L’encart vante : «Prochainement, un grand reportage de Louis Roubaud.» Sous un dessin en noir et blanc sur lequel est représenté un homme au visage oblong et maladif derrière des barreaux. On est en 1933 dans les pages de Détective, l’hebdomadaire de faits divers qui cartonne en kiosque. Photos chocs, crimes sanglants, mais aussi belles plumes. C’est une époque où les grands reporters sont des héros, les Joseph Kessel, Albert Londres et d’autres qu’on a oubliés. Louis Roubaud, dont la maison d’édition L’Eveilleur réédite cette fameuse enquête réalisée chez les fous, n’évoque plus rien aujourd’hui.
Une recherche en ligne fait quasiment chou blanc. Sa page Wikipédia renseigne tout au plus sur ses dates de naissance (21 août 1884 à Marseille) et de mort (14 octobre 1941 à Lyon), et liste cinq titres publiés, Démons et Déments n’en faisant pas partie. Au début des années 2000, un homonyme partiel, Jean-Louis Roubaud, se met en tête de se pencher sur sa généalogie et tombe sur ce Louis, qui n’a rien à voir avec sa famille. Intrigué, il passe tout de même trois ans à tenter de retracer la ligne de vie de cet ami d’Albert Londres qu’il désignait comme son «maître». La cueillette lui paraît bien mince : une bibliographie complète, ses collaborations avec la presse, son union sans progéniture, un carton de papiers et de lettres compulsés aux archives nationales, et une pile de ses œuvres. Peu mais suffisant pour redonner un arbre d’ascendance et un sillage au reporter disparu à 57 ans.
Originaire d’une famille bourgeoise d’avocats et d’architectes marseillais, Louis Roubaud «monté» à Paris s’est installé place de Clichy. Du tout début des années 20 jusqu’en 1940, il écrit dans plusieurs journaux. Rédacteur en chef de la revue littéraire la Flamme, puis salarié du Journal, il dirige l’Explorateur français après guerre, crée le grand reportage au Quotidien, avant d’être recruté au Petit Parisien. Il collaborera aussi à l’Intransigeant, Paris Soir, les Annales et bien sûr Détective. Emmanuel Bove donne de lui un portrait attentif en 1936 : «Les yeux de Louis Roubaud sont brillants. Son visage est achevé dans les moindres détails. Les contours des ailes du nez s’arrêtent à temps. Plats, soigneusement séparés par une raie droite d’homme, ses cheveux, au contraire des Nordiques, n’ont point d’épis.»
Commence-t-il par de la fiction pour virer vers le journalisme ? C’est en tout cas par la littérature qu’il débute au Journal, où Octave Mirbeau lui fait publier son premier conte. Son premier ouvrage, le Rose et le Gris, paru en 1912, tire d’ailleurs sur le recueil de contes nostalgiques. Quelques historiettes paraîtront aussi dans le Journal amusant, montrant clairement que sa plume balance.
Flair. En 1933, quand il livre son reportage dans les hôpitaux psychiatriques, Louis Roubaud a 48 ans. C’est une célébrité dans son domaine. Il a enquêté sur les conditions effroyables des enfants placés en maison de correction – il a lui-même été pensionnaire à Mettray, en Indre-et-Loire – au point de provoquer un débat à la Chambre des députés (les Enfants de Caïn). Avec le Voleur et le Sphinx (1926), il a rapporté de Guyane un témoignage accablant sur le bagne. 36, Quai des Orfèvres (1927) détaille au grand public le travail secret de la police. Mais il a exploré aussi la haute couture (Au pays des mannequins, 1928), le Music-Hall ou même la Bourse (1929). Viet Nam (1931) révélera le malaise profond de la colonie d’Indochine…
Le journaliste semble passionné, infatigable baroudeur, puits de curiosité. «L’homme, le travailleur payé par un grand journal, a été touché plus profondément qu’un autre, estime Pierre Mac Orlan en 1928. Car il n’est pas possible de voyager en touriste au jour et à l’heure que les grands reporters ont choisis, afin de pénétrer dans un pays, dans une ville ou une institution.»
Son nom se trouve logiquement au sommaire de la première livraison de Détective, le 1er novembre 1928, avec un article sur le bagne, car sa signature a acquis une forte notoriété aux yeux du public. Détective, auquel la Bilipo consacre actuellement une exposition (1), est le pionnier des hebdomadaires de faits divers. «Mais rapidement, Détective est surtout reconnu pour ses reportages sur le crime, pour ses plongées dans les bas-fonds, ses enquêtes sur le trafic international et pour le traitement de toute une série de sujets racoleurs. Chaque jeudi, la petite fabrique de crimes alimente les kiosques de ses numéros sanglants pour des lecteurs venus chercher leur dose d’énigme et d’horreur», décrivent Amélie Chabrier et Marie-Eve Thérenty, commissaires de l’exposition. Gaston Gallimard a lancé Détective par flair commercial pour compenser l’édition d’auteurs exigeants (Gide, Claudel, Saint-John Perse).
Après Georges Kessel, c’est Marius Larique qui prend les rênes de Détective avec le rêve d’un grand journal d’enquête et de reportage en recrutant des journalistes expérimentés : Louis Roubaud, Paul Bringuier du Journal, Marcel Montarron et Henri Danjou du Quotidien. La majorité des grands reporters pratiquent alors le journalisme d’immersion, comme Paul Bringuier qui se mue pour un mois en danseur mondain pour un reportage sur la faune des bars. Ces «grandes enquêtes» sont teasées dans les pages plusieurs semaines à l’avance et font le prestige de l’hebdomadaire. Le reportage implique alors un temps long, signifiant de s’absenter longtemps de la rédaction.
