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FIGAROVOX/CHRONIQUE – Il fut le peintre de l’invisible et de la poésie, l’enfant du siècle par excellence. À l’occasion de la magnifique rétrospective organisée au musée du Louvre, Le Figaro Hors-Série se penche sur la figure emblématique du chef de file du romantisme.


Michel De Jaeghere est directeur du Figaro Histoire et du Figaro Hors-Série. Le dernier numéro du Figaro Hors-Série est consacré au peintre Delacroix: retrouvez-le sur la boutique en ligne du Figaro.


Crédits photo : Le Figaro Hors-Série.

«Ne négligez rien de ce qui peut vous faire grand.» C’est Stendhal qui lui avait donné ce conseil. D’autres l’auraient trouvé intimidant ; lui, s’y était tenu avec une volonté de fer.

Delacroix n’avait pas d’atelier, pas d’assistants peignant à sa manière et démultipliant les œuvres sorties de son imagination pour satisfaire aux exigences de la commande. S’il prit parfois des collaborateurs pour l’aider à la réalisation des grands décors brossés sur les coupoles et les voûtes du Louvre, du palais du Luxembourg et du Palais-Bourbon ou sur les murs de Saint-Sulpice, il peignit l’essentiel de son œuvre en solitaire, avec une prodigalité digne de son cher Rubens. «Eugène Delacroix a laissé neuf mille cent quarante œuvres environ, au nombre desquelles sont huit cent cinquante-trois peintures, quinze cent vingt-cinq pastels, aquarelles ou lavis, six mille six cent vingt-neuf dessins, vingt-quatre gravures, cent neuf lithographies et plus de soixante albums», lit-on aux premières lignes du catalogue raisonné de son œuvre. Il avait touché, avec une inégalable fureur de peindre, à tous les genres: à l’actualité politique autant qu’à la mythologie gréco-romaine, aux mythes littéraires, à la peinture religieuse, aux scènes de genre, au reportage, à la peinture d’histoire, aux animaux, aux chasses, aux bouquets, au portrait. Il avait pratiqué la peinture de chevalet et couvert les «grandes murailles» des palais nationaux. Gravé les épisodes des pièces de Shakespeare et des livres de Goethe et brossé de grandes machines à l’huile pour éblouir les visiteurs du Salon ; déhanché les esclaves torrides de Sardanapale et tordu de douleur le Christ de la flagellation.

[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”” class=”” size=””]Delacroix a pour les historiens d’art quelque chose de déroutant.[/perfectpullquote]

Ce qui frappe dans la splendide rétrospective que propose aujourd’hui le musée du Louvre, c’est l’unité profonde d’une œuvre si abondante et si diverse. La constance avec laquelle perce, en dépit de la variété des sujets et des évolutions de sa manière, une personnalité hors du commun. Qu’il embarque le spectateur dans la barque de Dante ou qu’il le fasse monter en croupe pour participer avec lui à des cavalcades où le galop des chevaux est rythmé par les coups de fusil dans l’air sec ; qu’il l’associe à l’enlèvement de Rébecca ou l’entraîne à la délivrance d’Andromède ; qu’il lui fasse assister à une chasse aux lions ou le plonge avec Saint Louis dans la mêlée confuse de la bataille de Taillebourg, c’est dans le mouvement et la couleur, l’ordonnancement d’une action sublimée par une harmonie qui transcende le désordre sans abolir la force, la même recherche haletante de la pulsion de la vie.

Delacroix a pour les historiens d’art quelque chose de déroutant. On a fait de lui, longtemps, le chef de file du romantisme. L’équivalent de ce qu’avait été Berlioz pour la musique, Victor Hugo pour la littérature. Il en avait certes fréquenté les cercles, mais il n’avait cessé de se proclamer lui-même un classique. Il ne portait pas en haute estime l’auteur trop prolixe de La Légende des siècles et mettait, en musique, Mozart au-dessus de tout. Ce dont il avait été, en réalité, l’adversaire, c’est d’un académisme qu’il jugeait stérilisant: ce néoclassicisme dont Ingres était, après David, la figure exemplaire, et qui pensait atteindre au sublime en figeant les modèles imités des anciens dans une raideur solennelle, une impassibilité de statues au sang glacé par la volonté de grandeur. Lui, avait voulu que chacun de ses tableaux soit la traduction même des sensations ressenties au spectacle qu’il avait mis en scène. Qu’ils en aient la chaleur, les couleurs, le mouvement, qu’ils en traduisent l’émotion.

