DÉCRYPTAGE – Les instituts monétaires, piégés par leurs hausses de taux, se mettent à perdre de l’argent.Source: © Les banques centrales peuvent-elles faire faillite?
DÉCRYPTAGE – Les instituts monétaires, piégés par leurs hausses de taux, se mettent à perdre de l’argent.
Les toutes puissantes banques centrales pourraient être des colosses aux pieds d’argile, piégés par leurs propres décisions monétaires. Ces instituts, qui jalousent leur indépendance et ont le pouvoir exorbitant de créer de la monnaie, voire de sauver les économies, font face à des pertes financières sans précédent. Certains en sont déjà à réclamer aux États de les renflouer, ce qui pourrait affaiblir leur autorité.
La Banque nationale de Belgique, cotée en Bourse, a prévenu qu’elle s’attendait à 9 milliards d’euros de pertes sur cinq ans. Celle des Pays-Bas a précisé qu’elle risquait d’avoir besoin d’un sauvetage de l’État. C’est déjà le cas de la Banque d’Angleterre, qui doit recevoir un transfert de 11 milliards de livres (12,5 milliards d’euros) de l’État, et estime avoir besoin de 133 milliards (151 milliards d’euros) sur les cinq prochaines années – davantage que les 120 milliards de dividendes qu’elle avait reversés aux finances publiques britanniques depuis 2009. La Banque nationale suisse, pour sa part, a affiché une perte colossale de 142 milliards de francs suisses (144 milliards d’euros) sur les neuf premiers mois de l’année.
Comment en est-on arrivé là? Un retournement de la politique monétaire dans le monde entier explique cette situation inédite. Depuis la grande crise financière de 2008 et jusqu’à la pandémie de Covid, une politique monétaire accommodante (quantitative easing) non conventionnelle a conduit les banques centrales à soutenir les économies par l’injection massive de liquidités. Concrètement, cela a consisté pour elles à acquérir sur les marchés des titres d’emprunts d’État. Au total, quelque 30.000 milliards de dollars d’obligations à rendements peu élevés, puisque les taux d’intérêt étaient proches de zéro en raison d’une inflation atone à l’époque dans les pays développés, ont atterri dans leurs bilans.
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Des montagnes d’actifs
Dans le même temps, la Banque centrale européenne (BCE) et quelques autres ont innové avec des taux d’intérêt négatifs: les banques commerciales devaient les payer pour le privilège d’y placer leurs dépôts. Des profits substantiels en ont résulté: de l’ordre de 300 milliards d’euros entre 2012 et 2021.
Depuis la flambée inflationniste qui s’est amorcée en 2021, les termes de l’équation se sont inversés. Les banques centrales ont brutalement relevé leurs taux (jusqu’à 4,50 % outre-Atlantique, 2 % en zone euro), ce qui veut dire qu’elles doivent désormais rémunérer aux banques des intérêts sur leurs dépôts. À l’inverse, les montagnes d’actifs accumulés restent soumises aux taux planchers de l’époque où ces titres ont été émis. D’où un différentiel négatif.
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Pour la BCE, le coût de la rémunération des dépôts bancaires pourrait atteindre 70 milliards d’euros l’an prochain, estime Frederik Ducrozet, chef de la recherche économique chez Pictet. Cela pourrait se traduire par une perte cumulée de 40 milliards d’euros répartie entre les dix-neuf banques centrales nationales de l’eurosystème, selon Morgan Stanley.
Des situations différentes selon les pays
La Banque de France n’est pas encore dans la situation de ses homologues belge ou néerlandaise. Après avoir reversé 3,5 milliards d’euros de dividendes à l’État actionnaire l’an dernier, elle devrait rester dans le vert pour 2022. Ensuite, elle prévoit de couvrir d’éventuelles pertes grâce à ses réserves. Celles-ci sont moins importantes aux Pays-Bas ou en Belgique, d’où la fragilité des instituts monétaires respectifs.
En tant que seul émetteur de devise de banque centrale en euro, l’eurosystème sera toujours en mesure de générer des liquidités supplémentaires si nécessaire.
Christine Lagarde, présidente de la BCE
Faut-il s’inquiéter? «En tant que seul émetteur de devise de banque centrale en euro, l’eurosystème sera toujours en mesure de générer des liquidités supplémentaires si nécessaire, affirmait en 2020 la présidente de la BCE, Christine Lagarde. Donc, par définition, il ne risque ni la faillite ni de manquer d’argent.»
Même logique pour la puissante Réserve fédérale américaine, passée dans le rouge cette année. Elle n’a qu’à reporter ses pertes d’année en année sans que cela ne lui pose problème – hormis les 50 à 100 milliards de dollars annuels qu’elle avait l’habitude de reverser au trésor. Pour certains économistes, cette question serait donc une tempête dans un verre d’eau.
Si les pertes des banques centrales sont un non-événement en théorie, elles peuvent avoir d’importantes conséquences en pratique, notamment sur le plan budgétaire
Frederik Ducrozet, chef de la recherche économique chez Pictet
«Si les pertes des banques centrales sont un non-événement en théorie, elles peuvent avoir d’importantes conséquences en pratique, notamment sur le plan budgétaire», nuance Frederik Ducrozet. Si les banques centrales sont affaiblies financièrement au point de demander l’aide des États, il pourrait devenir plus difficile pour elles de maintenir leur fermeté dans une politique monétaire qui indispose les gouvernements en renchérissant le coût de l’emprunt. De façon inhabituelle, Emmanuel Macron a récemment appelé les dirigeants de la BCE à «faire très attention». Le gouvernement italien de Giorgia Meloni a aussi vertement critiqué son durcissement.