
Protégée par le paratonnerre Eric Zemmour, la candidate RN cherche à rompre son isolement. Et progresse sans faire de bruit.
Le cochon de lait et les frites sont posés sur la table. En cette soirée du printemps 2021, Ingrid, la colocataire de Marine Le Pen, est occupée aux fourneaux dans leur maison de La Celle-Saint-Cloud (Yvelines), ville de la banlieue chic de l’ouest parisien. Alexandre Devecchio discute avec Jordan Bardella. Le rédacteur en chef adjoint du FigaroVox, les pages débat du quotidien conservateur, connaît bien le député européen. Ils ont tous les deux grandi en Seine-Saint-Denis, ont fréquenté le même collège, partagent de nombreux constats politiques, sur l’immigration, les classes populaires… Dans le salon, le journaliste vedette de LCI, Eric Brunet, échange quelques banalités sur Charles Aznavour avec Marine Le Pen. La candidate à la présidentielle n’a pas la tête à parler politique. Les enceintes crachent du Tata Yoyo, le tube d’Annie Cordy. Jusqu’à plus d’une heure du matin, la patronne de l’extrême droite française chantera des airs populaires pour ses invités.
Depuis sa lourde défaite de 2017 contre Emmanuel Macron, les proches de Marine Le Pen se sont donné pour mission de lui organiser des mondanités. Il s’agit de diffuser dans le Tout-Paris l’idée que la fille de Jean-Marie Le Pen n’est pas ce danger pour la République dont parlent ses opposants. Un enjeu crucial en vue du scrutin présidentiel des 10 et 24 avril. “Son problème, c’est qu’elle ne dîne pas assez”, dit d’elle le souverainiste Paul-Marie Coûteaux. Son concurrent, Eric Zemmour, qui a émergé au coeur de l’été 2021, connaît par coeur politiques et grands patrons pour les avoir côtoyés pendant quarante ans en tant que journaliste. La députée du Pas-de-Calais, elle, souffre d’un côté rustre, fruit d’une carrière passée du mauvais côté du cordon sanitaire.
Sébastien Chenu, Verlaine Djeni, les super VRP
Pour pallier ce handicap, plusieurs proches jouent le rôle de VRP pour candidate esseulée. Le député RN Sébastien Chenu, d’abord. Le 1er décembre 2021, l’ancien cofondateur de GayLib, un courant de l’UMP, lui a organisé un déjeuner avec Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture sous Jacques Chirac. L’ex-patron du château de Versailles en est ressorti rassuré. “J’ai trouvé une femme changée, libérée”, constate-t-il. Moins connu, un autre homme joue le rôle de super entremetteur. Verlaine Djeni, peau noire, dents du bonheur et collier de barbe grisonnant, est un ancien cadre du parti Les Républicains, désormais prestataire pour la campagne lepéniste, chargé notamment des réseaux sociaux. En avril 2021, il avait organisé un dîner entre la candidate et l’essayiste Rachel Khan, autour d’un couscous, ainsi que l’a relaté Le Monde. En privé, ce dernier revendique une quarantaine d’agapes de ce type. L’ex-socialiste Céline Pina, proche comme Rachel Khan du mouvement pro-laïcité le Printemps républicain, a refusé l’invitation. L’animateur Cyril Hanouna, lui, n’a pas répondu. Mais combien d’autres acceptent d’aller pousser la chansonnette avec la fille du diable ?
Bien sûr, certaines rencontres restent sans lendemain : malgré plusieurs repas au goût prometteur, le sénateur (LR) Sébastien Meurant a finalement rejoint Eric Zemmour. Mais d’autres portent leurs fruits. Richard Abitbol, président de la Confédération des juifs de France et des amis d’Israël (CJFAI), une organisation décriée par le Crif, s’est entretenu deux fois avec la candidate, en septembre 2021 et en février 2022. Dans cet appartement où Marine Le Pen organise ses rendez-vous privés, rue de Belgrade, près de la tour Eiffel – surnommé “le refuge” par sa locataire -, il la convainc d’enlever la kippa de la liste des signes religieux ostentatoires qu’elle souhaite interdire dans l’espace public. Elle affirme désormais ne vouloir bannir que le voile, un symbole politique selon elle.
Selon ses proches, ces rencontres expliqueraient certains des ajustements-renoncements de son programme. L’abandon de la sortie de la Cour européenne des droits de l’homme, ou l’interdiction de la double nationalité, par exemple. Mais l’essentiel est ailleurs, se félicite son conseiller Philippe Olivier : “C’est comme si on allait boire des coups avec des copains, les invités ressortent avec l’idée qu’elle est humaine.” L’obsession de cette campagne, entièrement focalisée sur l’image de la candidate. Cultiver la proximité d’un Jacques Chirac, le côté maternel d’une Angela Merkel… Côté style, Marine Le Pen a troqué ses tailleurs-pantalons noirs pour des vestes beiges et des hauts pastels, a adouci son carré blond, et ne cesse de sourire. “Quand tu portes du blanc, on dirait un ange”, lui a glissé un de ses visiteurs du soir.
