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REPORTAGE – Le monastère du Sinaï abrite la plus ancienne bibliothèque au monde. Les premiers résultats d’une vaste campagne de recherche sur les palimpsestes révèlent de belles surprises.

Envoyée spéciale dans le Sinaï (Égypte)

Il est encore tôt. La fraîcheur de la nuit saisit les pommettes mais un soleil doux lèche déjà les monticules arides du désert minéral du Sud-Sinaï. Depuis la coursive qui mène au deuxième étage du prieuré, on peut observer le monastère de Sainte-Catherine dans son entièreté: un petit village de pierres anciennes ceint d’une muraille, une coquille jetée dans la montagne abritant une série de dortoirs où peuvent loger quelques privilégiés, un jardin d’oliviers, des ruelles escarpées et des passerelles reliant un bâtiment à l’autre qui s’articulent autour de deux foyers: l’église de la Transfiguration et la chapelle du Buisson ardent.

Devant ce panorama, face au jour qui se lève, un vieil homme flotte dans les allées, précédé du tintement d’un lourd trousseau de clés.

«La fonction essentielle d’une bibliothèque est de favoriser la découverte de livres dont le lecteur ne soupçonnait pas l’existence et qui s’avèrent d’une importance capitale pour lui»

Umberto Eco

«Je ne saurais dire combien j’en ai», sourit-il en déverrouillant la pièce secrète. Ouvrant la porte en bois de cerisier, le père Justin, vingt et un ans de monastère, révèle un lieu confidentiel «accessible seulement aux invités spéciaux et aux chercheurs», confie-t-il avant d’annoncer: «Voilà la pièce où nous conservons tous nos manuscrits et nos livres anciens.»

C’est une pièce toute en longueur, haute de plafond, composée de deux niveaux et fraîchement rénovée. Au niveau inférieur, des cabinets grillagés laissent entrevoir des tablettes où reposent les pièces les plus fragiles: 2000 manuscrits courant sur 1700 ans d’histoire, précautionneusement emballés dans «du papier bulle et du tissu désacidifié en attendant de recevoir les boîtes en métal dans lesquelles ils seront stockés pour mieux les protéger», explique le religieux.

«La fonction essentielle d’une bibliothèque est de favoriser la découverte de livres dont le lecteur ne soupçonnait pas l’existence et qui s’avèrent d’une importance capitale pour lui», disait Umberto Eco. Et le père Justin de renchérir: «Chaque manuscrit a sa propre histoire, sa propre complexité. À travers eux, vous découvrez comment ces pièces ont été utilisées, et c’est fascinant de comprendre comment chacune d’entre elles joue un rôle dans la vie spirituelle de la communauté. Ces récits ont été lus avant nous par les générations précédentes, on peut voir les coins des pages cornés, les gouttes de la cire des bougies. Tout cela est devenu très précieux pour l’histoire de ce lieu et montre la dévotion qui règne dans ces murs.»

Depuis cinq ans, certaines de ces richesses ont fait l’objet d’un large programme de scanning autant pour les protéger que pour les rendre plus accessibles aux chercheurs.

À l’étage du dessous, dans un silence monacal, quatre hommes se meuvent dans une salle sans fenêtre. Seul le bruit des pages que l’on tourne, les «clic-clic» de souris d’ordinateur et les «zzzzzz» d’une drôle de machine résonnent.

«Saint-Catherine possède la plus vieille bibliothèque du monde encore en fonctionnement et l’un de ses plus précieux trésors est sa collection de palimpsestes»

Michael Phelps, directeur d’Emel

50 textes inconnus

Depuis 2011, l’équipe de l’Early Manuscripts Electronic Library (Emel), une organisation américaine à but non lucratif, s’attelle à capturer page par page, les 160 palimpsestes du monastère. «Saint-Catherine possède la plus vieille bibliothèque du monde encore en fonctionnement et l’un de ses plus précieux trésors est sa collection de palimpsestes», explique Michael Phelps, directeur d’Emel, qui raconte que 50 nouveaux textes, inconnus jusqu’alors, ont été révélés lors de cette mission. Au Moyen Âge, les moines réutilisaient certains livres en y effaçant les textes rédigés pour en réécrire de nouveaux. «Les couches recouvertes contiennent des langages et des textes qui possèdent une valeur inestimable pour reconstruire l’histoire du Moyen-Orient, de la fin de la période Antique et du Moyen Âge», souligne le chercheur.

