en évoquant par exemple le mensonge effarant du gouvernement de José Maria Aznar et Mariano Rajoy en 2004, faisant accuser les Basques d’ETA des attentats de la gare d’Atocha pour espérer remporter les élections ; n’importe quel homme politique est disqualifié à vie par un tel cynisme), la question est bien de comprendre pourquoi les Catalans ne savent plus articuler leur identité catalane avec leur hispanité. Simple question d’égoïsme fiscal? L’explication est tellement tentante. Mais alors, que dire de l’Allemagne et de son obsession de ne pas payer pour les voisins européens? Car tel est bien l’enjeu: il n’est de démocratie possible que comme expression d’un «demos», d’un peuple, dans le cadre d’une loi fondamentale qui organise les modalités de cette expression. Un peuple, c’est-à-dire une communauté politique rassemblée par une volonté de dessiner un destin commun et par ce qu’Ernest Renan appelait un «legs de souvenir».

«C’est bien tout le paradoxe des sociétés libérales que de déployer un individualisme sans bornes, de détruire toute transmission culturelle au nom de la liberté de se construire soi-même, pour s’étonner ensuite de la fragilisation des liens d’appartenance»

Pourquoi une part du peuple catalan ne se reconnaît-elle plus comme une composante du peuple espagnol? Pourquoi les peuples du continent européen ne sont-ils pas effleurés par l’idée de se considérer comme un peuple européen, malgré les proclamations et les injonctions de certains de leurs dirigeants? Le sentiment de partager avec son voisin davantage qu’une promiscuité fortuite est le produit d’une histoire et d’une organisation sociale. Et c’est bien tout le paradoxe des sociétés libérales que de déployer un individualisme sans bornes, considéré comme le stade ultime de l’émancipation, de détruire toute transmission culturelle au nom de la liberté de se construire soi-même, pour s’étonner ensuite de la fragilisation des liens d’appartenance et de leur recomposition à travers des identités essentialisées. Ce n’est pas seulement un affaiblissement des États-nations que provoque cette idéologie de réduction des individus au statut de monades réduites à leur dimension économique, c’est également, en réaction, une aspiration à des liens communautaires sans lesquels l’être humain ne peut s’accomplir pleinement.

L’Espagne n’est pas seulement un État dont une part des dirigeants n’a pas tout à fait soldé le passé franquiste, et dont la Constitution porte la trace des compromis qu’il a fallu accepter pour que l’armée veuille bien permettre la transition démocratique, elle est aussi une nation qui, comme ses voisines européennes, a renoncé à offrir à ses citoyens un horizon démocratique commun, pour leur imposer une pure gestion de la globalisation et de ses conséquences économiques et humaines. Faut-il s’étonner de voir des gens se rêver enfin un horizon démocratique, l’espoir de recommencer à zéro, dans un nouveau pacte national? Ce qui n’empêche pas les illusions, puisque chacun met dans ce pacte ce qui convient à sa vision du monde, les troupes de Carles Puigdemont aspirant à s’inscrire dans un espace économique européen qu’ils plébiscitent, quand la CUP imagine une société décroissante et antilibérale.

Mais si la situation française n’a rien à voir, il n’est pas anodin que la Corse ait vu la victoire, aux élections récentes, des nationalistes, tandis que le FN faisait un score parfaitement dérisoire. La colère, le sentiment de dépossession démocratique qui minent la confiance entre les peuples et leurs gouvernants incitent à imaginer de nouveaux liens démocratiques, plus proches, plus vivants. Cette aspiration-là est noble, tant qu’elle articule les strates identitaires et n’exclut pas au nom d’une identité essentialisée.

Dans ce contexte, le rôle des politiques est d’imaginer les formes d’organisation démocratiques qui rendront aux citoyens la pleine possession de leur destin plutôt que de les enfermer dans des Constitutions et des traités dont l’unique but est de les maintenir dans le droit chemin.


Source :©  Le Figaro Premium – Natacha Polony : «Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes»

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