Reims, champagne et “humanisation”
Cette stratégie trouve son acmé sur l’estrade du palais des congrès, à Reims, le 5 février. A la fin du discours de clôture de sa convention présidentielle, Marine Le Pen s’avance dans la pénombre, lâche son pupitre et ses notes. “Et maintenant, mes amis, je vais prendre quelques minutes pour vous parler de moi…” A 53 ans, Marine Le Pen veut apparaître grandie par les épreuves et libérée d’un héritage sulfureux. “J’ai beaucoup appris. J’ai tâtonné, j’ai parfois échoué, je suis tombée, je me suis toujours relevée”, dit-elle en citant Nelson Mandela. Sur la forme, l’exercice est inédit. “Ça faisait deux jours que j’avais mal au ventre”, glisse-t-elle à un proche. Faut-il croire les stratèges de sa campagne, qui encensent leur championne, forcément formidable ? Ou Nicolas Bay, député européen parti chez Eric Zemmour, qui souligne qu'”à force de vouloir se faire aimer de tous, Marine Le Pen n’est aimée de personne” ? De son temps, Jean-Marie Le Pen avait l’habitude de dire qu'”un FN gentil, ça n’intéresse personne”. Sa fille, elle, est satisfaite. Un riche ami lui a organisé une réception dans les salons privés de Veuve Cliquot pour fêter cette journée. Sous les voûtes de l’élégante cave en pierre, la quinquagénaire se prête à quelques pas de danse, coupette à la main, au son de la musique des années 1980.
L’ambiance était toute autre, à la fin de l’année 2021. Dans la salle de presse de la Capitainerie (le nouveau QG de la campagne, près de la porte de Saint-Cloud), Marine Le Pen présente le chiffrage de sa grande réforme sur l’immigration. A ses côtés, un techno inconnu du grand public fait défiler les slides. Renaud Labaye, son collaborateur parlementaire, devenu directeur de cabinet, répond aux questions des journalistes. Un proche s’étrangle en découvrant les images : comment, pas un seul ténor n’est présent pour accompagner la candidate ?
“J’ai l’impression de tirer un troupeau d’éléphants morts”, assène Marine Le Pen à ses équipes quand les courbes sondagières se croisent entre elle et Eric Zemmour, à l’automne, et provoquent la sidération dans ses rangs. “Nous sommes en train de nous faire ringardiser, les gens sont inquiets, pas toi ? “, questionne un lieutenant, qui constate que rien n’imprime. Réponse de la candidate : “C’est une plaisanterie ?” Désormais, au siège, chacun se tient au garde-à-vous devant la candidate, qu’on appelle “madame la présidente”, sur un ton révérencieux. Pendant la récolte des parrainages, l’ancienne avocate humilie publiquement le député européen André Rougé et le porte-parole Laurent Jacobelli. Il suffit de voir la manière dont elle tire sur sa cigarette électronique pour deviner son humeur. Ses colères ont l’odeur de vapoteuse.
Une candidate encore plus seule qu’en 2017
Lorsque Marine Le Pen prépare ses émissions dans son salon, aucun poids lourd politique ne vient l’abreuver de conseils, autour de la table basse et des canapés gris. Florian Philippot est parti il y a presque un quinquennat et vogue désormais avec son éphémère allié Nicolas Dupont-Aignan. Marion Maréchal s’en est aussi allée, jusqu’à rejoindre son rival Eric Zemmour sans la gratifier d’un appel. Après la claque de 2017, la candidate et ses proches avaient analysé son isolement comme l’un des facteurs expliquant sa défaite. Comment les Français pourraient-ils faire confiance à une personne incapable d’afficher l’ossature d’un gouvernement ? Cinq ans plus tard, la question reste d’actualité. L’ex-ministre Thierry Mariani devait fédérer une aile gaulliste au parti. Cet admirateur de Vladimir Poutine a mystérieusement disparu de la campagne à l’heure de la guerre en Ukraine. L’ancien Insoumis Andréa Kotarac devait créer une structure pour accueillir d’hypothétiques ralliements venus de la gauche : elle est morte née. Même ses ministres putatifs, Jean-Paul Garraud à la Justice, et Hervé Juvin à l’Environnement, ne sont plus mis en avant.
