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Les reconstitutions des batailles entre Nordistes et Sudistes sont très populaires aux Etats-Unis. Mais les tensions autour du racisme et de la mémoire collective du Sud mettent à mal cette tradition américaine.

Le spectacle avait tenu ses promesses. Sur la prairie ensoleillée, des rangs de soldats confédérés, vêtus de leurs uniformes gris, s’étaient jetés dans la mêlée en poussant des cris stridents censés effrayer l’ennemi. En face, les « bleus » de l’armée unioniste, fantassins et cavaliers, avaient riposté en tirant au canon et au fusil. Des nuages de poudre s’étaient échappés des armes, formant des volutes circulaires. En ce samedi d’automne, la reconstitution de la bataille de Cedar Creek (Virginie), un affrontement meurtrier entre l’armée des Etats confédérés du Sud et l’armée de l’Union quelques mois avant la fin de la guerre de Sécession (1861-1865), s’était déroulée selon un scénario bien rodé.

Dans chaque camp, des hommes s’étaient effondrés dans l’herbe verte, face contre terre, prétendument morts ou blessés. Des médecins militaires équipés de trousses en cuir avaient fait mine de les examiner. Les officiers à cheval avaient parcouru les rangs d’un air concerné. On comprenait vaguement que les sudistes avaient subi une cinglante défaite, prélude à leur reddition, en avril 1865, à l’issue d’une guerre qui allait mettre fin à l’esclavage et forger le futur Etat fédéral. Puis, sous les applaudissements, les acteurs des deux bords, plusieurs dizaines d’hommes et quelques femmes, étaient venus saluer les spectateurs, assis le long de la prairie sur des chaises de camping, sacs de pop-corn XXL en mains.

Malgré les rangs clairsemés du public, l’ambiance bon enfant pouvait faire oublier les menaces qui avaient pesé sur l’événement les jours précédents. Quand soudain, un vent d’incrédulité a soufflé sur les tentes blanches des confédérés : une bombe artisanale venait d’être découverte dans la tente des cantinières. Les acteurs et leurs familles, déjà occupés à déguster un steak-purée autour des feux de camp, ont dû évacuer une partie des lieux sur ordre du shérif. Cedar Creek venait d’être rattrapée par les polémiques historico-politiques qui, depuis des mois, font rage sur la place des statues et des drapeaux confédérés dans la mémoire collective américaine.

Déboulonnages de statues

Depuis les violences de Charlottesville (Virginie), en août, où une femme protestant contre un rassemblement de suprémacistes blancs a été tuée par une voiture, la déchirure Nord-Sud, jamais totalement refermée, s’est à nouveau creusée. Des groupes antiracistes, parfois débordés par des antifascistes radicaux, contestent la glorification des symboles sudistes et l’héritage des Etats esclavagistes. Ce mouvement est né en 2015 après le drame de Charleston (Caroline du Sud), où un suprémaciste blanc, Dylann Roof, a tué neuf fidèles noirs dans une église. Les déboulonnages de statues se sont propagés à travers le territoire, conduisant les Américains à s’interroger sur les causes d’une guerre terrible (620 000 morts), source de déchirements pour bien des familles et pour le pays tout entier. Dans ce climat, plusieurs reconstitutions de batailles ont été annulées, des « soldats confédérés » ont été visés par des gaz lacrymogènes.

« Ces reconstitutions ne disent rien de la raison principale de la guerre, c’est-à-dire le maintien ou non de l’esclavage »
Melvin P. Ely, professeur d’histoire à l’université de Williamsburg (Virginie)

Alors que le soleil se couche sur la prairie de Cedar Creek, Clydie Toms ne décolère pas. « Ils nous ont ruiné notre week-end », s’emporte cette solide sudiste, au bras de son ami, en uniforme de soldat confédéré. « Ce sont eux les fascistes, pas nous », ajoute-t-elle, dans une allusion aux groupes « antifas ». Ses propos véhéments sur les « minorités [noires] qui profitent du système » laissent peu de doutes sur ses penchants idéologiques. « Nous nous attendions à des manifestations, on nous avait même demandé de ne pas réagir si on était pris à partie, mais là, je ne comprends pas », se désole aussi Chris, 49 ans, routier en semaine, fantassin sudiste le week-end. Comme beaucoup, cet habitant de Pennsylvanie, attablé sous la toile blanche de sa tente militaire, souhaite rester anonyme par « peur des représailles ». Venu aux reconstitutions pour « l’ambiance, les feux de camp et l’amour de l’Histoire », il assure ne pas concevoir les haines que déclenche désormais toute allusion à la guerre de Sécession.

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Melvin P. Ely, lui, a une idée sur la question. « Certes, les reconstitutions de batailles et le maintien des statues confédérées dans l’espace public ne posent pas le même genre de problèmes. Mais leur exploitation politique par l’extrême droite et l’extrême gauche est la même, explique ce professeur d’histoire à l’université de Williamsburg (Virginie). Et aujourd’hui, il y a comme une tache sur tout ce qui touche de près ou de loin à la guerre de Sécession. »

« Climat vraiment malheureux »

Pour une partie de l’opinion publique, voir jouer sur le même plan la bravoure et la sincérité des deux camps a du mal à passer. D’autres estiment au contraire que l’on ne peut effacer un côté de l’Histoire. Et le fossé se creuse, énième avatar de la « guerre culturelle » relancée par la droite conservatrice et l’administration actuelle, qui divise le pays. Don Terrence, responsable de la reconstitution de Fort Branch (Caroline du Nord), organisée sans incident début novembre, juge « ce climat vraiment malheureux » et regrette que son hobby soit devenu « un dommage collatéral » des tensions sociétales. « Une personne ou un groupe avec un agenda politique suffit pour tout mettre en danger, mais on ne peut pas laisser l’Histoire mourir », s’inquiète le sexagénaire au fort accent du Sud.

