CHRONIQUE. Les changements de pied de Joe Biden envers Mohammed Ben Salman lui reviennent en boomerang. Mais le raidissement saoudien, qui vient de s’aligner sur les intérêts pétroliers de la Russie, relève du pari.
On ne dispose pas, malheureusement, d’instruments de mesure un peu précis pour les crises de relations bilatérales. S’il en existait un, il permettrait de jauger les tensions entre l’Arabie saoudite et les Etats-Unis. Et de dire s’il s’agit d’un accès de fièvre de plus, semblable à d’autres plus anciens et surmontés, ou de la cassure qui redéfinira les rapports entre les deux pays, pour longtemps, au terme d’un long compagnonnage engagé en 1945 entre Abdelaziz Al Saoud et Franklin Delano Roosevelt.
En quelques mois, un fist-bump s’est transformé en gifle. Le premier renvoie au salut, poing contre poing, échangé en juillet à Djedda par le prince héritier et véritable maître de Riyad, Mohammed Ben Salman, et le président des Etats-Unis, Joe Biden. Un Canossa sur la mer Rouge pour le second, qui avait promis au premier un sort de paria pour son implication présumée dans l’assassinat et le démembrement du dissident saoudien et résident américain Jamal Khashoggi en 2018. Venu mendier une hausse de la production pétrolière saoudienne pour faire baisser les prix, Joe Biden était manifestement reparti les mains vides.
La gifle est venue le 4 octobre, lorsque Riyad s’est aligné sur les intérêts de Moscou en validant une baisse de la production d’hydrocarbures au sein du principal cartel de pays pétroliers, l’OPEP, élargi à la Russie, pour doper les prix de l’or noir. Joe Biden a déploré une décision « décevante ». Autant dire que des sentences beaucoup moins amènes concernant le prince héritier ont dû fuser le même jour dans le périmètre immédiat du président des Etats-Unis.
Les démocrates du Congrès ne cessent depuis cette date de crier à l’ingratitude et à la trahison et agitent la menace de représailles concernant les liens militaires étroits entre les deux pays. Le mot de « réévaluation » des relations bilatérales a même été prononcé le 11 octobre par la Maison Blanche.
Le terreau est potentiellement fécond. Les millions de dollars dépensés en relations publiques par l’Arabie saoudite à Washington ne sont jamais parvenus à effacer le traumatisme des attentats du 11-Septembre, conduits par un groupe de terroristes majoritairement sujets du royaume. Sur les réseaux sociaux, les Saoudiens se cabrent symétriquement en mettant en avant la primauté des intérêts du royaume sur toute autre considération et en dénonçant également, avec virulence, une posture paternaliste américaine jugée d’un autre âge.
Crise de crédibilité
Comme dans toute bonne crise qui se respecte, les responsabilités sont largement partagées. Joe Biden peut méditer sur ses changements de bord dictés par le court terme, et accessoirement par les élections de mi-mandat prévues début novembre. Difficile de plaider vigoureusement en faveur de la sortie des énergies fossiles, sur lesquelles repose, pour quelques décennies encore, la monarchie saoudienne, au nom de la lutte contre le dérèglement climatique, tout en demandant à cette dernière de puiser plus encore dans ses réserves quand les prix à la pompe s’envolent.
Difficile également de placer l’opposition entre les démocraties et les régimes autoritaires au cœur d’une vision du monde officielle, tout en se précipitant au-devant d’un potentat patenté quand nécessité fait loi. Washington s’accommodait volontiers d’avoir pour partenaires dans la région des dirigeants peu sensibles à ses valeurs ; le problème pour lui maintenant est que ces derniers le méprisent ouvertement.
Mais la stratégie du prince héritier saoudien est cependant à hauts risques. Le plurilatéralisme dicté par une conception purement contractuelle des relations internationales est sans doute praticable sans grandes conséquences par temps clair. Il devient beaucoup plus périlleux à l’heure de la guerre.
Politique de coups de force
Il est difficile d’avancer un alibi benoîtement économique pour justifier un alignement sur Vladimir Poutine, au moment même où ce dernier annexe unilatéralement des territoires appartenant à l’Ukraine et conquis par la force. On notera qu’il est de même hardi de se rendre le 11 octobre à Moscou tout en niant choisir son camp au lendemain de crimes perpétrés par la Russie (les bombardements massifs de villes et d’infrastructures ukrainiennes), comme l’a fait un alter ego régional du prince saoudien, Mohammed Ben Zayed, qui dirige la fédération des Emirats arabes unis.
Depuis sa prise de pouvoir à la hussarde à Riyad et l’enterrement de la collégialité qui préservait le royaume de toute forme d’aventurisme, le prince héritier donne libre cours à une politique de coups de force, militaire au Yémen ou diplomatique au Qatar (jusqu’à la dernière réconciliation en date), avec des résultats souvent désastreux dont il ne semble tirer aucun enseignement.
Mais le raidissement saoudien s’inscrit également dans une vision du monde dans laquelle la puissance américaine, longtemps dominante sur cette rive du golfe Arabo-Persique, est concurrencée par des « révisionnistes » russe et chinois. Ces derniers n’inspirent pas à Riyad la révulsion idéologique de l’URSS communiste de naguère. Ils apparaissent même, au contraire, s’agissant du second, comme un possible modèle de développement autoritaire qui ne s’embarrasse pas de valeurs autres que l’ordre. Un modèle qui conviendrait parfaitement à un modernisateur autocrate tel que le prince héritier.
Ce raidissement de Mohammed Ben Salman, si ce dernier décide de persévérer, relève cependant du pari, dans un pays qui, depuis des décennies, s’en est remis pour sa sécurité à la première puissance militaire mondiale et dont l’armement est presque entièrement made in USA. Un pari sur lequel son pouvoir pourrait alors se jouer.
Gilles Paris(Editorialiste)
Source:-© « Le problème pour les Etats-Unis maintenant est que l’Arabie saoudite les méprise ouvertement »