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«L’Allégorie de la vue et de l’odorat» (détail), de Jan Brueghel l’Ancien, vers 1618. – Crédits photo : ©Luisa Ricciarini/Leemage

DOSSIER – Les historiens essaient de renouveler leur discipline en s’intéressant aux sensations et aux représentations à travers les siècles.

DOSSIER – Les historiens essaient de renouveler leur discipline en s’intéressant aux sensations et aux représentations à travers les siècles.

L’histoire de l’intime, en particulier des sensibilités, est aujourd’hui très en vogue. Elle correspond à la crise de l’histoire universitaire qu’elle espère renouveler, non sans difficulté. À partir des années 1970, l’effondrement de l’histoire quantitative a d’abord donné plus d’espace à l’histoire sociale, puis, avec la fin du marxisme, à une histoire culturelle dont les intérêts ont été de plus en plus larges, pour ne pas dire éclectiques. La discipline historique s’est détournée de certains domaines qui saturent les médias, comme les questions économiques ou politiques (reprises dans les facultés d’économie et de droit), au profit d’objets de plus en plus individuels et particuliers. Si cette démarche peut surprendre, sur un plan heuristique, elle suscite un véritable engouement chez une partie du lectorat. Les succès de librairie des ouvrages d’Alain Corbin le démontrent. Il y a incontestablement une réelle appétence pour ce genre qui correspond bien à l’hyperindividualisme de notre époque. On se passionne de moins en moins pour les grands récits (et c’est parfois fort heureux vu les désastres de certaines idéologies) et les curiosités se reportent désormais sur l’individu, ses impressions, ses odeurs, ses sentiments, sa vie privée au sens large. On veut savoir comment nos ancêtres vivaient leurs sensations.

Ce type d’histoire n’est pas aussi révolutionnaire qu’on veut bien le croire. L’école des Annales en avait déjà lancé les thèmes principaux dès les années 1930. La rareté des sources de l’intime avait posé certains freins. Toutes ces réserves ont volé en éclats. On n’hésite plus à se lancer désormais à l’assaut de tous les domaines de l’intime, certaines réalisations se montrant originales, voire très originales, comme l’œuvre passionnante d’Alain Corbin, d’autres plus contestables. Que penser de l’apport d’une histoire de l’orgasme, du pet, des déjections, etc.?

Cette approche historique de l’intime n’est pas sans soulever d’autres débats plus «politiques». Elle touche à des questions parfois fort complexes, comme celle du sexe et plus largement du genre. Elle donne aussi certaines certitudes confortables et contestables: l’exploitation hasardeuse des neurosciences, qui rejettent l’idée d’une irrationalité des sensations, permet à certains de remettre en cause les travaux de Norbert Elias, selon lesquels la civilisation serait un long processus de refoulement des émotions. Mutation commode: au fond, l’explosion de nos irrationalités contemporaines ne serait finalement plus la preuve d’une régression mais une simple évolution parmi d’autres. En un mot, tout va très bien, madame la marquise.

«Henri IV et Louis XIV puaient horriblement des pieds»

Robert Muchembled

Tous ces débats sont finalement intéressants, mais ils finissent parfois par tourner en rond. Que nous apprend par exemple cette Civilisation des odeurs de l’historien Robert Muchembled, auteur d’une intéressante histoire de la société policée? Une foule d’anecdotes. «Henri IV et Louis XIV puaient horriblement des pieds», écrit notre auteur. Importante révélation, personne ne le niera, tout de suite confrontée à une autre affirmation qui résume mieux tout l’ouvrage mais qui peut sembler contradictoire avec l’idée précédente, puisque l’auteur rappelle que «les odeurs sont toujours éminemment sociales. (…) Car la perception d’une senteur par l’individu n’est pas innée». Et d’ajouter quelques lignes plus loin: « Les Français de la Renaissance vivaient dans un environnement horriblement puant sans manifester la moindre répulsion envers leurs déjections ou leur urine.» De deux choses l’une. Les gens de l’époque étaient-ils sensibles, ou non, aux odeurs des autres? Comment donc en conclure qu’Henri IV puait au regard des critères «laxistes» de son temps?

Cette approche par l’histoire de domaines relevant traditionnellement de la littérature ou de la philosophie pose une ultime interrogation. Il y a indéniablement une histoire de la représentation du corps qui peut même se révéler fort instructive. On ne considère pas avec la même vénération le corps à l’époque antique, à l’époque de Descartes, ou aujourd’hui où l’éloge du corps est devenu le corollaire de l’apologie du sujet. Mais peut-on en revanche se livrer à une histoire des images du corps, comme si le corps humain n’était qu’une image? N’y a-t-il pas là une porte ouverte à un relativisme absolu, une forme de constructivisme, qui consisterait à laisser croire qu’il n’y aurait pas de corps en dehors de la culture?

– Crédits photo : Les Belles Lettres

On peut enfin se demander ce que tous ces travaux peuvent nous apporter de profondément neuf. Ces histoires d’odeurs de pied, par exemple, ne relèvent-elles pas d’une préoccupation de micro-histoire, fort en vogue dans les années 1970, mais qui finit par être un peu répétitive, surtout après les travaux d’Alain Corbin sur cette question de l’odorat, en particulier Le Miasme et la Jonquille (même s’il couvre une période un peu plus restreinte)? Le procédé paraît dans certains cas un peu usé jusqu’à la corde. C’est le cas de l’histoire de la sexualité, de l’amour, du couple, etc.

D’autant que l’approche de l’intime ne peut manquer d’accorder une part nécessairement très grande à l’histoire littéraire et au roman. Car beaucoup de domaines de l’intime échappent à la discipline historique classique. Il est intéressant de noter l’aveu que fait Alain Corbin, dans l’entretien ci-dessous, aveu très instructif pour la communauté historique, toujours obsédée par les archives: «J’ai passé quarante ans dans les archives, surtout départementales. Eh bien, tout ne s’y trouve pas.» Et ce n’est pas un constat qui se limite aux histoires de l’intime. Qui a travaillé sur les questions de secrets d’État sait bien que certains pactes scélérats ne figurent pas dans les archives. Faut-il renoncer à les ignorer, ne jamais en parler sous prétexte que l’historien n’évoque que ce qui est dans les archives? Évidemment non. Ce serait une vision bien aveugle de l’histoire. Pour autant, la méthode des historiens des sensibilités reste très étroitement limitée et peut sembler parfois contestable. Pourrait-on, pour se faire comprendre, imaginer écrire l’histoire des secrets d’État avec les seuls romans de James Ellroy?

 

 

«La Civilisation des odeurs», de Robert Muchembled, Les Belles Lettres, 269 p., 25,50 €.

Source: L’histoire sens dessus dessous : La Civilisation des odeurs, de Robert Muchembled

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