C’était le ressort même de la supériorité qu’avait à ses yeux la peinture sur la littérature: elle permettait d’exprimer et de transmettre ses impressions sans filtre, de les donner à sentir d’un coup d’œil. Le romantisme eût consisté à leur lâcher la bride, à leur laisser le commandement. À renoncer pour elles à l’art de la composition. Delacroix fit tout le contraire. Il ne croyait pas que l’on dût, pour «sortir de l’ornière», sacrifier les «lois éternelles du goût», conjurer la perte d’énergie d’une société dévitalisée par le prosaïsme et par les conventions en réveillant ses sens par le retour à «l’état sauvage». Ses Scènes des massacres de Scio associent la crudité de la représentation de la barbarie ottomane à la grandeur calme des vaincus devant la défaite et la mort. Son Christ au jardin des Oliviers renoue sans pathos avec le sens tragique du Tintoret de San Rocco. Sa Mort de Sardanapale présente un tourbillonnement de corps et de figures où ne manque pas même un cheval harnaché de bijoux, dans un immense désordre de meubles, de vaisselle, de joyaux, de pièces d’orfèvrerie où semblent se mettre en mouvement les convulsions d’une agonie collective, mais dans une unité de coloris de pourpre et d’or qui en souligne la dimension poétique et en ordonne la chorégraphie. Son Moulay Abd-er-Rahman sortant de son palais de Meknès doit sa couleur et ses lumières au ciel du Maroc ; sa composition au Chancelier Séguier immortalisé par Le Brun sous un parasol, au cœur d’un ballet d’écuyers en pourpoints de soie brodée d’or. Son Héliodore chassé du Temple est une double citation du Miracle de l’esclave de Tintoret et des chambres de Raphaël.

Moulay Abd-Er-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknès, entouré de sa garde et de ses principaux officiers, Eugène Delacroix, 1845, Musée des Augustins de Toulouse
Moulay Abd-Er-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknès, entouré de sa garde et de ses principaux officiers, Eugène Delacroix, 1845, Musée des Augustins de Toulouse – Crédits photo : Wikimedia Commons

Delacroix professait que l’on pouvait marier entre elles les couleurs les plus vives, pour peu que l’on s’astreigne à les lier comme elles le sont dans la nature: «Donne-moi ce coussin bleu et ce tapis rouge, expliquait-il au fils de George Sand. Plaçons-les côte à côte. Tu vois que là où les deux tons se touchent, ils se volent l’un l’autre. Le rouge devient teinté de bleu ; le bleu devient lavé de rouge et, au milieu, le violet se produit. Tu peux fourrer dans un tableau les tons les plus violents ; donne-leur le reflet qui les relie, tu ne seras jamais criard. Est-ce que la nature est sobre de tons? Est-ce qu’elle ne déborde pas d’oppositions féroces qui ne détruisent en rien son harmonie? C’est que tout s’enchaîne par le reflet. On prétend supprimer cela en peinture, on le peut, mais alors il y a un petit inconvénient, c’est que la peinture est supprimée du coup.»

Comme en témoigne le décor peint par lui pour la galerie d’Apollon du Louvre, qui vit son art s’harmoniser naturellement à celui de Le Brun sans céder au pastiche, ce que restaurait en réalité la vitalité de ses formes, le ballet de ses figures, la splendeur de ses couleurs, c’est ce qui avait été l’essence du classicisme, tel qu’il avait triomphé au Grand Siècle dans toutes ses fantaisies, avant qu’il ne se fige, chez ses continuateurs, en sa caricature. Delacroix est moins romantique, peut-être, que baroque, comme l’avaient été avant lui, à Versailles, les fêtes de Louis XIV.

Pour une histoire de l’art qui a désormais renoncé aux catégories trop strictes de peur de sacrifier trop de contradictions, de subtilités, de nuances aux simplifications pédagogiques ; d’être obligée aussi de porter des jugements de valeur, de hiérarchiser, de choisir entre des écoles qu’on proclame toutes également légitimes dans le souci d’atteindre à une objectivité scientifique qui contraint à tenir la sensibilité et le goût en lisière (qui se condamne parfois, de peur de dire des bêtises, à ne rien dire du tout), Delacroix est aujourd’hui plus simplement considéré, pour son refus des conventions, ses affrontements avec la critique, son rejet de l’académisme, comme le père de l’art moderne.

[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”” class=”” size=””]Ce peintre touche-à-tout a tout peint, sauf la vie qui lui était contemporaine.[/perfectpullquote]

Le propos n’est guère plus heureux. Il est plus faux encore. Son Journal en atteste, Delacroix fut de tempérament profondément réactionnaire: «Je n’ai nulle sympathie pour le temps présent, écrit-il. (…) Toutes mes prédilections sont pour le passé, et toutes mes études se tournent vers les chefs-d’œuvre des siècles écoulés.» «Si, imprudemment, on lançait devant lui la grande chimère des temps modernes, le ballon-monstre de la perfectibilité et du progrès indéfinis, témoigne Baudelaire, volontiers il vous demandait: “Où sont donc vos Phidias? où sont vos Raphaël?”»

