
Une surveillante a surpris une conversation de Franck Elong Abé, mis en examen pour l’assassinat du prisonnier corse, la veille des faits. La commission parlementaire soupçonne ces données, qui n’apparaissent pas dans les comptes rendus de détention, d’avoir été effacées.
« Je vais le tuer. » Il n’est pas rare d’entendre ce genre de phrases dans les maisons centrales, comme celle d’Arles (Bouches-du-Rhône) par exemple, où étaient détenus Yvan Colonna et l’homme mis en examen, depuis, pour son assassinat, Franck Elong Abé. Il est plus embêtant, en revanche, d’apprendre que cette menace a été prononcée le 1er mars 2022, la veille du meurtre du détenu particulièrement surveillé (DPS) corse, lors d’une conversation surprise par une surveillante entre trois prisonniers, dont faisait partie Franck Elong Abé. Ce dernier, note la même surveillante, a été surpris le même jour en train de ranger sa cellule, comme s’il allait la quitter. Interrogé sur les motifs de ce rangement soudain, il avait déclaré : « Je fais le vide. »
Ces informations n’étaient pas connues jusqu’ici. Elles n’ont été portées que tout récemment à la connaissance de la commission d’enquête parlementaire sur les conditions de l’assassinat d’Yvan Colonna, présidée par le député nationaliste corse Jean-Félix Acquaviva (Libertés, Indépendants, Outre-Mer et Territoires). Il les a révélés lors d’une conférence de presse tenue mercredi 15 mars avec le rapporteur de la commission, Laurent Marcangeli (Corse-du-Sud, Horizons).
Cette information a été communiquée à la commission d’enquête par le Service national du renseignement pénitentiaire (SNRP). Plus troublant, aucun responsable de ce service de renseignement n’en avait fait état durant les auditions devant la commission, qui a entendu à ce jour vingt-cinq personnes.
Une fiche vide à partir du 29 janvier 2022
La surveillante ayant entendu les propos cités dit les avoir transmis « le jour même » − c’est-à-dire la veille de l’assassinat d’Yvan Colonna − à son échelon hiérarchique, sans qu’on sache ce qu’il en a été fait. Elle ajoute avoir « réalisé une observation » dans le logiciel dédié. Même si la phrase « je vais le tuer » ne peut être formellement attribuée à Franck Elong Abé, elle aurait dû au minimum éveiller l’attention, étant donné le profil du détenu. L’agente a transmis deux courriers à sa hiérarchie après l’agression, détaillant plusieurs incidents, dont la conversation et le rangement de la cellule.
La centrale d’Arles comptait, au moment des faits, 125 détenus, dont 15 particulièrement signalés − parmi lesquels Yvan Colonna, qui y purgeait une peine de prison à perpétuité pour l’assassinat du préfet Erignac, et quatre détenus pour terrorisme islamiste (TIS). Il ne s’agit pas d’un énorme centre de détention comme Condé-sur-Sarthe (Orne) ou Les Baumettes, à Marseille, où Franck Elong Abé a séjourné.
Autre motif d’étonnement de la commission d’enquête : la fiche de Franck Elong Abé sur le logiciel Genesis, destiné à assurer le suivi des DPS par l’administration pénitentiaire, est vide à partir du 29 janvier 2022, alors que le détenu était connu pour provoquer très régulièrement des incidents. « Quatre à six par mois », selon le président de la commission. Lorsque la commission d’enquête s’en est étonnée, l’administration pénitentiaire a fourni un complément d’information faisant état d’un « échange de nourriture » − un paquet de pâtes alimentaires − avec un autre détenu, en expliquant que cette information se trouvait sous « un onglet à part ». Rien d’autre, et surtout pas l’incident mentionné par la surveillante.
« Nous ne nous interdisons pas tout processus judiciaire »
A quoi attribuer cette anomalie ? « Nous avons les plus grandes interrogations (…) quant à la possible tentative d’effacement de ces données », a déclaré M. Acquaviva. « Nous ne nous interdisons pas tout processus judiciaire » si cette « hypothèse » était avérée, a menacé le député corse. En attendant, la commission d’enquête a l’intention d’auditionner une nouvelle fois plusieurs responsables de l’administration pénitentiaire et du SNRP.
Les révélations de mercredi s’ajoutent à plusieurs éléments troublants, comme le fait que Franck Elong Abé n’est jamais passé par un quartier d’évaluation de la radicalisation (QER) malgré cinq recommandations dans ce sens venant des commissions interdisciplinaires. Ce non-passage est notamment dû, dans un des cas, aux réticences du parquet national antiterroriste (PNAT) et du juge d’application des peines, qui s’y sont opposés au prétexte qu’il était trop dangereux pour les autres TIS. Autre étrangeté : en aucun cas un TIS considéré comme dangereux, comme l’est Franck Elong Abé, ne peut être soumis au régime ordinaire de détention et bénéficier d’un emploi d’auxiliaire, comme c’était le cas.
Au-delà de l’assassinat d’Yvan Colonna, le rapporteur de la commission d’enquête, Laurent Marcangeli, a esquissé quelques conclusions du rapport qui sera rendu en mai. Il a notamment insisté sur le fait qu’« on ne peut pas laisser au seul pouvoir administratif, et donc politique, le soin de décider qui est un détenu particulièrement surveillé ou pas en prison. Il faut une judiciarisation de ce type de décision », a-t-il ajouté.
Christophe Ayad