En octobre 1932, Louis Roubaud explique à Gaston Gallimard qu’il travaille depuis trois mois exclusivement à l’enquête sur la psychiatrie. C’est aussi un alibi pour demander une rallonge d’avance sur frais. Pour rentabiliser leurs reportages, les journalistes cherchent ensuite à les muer en volume. Ce n’est pas gagné, surtout quand ils visent la prestigieuse collection «Blanche». Ainsi, Louis Roubaud, dans la tradition des journalistes écrivains, tente-t-il de vendre à Gaston Gallimard son immersion parmi les fous après sa parution dans la revue : «Est-ce que “Démons et Déments”, l’enquête parue dans Détective, intéresse la librairie Gallimard ? Mon vif désir serait de publier le livre chez vous […]. Je crois que “Démons et Déments” pourrait avoir une carrière intéressante, mais je voudrais que les premiers mille, tout au moins, fussent publiés dans la collection “Blanche” qui, seule, pourrait me permettre de remuer la presse.» (1) Requête acceptée : le recueil paraît en 1933 dans la «Blanche» pour un tirage de 5 500 exemplaires, dont seuls 986 se vendront…
Spécialité de Louis Roubaud, les «grandes enquêtes sociales» deviennent une expression récurrente dans Détective au milieu des années 30. Celles-ci mettent en scène les déclassés dont est friande la revue, à savoir les prostituées, les prisonniers, les enfants martyrs. Roubaud publiera ainsi en février 1936 une longue série sur «la Prostitution, troublante énigme», devenue livre ensuite. Ce sera son dernier reportage pour Détective car Gallimard stoppe sa mensualité. La revue, qui vire au torchon antisémite et homophobe, s’arrête en 1940.
Au Petit Parisien, Louis Roubaud fait la une pendant des mois comme correspondant de guerre en 1939-1940, et publie notamment le témoignage sidérant d’un rescapé des camps le 24 juillet 1939 («”J’arrive de l’enfer”, la vie dans un camp d’Israélites en Allemagne»). Roubaud symbolise une veine réformatrice et de gauche dans une atmosphère d’avant-guerre nauséabonde. «Dans les archives de Gallimard, j’ai retrouvé une brochure contre le racisme, que Roubaud avait proposé d’éditer», ajoute Marie-Eve Therenty, professeur à l’université Paul-Valéry Montpellier-III. Après l’armistice, le reporter se fixe à Lyon, collabore au Petit Marseillais. Au retour d’un dernier reportage en Espagne, il trouve la mort.
«Bulle irisée». Démons et Déments apparaît comme l’illustration exacte du talent propre à Louis Roubaud, une impression de fiction, parfois surannée, donnée par une enquête tissée au fil de dialogues. Pourquoi décide-t-il de faire une incursion chez les fous et dans la folie, «sa première ascension dans la stratosphère de l’esprit» ? Un certain Charles, enfermé dans l’asile de Vaucluse depuis cinq ans, lui propose dans une lettre de lui présenter certains de ses camarades. Le prisme humain paraît toujours la pierre de touche de l’approche du reporter.
La progression se décline en une série de tableaux dans lesquels il passe, de lieux en lieux, de personnages en personnages, comme tiré par la manche, avec le truchement médical du Dr Courtois. L’enquêteur se met en scène, comme il l’a toujours fait, sans jugement ni surplomb. C’est un univers qu’il ne connaît pas, alors il l’effeuille. D’abord, des fous se racontent eux-mêmes : Charles, considéré comme «persécuté-persécuteur» et perclus d’hallucinations auditives. Un autre se plaint d’être insulté nuit et jour par une trentaine de francs-maçons qui lui assènent les pires horreurs. Un autre passe du rire aux larmes, du bonheur à la joie. «Il n’a plus rien, pas même un destin… écrit Louis Roubaud. Son âme n’est qu’une bulle irisée, soufflée par un enfant dans un rayon de lumière, ou crevée du bout des doigts.» Après les fous, il veut comprendre la folie, non sans humour. Pourquoi ne pas «vider l’océan avec une coquille de noix…» sourit M. Courtois.
Voilà Rouletabille à Maison-Blanche, dans les traces du médecin-chef Melle Pascal, qui a tenté sa première expérience en 1928 de «psychanalyse pharmacodynamique» à l’aide de drogues diverses capables de donner un instant de lucidité aux démentes. De la psychiatrie des années 30 (67 asiles en France, 18 maisons religieuses et 14 hospices, soit plus de 80 000 personnes au total), Louis Roubaud dresse un portrait immersif, avec ses manques et ses excès, et le souci de les porter à la connaissance du public. De la manière la plus empathique qui soit, en laissant se raconter les gens.
(1) «Détective, fabrique de crimes ?» Bibliothèque des littératures policières, 48-50, rue du Cardinal-Lemoine, 75 005, jusqu’au 1er avril. Catalogue édité par Joseph K. en collaboration avec Paris Bibliothèques, 192 pp., 24,5O €.
Source:© Louis Roubaud, la folie de l’enquête