Ce matin-là, l’équipe est affairée à manipuler un ouvrage noirci de calligraphies arabes sous lesquelles on devine des inscriptions en grec. «Ce qui est passionnant, c’est que vous ne savez pas, au moment de la capture, ce que vous avez entre les mains. Vous devinez juste qu’il y a une couche qui a été effacée», explique Michael Phelps. «Il y a peu, Damian faisait des captures, il est sorti de la pièce d’études en disant “des fleurs sortent du manuscrit!”, j’ai cru qu’il plaisantait mais, effectivement, la lumière ultraviolette révélait une pleine page d’illustrations de plantes médicinales qui avait été estompée et recouverte de calligraphies arabes.»

Damian Kasotakis est le directeur de la photographie de ce projet. Ce jeune Grec est en charge du bon déroulement du procédé de la capture qui fait appel à la technique de l’imagerie spectrum: un type de photographie qui permet de prendre plusieurs photos d’un même objet en l’éclairant avec différentes longueurs d’onde.

«On ne sait pas exactement pourquoi certains manuscrits ont été recyclés et pas d’autres mais on imagine que c’était dans un souci d’économie de papier»

Damian Kasotaki, directeur de la photographie du projet

Il explique: «Notre système va de l’ultraviolet à l’infrarouge avec des ondes non perceptibles par l’œil humain. En variant ces lumières, on peut rendre une encre fluorescente ou au contraire l’estomper. Nous utilisons ensuite des logiciels d’analyse comparables à ce qui se fait dans l’imagerie satellite. Ce qui est inédit, c’est d’appliquer cette technologie au patrimoine culturel.»

Et le résultat est éloquent. Dans les ouvrages, Emel a révélé une bibliothèque médicale qui avait été éclipsée dont au moins trois textes appartiennent à Hippocrate, considéré comme le fondateur de la médecine. «Ces textes sont connus mais nous avons mis au jour les plus anciennes copies connues à ce jour, on les estime, à environ 400 ans», précise Michael Phelps.

Mais quelle mouche a piqué les chanoines pour effacer des textes aussi précieux et les recouvrir de psaumes et de chants liturgiques? «On ne sait pas exactement pourquoi certains manuscrits ont été recyclés et pas d’autres mais on imagine que c’était dans un souci d’économie de papier et que certains textes, déjà vieux de plusieurs siècles, étaient devenus moins importants car les langues utilisées n’étaient plus comprises», explique Damian Kasotakis. «Il n’y avait certainement pas de jugement de valeur», assure aussi son confrère, «les textes étaient sûrement endommagés et nous avons noté que les couches effacées sont rarement en lien avec les nouvelles. Certains ouvrages ne présentent pas moins de quatre langages. Cela suscite chez nous une question: existait-il un marché de parchemins de seconde main, des vendeurs qui proposaient du papier de première qualité mais aussi de moins bonne qualité, réutilisable et donc moins coûteux?»

La multiplicité des langues évoquant des origines géographiques différentes, les chercheurs soupçonnent aussi la circulation de certaines de ces pièces, peut-être apportées par des pèlerins de passage dans le monastère grec orthodoxe. Il reviendra à un autre groupe de scientifiques de décrypter ces données. Une fois la capture réalisée, les fichiers sont envoyés à une équipe de 25 linguistes et spécialistes aux États-Unis, en Géorgie et au Liban. Au terme de cette étude prévue début 2018, l’université de Californie de Los Angeles devrait ouvrir un portail Internet avec cette moisson de données.

Cette première campagne arrivant à son terme, les moines ont sollicité de nouveau Emel pour procéder à une capture des manuscrits classiques, particulièrement ceux rédigés en syriaque et en arabe. «Sainte-Catherine possède aussi la plus importante collection du monde de littérature chrétienne en arabe et en syriaque», précise Michael Phelps, «des textes philosophiques, théologiques, des prières et de la littérature séculière et scientifique. Cette digitalisation va ouvrir une nouvelle ère pour la recherche dans ce domaine», assure-t-il. Quatre mille nouvelles pages devront être traitées, un projet qui devrait prendre trois à quatre ans.


 

 

Source:©  Les secrets des manuscrits de Sainte-Catherine

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