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DÉCRYPTAGE / INFOGRAPHIE – La croissance et le plein-emploi sont de retour dans de très nombreux pays, mais pas l’inflation. Les salaires restent partout en berne. Un casse-tête pour la BCE et les autres banques centrales. Le plus sûr ennemi de l’inflation seraient-ils les robots ?

Le XXe siècle, ses deux guerres mondiales et les flambées inflationnistes qui ont suivi, n’aura-t-il été qu’une longue parenthèse? Dix ans après la grande crise financière de 2007-2008, l’économie internationale retrouve un régime de croisière qui s’apparente de plus en plus au XIXe, le siècle de la première Révolution industrielle (machine à vapeur), du capitalisme triomphant, de l’exubérance des Bourses… et de l’absence totale d’inflation. Le mot même, dans son acception monétaire aujourd’hui la sienne, n’est apparu en France qu’en 1919: la chose n’existait pas avant la guerre de 1914!

Les banques centrales, la Fed américaine, la BCE et la Banque du Japon, ont certes réussi à juguler les risques de déflation, cette chute simultanée des prix et de l’activité économique, qui avait engendré les catastrophes politiques des années 1930. Mais les grands argentiers n’arrivent pas à faire décoller les prix à la consommation au rythme de 2 % qu’ils jugent optimal. Ils ont fait tourner la planche à billets comme des apprentis sorciers forcenés. Le plein-emploi dont bénéficient les États-Unis et une grande partie de l’Europe devrait logiquement pousser les salaires et les prix à la hausse. Rien n’y fait. D’autres forces se liguent pour calmer le jeu: la mondialisation et la concurrence de la Chine, le vieillissement démographique, la révolution numérique et la précarité de l’emploi qu’elle favorise. Faut-il se résigner aux très faibles progressions des prix, autour de 1 % l’an, qui sont notre lot?

● Une faiblesse anormale des prix

Les conférences de presse du président de la Banque centrale européenne ne prétendent pas être des parties de fou rire. Et pourtant chaque fois que Mario Draghi explique doctement, avec son regard fixe à la Buster Keaton, que «le mandat de la BCE est de maintenir la hausse des prix à la consommation en dessous de, mais proche de, 2 %», on croit plonger dans un univers loufoque où les mots prennent un tout autre sens que dans la vie ordinaire.

Le propre d’une banque centrale, avait-on appris, est de défendre la valeur de la monnaie qu’elle émet et donc la «stabilité des prix». C’est d’ailleurs la mission officielle de la BCE en Europe (article 127, paragraphe 1). Mais pour Mario Draghi, et les autres gouverneurs, la stabilité ne veut pas dire que les prix resteraient en moyenne au même niveau mais qu’ils progressent à un rythme voisin de 2 %! Une norme quasi universelle, que toutes les grandes banques centrales de la planète ont fini par adopter.

«Il est difficile de mesurer l’inflation exactement, mais l’expérience et la théorie montrent que les chiffres ont tendance à être supérieurs à la réalité»

Vitor Constancio, le vice-président de la BCE

L’opinion publique allemande s’insurge que la BCE ne définisse pas la stabilité par une progression nulle. «Il est difficile de mesurer l’inflation exactement, mais l’expérience et la théorie montrent que les chiffres ont tendance à être supérieurs à la réalité. Quand les statisticiens disent que l’inflation est à 0 % il est hautement probable qu’on est en dessous», a rétorqué récemment Vitor Constancio, le vice-président de la BCE à une question du journal allemand Börsen-Zeitung. Il faut donc se donner une marge de précaution pour éviter le piège déflationniste. C’est d’autant plus nécessaire dans l’Union monétaire européenne, une quasi-fédération d’États: l’inflation zéro en moyenne signifierait que certains pays seraient en négatif, en dépression, juge-t-on à la BCE.

Or depuis la sortie de la crise financière, on reste partout très en dessous de la norme de 2 %. Les prix n’ont augmenté que de 0,2 % en moyenne annuelle depuis 2009 au Japon, de 1 % dans la zone euro, et de 1, 5 % pour l’économie américaine. Certes l’effondrement des cours du pétrole, qui a perdu les trois quarts de sa valeur entre 2014 et 2015 avant de se raffermir quelque peu, a aggravé l’asthénie générale ; la zone euro a même enregistré une inflation zéro en 2015!

Les caprices de l’or noir ne jouent toutefois qu’un rôle secondaire. «La Fed qui préfère l’indicateur de l’inflation sous-jacente (hors matières premières), a été en dessous de sa norme annuelle de 2 % pendant 100 mois sur 104 depuis la crise aux États-Unis!», calcule Andrew Kenningham, le chef économiste monde de Capital Economics. Et de s’interroger: «L’inflation va-t-elle jamais redémarrer?»

● FED, BCE, Insee, ils ont du mal à comprendre

Toutes les certitudes forgées au XXe siècle, qui aura été un extraordinaire laboratoire in vivo de tous les excès, paraissent s’effondrer. «L’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire, en ce sens qu’elle est et qu’elle ne peut être générée que par une augmentation de la quantité de monnaie plus rapide que celle de la production», avait décrété Milton Friedman. Le Nobel d’économie 1976, le pape du monétarisme (1912-2006), avait été très impressionné par la dépression des années 1930 qui avait mis le quart des Américains au chômage ; il en attribuait la responsabilité à des politiques monétaires trop restrictives. Au point de suggérer de faire pleuvoir «par hélicoptère» des billets verts sur la foule si l’on devait être confronté à une telle situation.