Les acteurs, eux, expliquent volontiers qu’ils ne cherchent qu’à dépeindre la vie des soldats et de leurs familles sur les champs de bataille, prêts à porter l’uniforme gris des confédérés ou la tunique bleue des unionistes selon les besoins. « A Fort Branch, un jeune acteur noir participe d’un côté ou de l’autre », assure M. Terrence, avant de conclure fièrement : « Nous ne sommes pas des racistes, nous sommes des historiens. »

Il n’empêche, durant tout l’automne, les organisateurs de reconstitutions se sont demandé s’il était bien prudent de les maintenir. « On en a discuté, mais notre mission éducative est de partager l’Histoire, sans rien en cacher », avance Kathy Dickson, l’une des responsables du site d’Honey Spring (Oklahoma), où se tient, depuis plus de trente ans, la reconstitution de la plus importante bataille menée « en territoire indien », qui vit s’affronter des Amérindiens et des Afro-Américains. « Il n’a jamais été dans notre intention de glorifier le Sud, insiste-t-elle. Si le débat actuel peut donner l’occasion d’éduquer les gens, tant mieux, mais il faut reconnaître que la polarisation est forte. » Pour elle comme pour beaucoup des acteurs ou des spectateurs friands de ces spectacles, les reconstitutions font œuvre de pédagogie. Il est vrai que, dans les écoles américaines, cette partie de l’Histoire n’est pas la mieux enseignée, d’autant plus que les versions varient selon les Etats. « Assister à la reconstitution vaut toutes les leçons des livres », confie Amber Johnson, venue à Cedar Creek avec ses enfants, malgré les menaces. « Ils sont sous la protection de Dieu », assure la jeune mère en souriant.

« Guerre culturelle »

Cette approche « éducative » fait bondir M. Ely, le professeur d’histoire, pour qui ces reconstitutions présentent une vision historique distordue. « Non seulement elles sont globalement incarnées par des hommes blancs de plus de 50 ans, alors que les soldats avaient plutôt 20 ans et que beaucoup d’Afro-Américains y ont participé, mais surtout, elles ne disent rien de la raison principale de la guerre, c’est-à-dire le maintien ou non de l’esclavage. » Globalement, il est admis que ces spectacles ne défendent pas un agenda politique, même si, à titre individuel, la plupart des acteurs ont un point de vue sur le sujet. « Bien sûr que nous avons un avis ! », confirme Ken Mattson, 47 ans, maréchal-ferrant dans la vraie vie et sur les champs de bataille sous l’uniforme unioniste. Juché avec tout son attirail sur son cheval, il défend plutôt une approche tolérante des rapports Nord-Sud et des questions raciales. « Après les batailles, on essaye de débattre, mais souvent les plus engagés préfèrent se taire. »

Doretta Brown, « femme de soldat confédéré », longue robe de coton couleur ivoire et chapeau de paille, n’est pas de ceux-là. « Nous n’avons pas pris part à cette guerre mais nous sommes fiers d’être de ce côté de l’Histoire », clame cette sexagénaire habituée à participer à une quinzaine de reconstitutions par an. Au côté de son mari, elle y prépare les repas, monte le campement, fait le feu de camp, nettoie les armes. Tout en réajustant les rubans de son chapeau, elle maintient que les causes du conflit restent « sujettes à polémique ». « On ne défend pas l’esclavage, mais le Sud n’était pas mécanisé ; il lui fallait bien de la main-d’œuvre », assène-t-elle en toute candeur. Tricot en mains, chapeau d’époque noué sur un chignon parfait, Denise renchérit. « La cause des sudistes était juste, et tout a commencé pour une question d’impôts et de liberté. Mais, aujourd’hui, les libéraux veulent aseptiser l’Histoire », assène cette Virginienne sanglée dans une longue parure rouge digne d’un personnage d’Autant en emporte le vent. « Nos ancêtres auraient voulu libérer les esclaves, mais les Noirs étaient comme des enfants, ils n’avaient nulle part où aller », explique-t-elle, visiblement convaincue.

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Attentif dans le public, casquette de soldat confédéré vissée sur son crâne glabre, Rafael Rodriguez, 32 ans partage ces vues. « Techniquement, je devrais être un Yankee », explique en souriant ce gaillard d’origine portoricaine né et élevé à New York. Mais depuis qu’il a déménagé en Caroline du Nord, il se sent « sudiste », au grand dam d’une partie de sa famille. « J’ai compris que le drapeau, les statues confédérées ne symbolisaient pas l’esclavage ou le suprémacisme blanc, mais la liberté d’Etats qui voulaient vivre selon leurs propres règles. » Dans les deux camps, beaucoup regrettent quand même que cette guerre fratricide du XIXe siècle trouve un écho actuel. Tous reconnaissent aussi que, depuis deux ans, l’incapacité de leurs compatriotes à débattre en toute sérénité s’est renforcée, ce qui, par ricochet, pourrait signer la mort de ces reconstitutions. En attendant, celle de Fort Branch est programmée pour novembre 2018. La « guerre culturelle » en cours inquiète ses organisateurs, mais ils craignent surtout d’être vaincus par le vieillissement inexorable des passionnés, acteurs et spectateurs. Une disparition qui priverait l’Amérique de l’un de ses plus populaires passe-temps.

Source:© Les Etats-Unis se déchirent encore autour de la guerre de Sécession

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