
Dans la nuit du 9 janvier, une épicerie cacher tenue par un musulman a été entièrement ravagée par les flammes.
Jamais Aziz n’avait imaginé pareil drame. Pas à Créteil. « Ici, il n’y a aucune tension », martèle-t-il, préférant taire son nom de famille. Cela fait plusieurs années que ce commerçant de 44 ans, musulman, est propriétaire d’une épicerie cacher, abritée au rez-de-chaussée du petit centre commercial Kennedy, dans le quartier populaire du Mont-Mesly.
« Un musulman qui vend des produits cacher dans une ville de banlieue, ça n’est pas banal, commente-t-il. Mais tout se passait très bien. » Jusqu’à ce que sa supérette soit incendiée dans la nuit du 9 janvier, trois ans jour pour jour après l’attentat de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Et quelques jours seulement après l’inscription de croix gammées rouges sur son rideau de fer et celui de l’enseigne cacher voisine.
De Promo & Destock, il ne reste rien. Les flammes ont entièrement ravagé les lieux, désormais condamnés par de grands panneaux de bois aggloméré. Au-delà des dégâts matériels, c’est un symbole qui vient d’être réduit en cendres. Cela faisait huit ans qu’Aziz se rendait chaque matin dans cette galerie marchande d’un autre âge, « sauf le samedi, jour de shabbat », précise-t-il.
Avant de lancer sa propre affaire en 2013, il a été le directeur de l’Hyper Cacher adjacent durant quatre années. « Comme moi, le fondateur était d’origine algérienne, il m’a embauché après dix minutes d’entretien, se souvient-il. Il se fichait que je sois musulman. » Les clients aussi, assure-t-il. Ce sont même eux qui l’ont encouragé à se lancer dans le cacher discount, peu de temps après l’ouverture de son épicerie. « Ils me demandaient des produits que le supermarché d’à côté ne distribuait pas, raconte Aziz. Au début, je vendais de tout, en quelques mois, je me suis spécialisé dans le cacher. » Un succès.
Pour preuve, les performances économiques de Promo & Destock, qui lui valent d’être présélectionné pour un concours des 500 entreprises dont la croissance du chiffre d’affaires est la plus spectaculaire. « Il approvisionnait la synagogue et les quatorze oratoires de la commune, précise Albert Elharrar, le président de la communauté juive de Créteil. Aziz est la preuve de la symbiose qui existe à Créteil entre juifs et musulmans. Cet incendie ne parviendra pas à briser cette entente. »
De « rares actes de délinquance »
Au niveau national, les institutions représentatives de la communauté juive ont dénoncé un acte antisémite. « Même à Créteil, une ville où les gens vivent plutôt bien, un tel événement jette forcément un trouble », commente Sammy Ghozlan, président du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA). D’autant qu’il fait suite à deux autres agressions de familles de confession juive : un cambriolage et un viol chez un couple en 2014, puis l’incendie de la voiture puis du paillasson d’un autre en 2017. Toutes deux se sont produites dans le quartier du Port.
« Les commerces juifs ont fermé », affirme le président du BNVCA. En réalité, il en reste quelques-uns, dont un nouveau venu installé il y a quatre ans, Les Saveurs du monde, qui propose aux clients des produits exotiques, cacher et halal. « Personne ici ne s’étonne que l’on vende les deux », témoigne Georges Devecioglu, 28 ans, le gérant. Le jeune homme précise : « Jamais je n’aurais choisi d’ouvrir ce type de commerce dans le “9-3”. Mais ici, on savait que ça se passait plutôt bien. »
Au niveau local, on reste prudent. La ville de 92 000 âmes située au sud-est de Paris compte plus de 20 000 habitants de confession juive. Avec Sarcelles (Val-d’Oise), c’est la communauté la plus importante d’Ile-de-France. Karim Benaïssa, le président de l’Union des associations musulmanes de Créteil, parle de « rares actes de délinquance qui déstabilisent un peu l’équilibre » ; Albert Elharrar évoque des forfaits commis par « quelques éléments isolés qui cherchent à mettre le désordre ».
