
Le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris propose une grande rétrospective consacrée à Jean Fautrier, auteur notamment d’Otages, une série de visages anonymes de la guerre, que l’artiste a commençée au début de l’année 1943.
CRITIQUE – La grande rétrospective consacrée à Jean Fautrier propose notamment de (re)découvrir Otages, une série de visages anonymes de la guerre, que l’artiste a commençée au début de l’année 1943.
Otages . Le nom même de cette série de portraits, la plus connue et sans doute la plus cotée de Jean Fautrier, attire l’esprit comme un soleil noir. Leur exposition, en novembre 1945 à la Galerie Drouin, témoigna de la guerre et de sa violence d’une façon troublante. À la lisière de l’abstraction, elle est d’une douceur pâle de fresque où le rouge, parfois seulement le mauve, traverse une forme et la matière appliquée au couteau qui deviennent, d’un coup de pinceau, un visage humain (Tête d’otage n° 20, 1944). Elle fascina le public parisien, d’autant que le catalogue de l’exposition était préfacé par André Malraux dont la plume en souligna la force ambiguë. Comme si cette guerre cruelle était déjà un matériau lointain, comme les guerres de l’Antiquité dont ils ne restent que de beaux vestiges.
Le critique d’art Michel Ragon raconte que plusieurs visiteurs s’étaient sentis mal à l’aise face à la sérialisation des portraits: «Chaque tableau était peint de la même manière. Sur un fond vert d’eau, une flaque de blanc épais s’étalait. Un coup de pinceau indiquait la forme du visage. Et c’était tout.» La série des Otages fut commencée au début de l’année 1943. «Arrêté par la Gestapo la même année, Fautrier trouva asile à Châtenay-Malabry, dans la clinique psychiatrique du Dr Le Savoureux. On rapporte alors qu’il puisa son inspiration dans le macabre spectacle des exécutions de prisonniers que les Allemands perpétraient dans le parc de la résidence. Que “le sujet s’en était imposé à lui”, souligne Bernard Bourrit dans Fautrier. Peindre (pour) les Otages. «Ces visages explosés correspondent exactement à ce qu’écrit Ernst Junger dans Journal de guerre, où il dit que les soldats allemands s’acharnaient à tirer sur le visage des otages lorsqu’ils étaient beaux», rappelle Fabrice Hergott, directeur du MAM et commissaire français de cette exposition venue de Winterthur.
«Les soldats allemands s’acharnaient à tirer sur le visage des otages lorsqu’ils étaient beaux »
«Pour ses sujets, souligne Dieter Schwarz, commissaire suisse de cette version parisienne agrandie de 50 œuvres, Fautrier trouva des formulations renonçant à toute individualité ; il ne s’agit jamais d’un branchage spécifique, d’une figure nue individuelle, d’un otage en particulier – Fautrier créa plutôt des lignes schématiques, dessinées sur une masse d’enduit, travaillées au couteau de peintre, doucement arrondies, et qui font allusion au sujet.» En voici six des plus émouvants, petits formats toujours, parmi les 24 exemplaires repertoriés du vivant de l’artiste, qui font glisser le sang comme une pluie fine sur un profil bleuté (Tête d’otage n° 10, 1943), qui noie la moitié du visage dans une ombre rouge sombre (Otage, vers 1943).
Les Otages de Fautrier ont marqué la reconstruction de la vie culturelle française à la Libération, souligne le Centre Pompidou à propos de sa Tête d’otage, 1945. Ils firent sensation. En signe de rupture rédemptrice pour une société qui se relevait, ils divisèrent l’opinion. Les recherches de Fautrier, écrit Jacques Gabriel dans Le Pays, le 19 novembre 1945, «ne suffisent pas, croyons-nous, à dresser un monument digne d’eux à ces hommes et ces femmes qui se sont sculptés dans les supplices et qui sont morts pour nous sans parler.»
Jean Fautrier, Matière et Lumière, du 26 janvier au 20 mai 2018 au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
Source:© Les Otages de Fautrier : visages anonymes de la guerre