Mais son éloignement à l’égard de la modernité se lit, surtout, dans sa peinture même. Jamais il ne songea à se faire, comme le préconiserait plus tard Baudelaire, et comme s’y efforceraient Manet, Monet, Degas, après Constantin Guys, «le peintre de la vie moderne». Ce peintre touche-à-tout a tout peint, sauf la vie qui lui était contemporaine.

S’il met l’actualité en scène, c’est à l’occasion de la guerre d’indépendance des Grecs, qui par ses paysages, ses costumes, ses pratiques, installe une distance qui la fait entrer dans l’Histoire. S’il croque sur le vif des scènes de la vie quotidienne, il le fait au Maroc, où la différence de ciel, de vêtements, de mœurs, permet de concilier l’observation de la nature avec un exotisme qui donne à cela même qu’on observe la poésie d’une œuvre d’imagination, la dignité d’une scène tirée de l’Antiquité gréco-romaine. S’il peint avec bonheur la Noce juive dans un patio baigné d’ombre et de lumière ou trois jeunes filles d’Alger fumant le narghilé sous le regard de leur esclave africaine, c’est justement parce que ces scènes lui permettent d’associer à la fraîcheur de la chose vue la puissance d’une allégorie intemporelle.

Plus encore: ce qui sépare Delacroix de l’évolution ultérieure de la peinture moderne, c’est l’importance du sujet lui-même. La rareté de ses paysages, qui ne sont chez lui la plupart du temps que des arrière-plans, des écrins, n’est pas le fruit des circonstances. Rien ne lui est plus étranger que le propos qui sera celui de Monet de peindre la vibration de la lumière. Celle-ci ne restera jamais pour lui qu’un auxiliaire. Ses toiles sont des narrations, elles nous racontent une histoire. Elles renvoient à un héritage, un trésor de références qui délivre le spectateur d’un silencieux tête-à-tête en lui offrant de partager, avec l’œuvre, un langage commun, et de sentir, derrière l’anecdote, le prétexte, ce qu’elles expriment de fécond, de transmissible, d’éternel. Qu’ils relèvent de la culture classique dont Delacroix s’était imprégné depuis l’enfance (Alexandre fait enfermer les poèmes d’Homère dans une cassette d’or) ou de l’observation des mœurs marocaines, après l’éblouissement de sa découverte de l’Afrique du Nord, de la littérature (Dante, l’Arioste, Shakespeare, Byron, Walter Scott) ou de l’Histoire, ses sujets ne s’attachent aux œuvres de l’esprit, aux souvenirs du passé, aux mœurs des terres lointaines ou aux guerres contemporaines que pour magnifier la beauté qui leur donne une dimension universelle.

[perfectpullquote align=”full” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”” class=”” size=””]Delacroix entendait prolonger, enrichir et transmettre pour souligner les permanences de l’aventure humaine.[/perfectpullquote]

Sa démarche est ainsi aux antipodes de la subjectivité moderne, qui demande à l’artiste de traduire sur la toile ses impressions fugaces, ses idées, ses concepts, comme une hypostase de lui-même ; qui célèbre comme un aboutissement la disparition du sujet au profit du seul jeu des couleurs et des formes abstraites. Delacroix s’inscrivit au contraire en homme de la Renaissance dans la lignée d’une culture, d’un héritage historique et littéraire qu’à l’école de Véronèse, de Rubens, il entendait prolonger, enrichir et transmettre pour souligner les permanences de l’aventure humaine.

«Quel dommage qu’un homme si charmant fasse de semblable peinture!» disait de lui, toujours extralucide, la bonne société qui le croisait dans les salons que, curieux de la conversation de ses contemporains, il arpenta sans se lasser pendant toute sa carrière. L’insignifiance de ses commensaux apparaissait à ce dandy au regard de fauve, pétillant d’ironie, comme une aubaine. Leur fréquentation lui était sans risque, parce qu’elle ne nuisait pas à sa concentration, comme auraient pu le faire les propos demi-savants des critiques d’art ou de ses confrères ; en laissant son esprit en repos, elle avait le mérite de garder vierges ses impressions, de lui permettre de les conserver intactes pour en rendre, sur la toile, la force et la fraîcheur. Il n’en avait pas moins ressenti la violence des critiques dont il avait été, tout au long de sa vie, la cible comme une injustice flagrante. Rien n’aurait plus amusé sans doute ce lecteur de Voltaire que la perspective d’être admiré, après sa mort, au prix d’un contresens.


 

Source:© Michel De Jaeghere : «Delacroix a touché, avec une inégalable fureur de peindre, à tous les genres»

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