« Il existe ici une vie juive intense »
Les deux hommes et la mairie jouent la même partition, celle du « très bon vivre-ensemble made in Créteil », comme l’appelle Karim Benaïssa. Hors de question d’être associé à certaines banlieues dont les tensions poussent les communautés juives à en partir. « Il n’y a eu aucun départ de familles juives ces dernières années », assure-t-on à la mairie.
La guérite construite voilà cinq ans à l’entrée de la synagogue et le Digicode mis en place il y a deux ans ? Les conséquences « malheureuses » d’une « ambiance générale », affirme Albert Elharrar, en aucun cas le reflet d’un malaise local. « Il existe ici une vie juive intense avec de nombreuses structures d’accueil », ajoute-t-il.
« Il faut que cette entente entre les représentants des différentes communautés soit publique », souligne Karim Benaïssa, évoquant sa « recette » du « très bon vivre-ensemble ». Ainsi se rend-il aux événements organisés par les juifs ou les catholiques accompagné de plusieurs dizaines, parfois même de plusieurs centaines, de fidèles.
Second « ingrédient essentiel », insiste-t-il : la mosquée Sahaba. Inaugurée en 2008 grâce à une aide financière de la municipalité « pour les activités culturelles » et un bail emphytéotique, elle est désormais la propriété de la communauté musulmane, qui l’a rachetée en novembre 2017. « Permettre d’avoir un lieu de culte décent donne aux fidèles le sentiment d’être reconnus et éteint tout sentiment de frustration et de colère », précise Karim Benaïssa.
La « piste criminelle » privilégiée
Comme les deux représentants des communautés, Aziz avance une autre hypothèse pour expliquer l’incendie de son épicerie : il pourrait être l’œuvre de dealeurs, très actifs dans le centre commercial Kennedy. Accoudés à la rambarde du premier étage, aux abords du bar PMU, ils sont quelques-uns à faire leur business aux yeux de tous.
« Depuis un an et demi, leur activité s’est beaucoup intensifiée, se désole Aziz. Je me suis pris la tête avec eux peu de temps avant les graffitis et l’incendie : je leur ai demandé d’arrêter de casser mon rideau de fer en y coinçant leur marchandise. »
Ce même rideau métallique qui a été fracturé et en partie relevé avant de mettre le feu à l’intérieur du magasin, « dans un rayon où il n’y avait aucun câble électrique », précise-t-on au parquet de Créteil. La procureure a déclaré privilégier la « piste criminelle ». L’enquête, ouverte pour dégradation volontaire par incendie, a été confiée à la police judiciaire du Val-de-Marne. Elle s’annonce difficile : « Il existe peu d’indices exploitables ni aucune vidéo de caméra de surveillance », indique le parquet.
« Minorités qui essaient de foutre la haine »
Quant à la lettre de menace envoyée cinq jours plus tard au centre communautaire juif La Varenne-Saint-Hilaire, à Saint-Maur (Val-de-Marne) – « Sale juifs de batard Hitler vaincra. Après Créteil c’est vous bande de batarts qui allez bruler dans le quartier », est-il inscrit en lettres capitales – le parquet a déclaré que « rien, en l’état, ne permet[tait] de faire le lien avec l’affaire de Créteil ».
« Ce sont des petites minorités qui essaient de foutre la haine entre les communautés », juge Aziz, « pire que blessé » par la rumeur qui circule depuis l’incendie. Ce mardi matin-là, le feu n’avait pas encore fini de dévorer son épicerie que des mauvaises langues s’exprimaient déjà : « Arnaque à l’assurance ! », a hurlé un habitant présent sur les lieux.
Certains assurent même avoir vu deux experts en assurance l’après-midi même. « C’est malhonnête », s’emporte Sammy Ghozlan. « Indigne », renchérit Albert Elharrar. « Il est certain que si l’Hyper Cacher avait été la cible, personne ne se serait posé la question, confie Aziz. C’est comme si on me massacrait une seconde fois. »
Source:© Le « vivre-ensemble made in Créteil » à l’épreuve d’un incendie