L’idée a été reprise, non pas à la lettre mais transposée à la planche billets, au lendemain du krach Lehman Brothers de 2008. Effrayé à l’idée que les États-Unis puissent renouer avec la dépression, Ben Bernanke, le président de la Fed, a inondé l’économie américaine de liquidités, jusqu’à faire plus que doubler le bilan de la banque centrale. Cet argent facile a mis Wall Street en joie (l’indice Dow Jones a plus que triplé depuis ses abîmes de l’hiver 2009), mais les prix à la consommation demeurent encalminés.

Les mécanismes inflationnistes semblent être devenus aussi impénétrables que les mystères du rhume

Face aux grands dérapages des années 1965-1982, le premier ministre Raymond Barre, «le meilleur économiste de France» selon le président Valéry Giscard d’Estaing, expliquait alors le phénomène «comme un excès de pouvoir d’achat des individus par rapport aux biens mis à leur disposition». Malheureusement cette définition de bon sens ne fonctionne plus dans la France de 2017. Alors que «la croissance commence à buter sur les capacités productives de l’économie française», signale Emmanuel Jessua, de l’institut Coe-Rexecode, ces limitations de l’offre devraient normalement doper les prix. Or ce n’est pas du tout ce qu’on observe ; l’inflation française (1,1 % sur les douze derniers mois) reste l’une des plus faibles de toute la zone euro (1, 5 % en moyenne, et 1,7 % en Allemagne).

Les mécanismes inflationnistes semblent être devenus aussi impénétrables que les mystères du rhume. Les médecins n’ont-ils pas coutume de dire «qu’un rhume non pris en charge dure sept jours, et qu’il guérit en une semaine quand il est soigné?» En définitive Mme Michu a les idées bien plus claires que l’Insee dont la définition est pour le moins tautologique: «L’inflation est la perte du pouvoir d’achat de la monnaie qui se traduit par une augmentation générale et durable des prix». Avec cette précision qui ajoute à la confusion: «Pour évaluer le taux d’inflation on utilise l’indice des prix à la consommation (IPC). Cette mesure n’est pas complète, le phénomène inflationniste couvrant un champ plus large que celui de la consommation des ménages», selon l’Insee. Comprenne qui voudra. Et pourtant ce ne sont pas les explications qui manquent.

● Le décalogue d’un nouveau monde

Pour être la grande muette de la scène économique, y compris dans les pays émergents (1,6 % à peine sur les douze derniers mois en Chine), l’inflation n’en reste pas moins la clé de voûte sur laquelle pèsent toutes les forces vives de la mondialisation et de la révolution numérique. «L’absence d’inflation en 10 explications»: c’est un véritable décalogue qu’égrène Bruno Colmant, chef économiste de la Banque Degroof Petercam et membre de l’Académie royale de Belgique. Il a le mérite d’être exhaustif:

1 – Après les dérives des années 1970, «la grande modération»: les banques centrales et la rigueur ont pris le pouvoir.

2 – Le vieillissement de la population induit une remontée de l’épargne.

3 – La révolution numérique et l’intelligence artificielle détruisent les emplois.

4 – Le monde est entré dans une «stagnation séculaire» de faible croissance.

5 – La «grande récession» de 2008-2009 a durablement précarisé les emplois.

6 – Les inégalités sociales exacerbent les comportements de thésaurisation.

7 – La dette publique oblige les épargnants à anticiper des hausses d’impôt.

8 – Dans la zone euro, la gestion des crises s’est faite au détriment de l’emploi.

9 – Les sociétés multinationales n’ont plus de dettes et sont prêteuses net (Apple).

10 – Le commerce en ligne et Amazon intensifient la concurrence sur les prix.

Ces changements structurels esquissent un nouveau monde où les pressions inflationnistes nationales se diluent dans la concurrence mondialisée, où le pouvoir de négociation des syndicats a volé en éclat devant les transformations technologiques ayant force de loi.

Les banquiers centraux sont les premiers à s’en inquiéter, car leurs repères traditionnels s’effacent. Les liens entre le chômage, l’évolution des salaires et des prix se sont disloqués. Or ils étaient leur raison d’être de pères fouettards.

● La meilleure et la pire de choses

«La courbe de Phillips s’est aplatie», a reconnu au symposium de Jackson Hole (fin août) Janet Yellen, la présidente de la Fed américaine. L’expression paraît sibylline, mais il faut la connaître car les banquiers centraux ne jurent plus que par l’économiste William Phillips (1914-1975). Il a été le premier à établir une relation inversée entre le taux de chômage (en abscisse) et le taux d’inflation (en ordonnée): plus le premier est faible et plus les salaires (et les prix) progressent, et vice versa.

Pour sa part François Villeroy de Galhau exprime une préoccupation identique, même si le gouverneur de la Banque de France ne fait pas référence nommément à Phillips: «Nous avons la conviction que l’enchaînement habituel entre la croissance, les salaires et l’inflation est à l’œuvre, même s’il prendra plus de temps qu’avant».

Passe encore que la courbe de Phillips soit moins arquée, mais qu’elle devienne complètement plate, constituerait un cauchemar pour les banques centrales qui alors n’auraient plus prise sur rien. La conjoncture est devenue particulièrement embarrassante pour la BCE qui ne sait plus à quel saint se vouer. «Il n’est pas impossible que l’inflation sous-jacente de la BCE ne revienne jamais au voisinage de l’objectif de 2 % même si le plein-emploi est atteint», avertit Patrick Artus. Le chef économiste de Natixis fait allusion aux tensions du marché du travail constatées dans plusieurs pays de la zone euro dont l’Allemagne. Même en France, 42 % des chefs d’entreprise déclarent à l’Insee avoir des difficultés à recruter du personnel compétent.

L’absence d’inflation est la meilleure et la pire des choses. Le rêve pour des consommateurs, et une source de blocage pour tous les autres, qu’ils soient banquiers centraux ou simples salariés.


Source:©  L’inflation va-t-elle éternellement rester très basse ?

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