Au quotidien, Marine Le Pen se replie sur un petit cercle de fidèles. Son amie Ingrid habite désormais sa vaste maison, désertée par les enfants, devenus grands (l’une de ses filles s’apprête à se marier). Cette proche est à la fois colocataire et gouvernante : elle gère l’intendance, les chats, prépare des clubs sandwichs pour les invités de passage, et est à ce titre salariée de la campagne. Au quotidien, Marine Le Pen compte aussi sur son beau-frère et conseiller spécial Philippe Olivier, sa soeur Marie-Caroline, mais aussi leur fille, Nolwenn. Celle qui est par ailleurs la compagne de Jordan Bardella a les idées de sa génération : elle a convaincu sa tante de se mettre au réseau social TikTok, où ses pas de danses et ses vidéos de chats font un malheur. Lorsque la candidate prépare ses émissions, Arnaud Stephan, chroniqueur sur LCI, fournit parfois les “punchlines” et rédige des argumentaires. Les deux anciens ennemis jurés se sont retrouvés sur leur aversion commune pour Eric Zemmour et Marion Maréchal, dont Stephan était le principal collaborateur, avant de devenir l’un de ses plus durs contempteurs.
Le choix de la sécurité
Côté déplacements, Marine Le Pen choisit des terrains conquis : Perpignan, Hénin-Beaumont, Fréjus… Son directeur de campagne adjoint Jean-Philippe Tanguy appelle ça “la stratégie Anne Roumanoff”. Partir des petites villes de province pour conquérir Paris, comme l’humoriste au début de sa carrière. Avec à la prime de belles images assurées, dans les marchés où Marine Le Pen enchaîne photos et embrassades. Son allié italien Matteo Salvini n’avait-il pas théorisé qu’un selfie vaut bien vingt tracts ?
A force de défections et de portes qui claquent, la solitude est désormais présentée comme une force dans le storytelling lepéniste. “On n’est pas nombreux, mais on prend le pouvoir à cinq !”, plaisante Philippe Olivier. “Je me suis dit “miskine” [“la pauvre” en arabe, NDLR] Marine Le Pen, tout le monde la délaisse… Mais j’ai l’impression que pour vous, c’est plutôt une bonne chose ?”, note avec malice Cyril Hanouna, quand il la reçoit dans son émission Face à Baba, le 16 mars. Après les départs des parlementaires Gilbert Collard, Jérôme Rivière, Nicolas Bay et Stéphane Ravier, vers Eric Zemmour, Marine Le Pen lâche : “Je n’ai perdu aucun ami.” Dans ses meetings, ses électeurs sont touchés par l’image d’une femme trahie par son clan. Les accusations d’incompétence et d’inculture, relayées par Eric Zemmour, ne font que renforcer sa victimisation. “Les gens qui votent Marine Le Pen, vous pouvez tout leur dire : qu’elle est devant les tribunaux, qu’elle dit bonjour à une femme voilée, qu’elle mange les enfants. Ils voteront pour elle”, sourit un député mariniste.
En animal politique expérimenté, Marine Le Pen suit son instinct, en insistant dès la rentrée 2021 sur le pouvoir d’achat. Durant l’été, ses principales mesures ont été testées sur un panel d’électeurs, via l’entremise de Christophe Gervasi et du sondeur Jérôme Sainte-Marie. Elles ont bénéficié d’un excellent retour. Depuis, on aperçoit parfois les cheveux poivre et sel de Sainte-Marie dans les couloirs du QG, comme en 2017. Sa thèse – le retour d’un vote de classe, entre un “bloc élitaire” fidèle à Emmanuel Macron et un “bloc populaire” attaché à Marine Le Pen – inspire Philippe Olivier. Pour réussir, pense Marine Le Pen, il lui suffit de tracer sa route. “Quand on change d’axe, ça veut dire que ça merdoie”, s’épanche-t-elle loin des micros.
“Le gros zébu se remet à courir”
“Marine Le Pen s’est réveillée. Quand il y a un tigre dans la rivière, le gros zébu se remet à courir”, note l’identitaire Jean-Yves Le Gallou, soutien d’Eric Zemmour. C’est tout le paradoxe de ce concurrent non désiré : d’un côté, l’ex-vedette de CNews pourrait priver Marine Le Pen d’un second tour. Mais de l’autre, il parachève sa dédiabolisation en jouant les paratonnerres. “Elle fait une campagne facile, sous les radars, avec Eric Zemmour dans le rôle du méchant”, s’inquiète en privé le sénateur (LR) Bruno Retailleau.
Source: ©Marine Le Pen : ses soirées mondaines, ses déjeuners politiques… Secrets de campagne