EXCLUSIF – Collaborateur de Jacques Chirac pour la rédaction de ses Mémoires, l’historien et éditeur Jean-Luc Barré dévoile, dans son prochain livre, Ici, c’est Chirac (Fayard), en librairie le 2 octobre, des conversations inédites avec l’ancien chef de l’État. Ensemble, ils ont revisité un exceptionnel destin politique. Des sujets plus intimes ont également été abordés: sa vie familiale, sa passion des arts premiers, sa philosophie de l’existence. Extraits exclusifs.
«Je n’ai jamais résolu d’entrer en politique»
Jacques Chirac est un homme organisé, méthodique. Un maniaque de l’ordre qui apprécie les horaires fixes – même s’il lui arrive aujourd’hui de moins les respecter -, comme les objets posés au bon endroit et les dossiers classés avec soin. Il a plus que jamais besoin de repères sûrs dans une vie où l’inconnu n’a plus sa place. Le rituel de nos séances de travail est fixé d’entrée de jeu. Rendez-vous en milieu de matinée au deuxième étage du 119 rue de Lille, deux à trois fois par semaine. (…) Il commence par s’informer auprès de sa chargée de communication, Bénédicte Brissart, des nouvelles du jour et de son emploi du temps. (…) Il hoche la tête dès qu’on prononce le nom de son successeur et se garde ostensiblement de tout commentaire, l’air de celui qui n’en pense pas moins. Puis, dépliant sa longue carcasse, le pas toujours un peu traînant, il me convie à l’accompagner dans son bureau et à prendre place dans le siège qui m’est réservé. Toujours le même: en face du sien, mais légèrement de biais.
Question immédiate avant de s’atteler à la tâche: «Que voulez-vous boire?» Réaction incrédule et comme stupéfaite, le premier jour, quand je lui réponds, candide: «Un verre d’eau.» Lorsque, tentant de me rattraper, je demande plutôt un café, j’essuie le même regard consterné. Je finis par comprendre, et me le tiendrai pour dit, que l’heure est déjà aux boissons fortes, accompagnées de quelques zakouskis substantiels. Le président s’attend à trouver un partenaire à sa hauteur. Quelqu’un qui ne rechigne pas à donner comme lui, de bon matin, dans le brut et le consistant. Va pour un punch ou un gin tonic, puisque c’est tout ce qu’il me propose sans trop me laisser le choix. Instantanément, je me sens remonter dans son estime. Peu importe de devoir flotter dans une légère torpeur si mon adoubement est à ce prix… Il suffit d’en prendre l’habitude. (…)
Lorsque je tente de lui faire admettre son côté précocement rebelle, déviant et même autodidacte, il commence, là encore, par s’en défendre. «Il ne faut rien exagérer…», s’empresse-t-il de relativiser quand je lui rappelle sa tendance précoce à transgresser l’ordre familial. Il n’est pourtant pas banal que son meilleur ami d’enfance ait été le fils d’un ouvrier communiste italien, ni qu’il se soit initié seul, en dehors de toute scolarité, à la peinture et à la poésie, avant d’appréhender, toujours de son propre chef et à l’insu de ses parents, des formes de culture jugées, encore à l’époque, secondaires et marginales. Au point d’être devenu déjà plus familier, à 17 ans, des arts asiatiques et africains que des chefs-d’œuvre du classicisme européen auxquels il ne s’est, depuis lors, jamais intéressé, quand il n’affecte pas de les ignorer. Ce monde-là n’est pas le sien, ou il n’est pas du leur.
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Il m’approuve lorsque je lui dis qu’il n’est «sans doute occidental que par le hasard de la naissance». Cette formule a l’air de lui plaire et il la reprend aussitôt à son compte, tant elle résume bien, probablement, le paradoxe de sa vie et la manière dont il s’est construit. Adepte du haïku, Jacques Chirac sait qu’une simple phrase, brève, elliptique est souvent plus éclairante qu’une confession qui se voudrait plus explicite. À ses yeux, celle-là suffit sans doute à exprimer ce qu’il est: un transfuge, un converti dont la culture et la sensibilité personnelles ont été façonnées par des influences esthétiques, des modes de vie et de pensée qui ne doivent rien à ses propres origines.
Je lui demande quelle philosophie personnelle il a retirée de ce qui aurait pu passer pour de simples distractions exotiques. Il réfléchit un moment et, pour la première fois, semble se prendre au jeu, comme si ce sujet lui tenait à cœur plus que tout autre: «Je suis resté profondément allergique à tout ce qui peut limiter l’intelligence et le désir de connaître, me répond-il. J’ai toujours été très attiré par les différentes expressions de l’art et de la volonté humaine. Et passionnément désireux de savoir ce qu’on faisait ailleurs, et comment. Cette curiosité de l’autre, de sa culture, de son histoire ne m’a jamais quitté.»
Dans la foulée, il me confirme ne s’être intéressé que tardivement à la politique et y être entré par hasard, «sans désir ni curiosité», pratiquement sur ordre, celui de Georges Pompidou qui avait ainsi décidé de son destin. «Je n’ai jamais résolu d’entrer en politique, confie-t-il dans Les Mille Sources, un texte personnel révélé par ses biographes, qu’il n’a lui-même jamais publié. On a pris la décision pour moi.»
La politique, Jacques Chirac l’a donc endossée comme un habit d’emprunt, étranger à ses goûts et même à sa vocation initiale. «Adolescent, je rêvais de faire carrière dans la marine marchande, de devenir navigateur au long cours. Plus tard, j’aspirais à prendre la direction des transports aériens ; Georges Pompidou me l’avait promise au cas où je ne serais pas élu en Corrèze… Ce qui eût comblé à merveille mes ambitions. Je serais devenu l’un des plus jeunes directeurs de l’administration française.»
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Constat d’une occasion manquée que je ne suis pas le premier à entendre et qu’il se plaît toujours à rappeler comme s’il estimait, en dépit d’un destin exceptionnel, être un peu passé à côté de sa vie.
Il reconnaît éprouver parfois du regret en pensant à cette autre existence qu’il aurait pu mener: «Oui, je me suis souvent dit que j’aurais pu faire quelque chose de différent et de meilleur, de plus réussi peut-être… Mais enfin, c’est fait. On ne va pas s’en mordre les orteils!»
«Je n’ai jamais été de droite»
Tout ce qui l’éloignait jadis de Balladur et tout ce qui l’oppose aujourd’hui à Sarkozy l’aura en définitive rapproché du petit-fils d’instituteurs corréziens, farouchement anticléricaux, radicaux et francs-maçons, de l’étudiant de Sciences Po et du militant pacifiste dont la sensibilité gauchisante se reconnaissait davantage dans les grands combats du PCF que dans les tièdes engagements de la SFIO. Époque dont il a gardé un refus viscéral de l’injustice, un mépris profond des valeurs bourgeoises, une fièvre d’insurgé vis-à-vis du monde de l’argent, de la finance, des grands patrons – à l’exception de ceux, François Pinault, Rafic Hariri, Henri Proglio, qui «se sont faits tout seuls»… Un état d’esprit ravivé sur le tard comme si le temps était enfin venu, pour lui, de se réconcilier avec la vérité de ses origines. (…)
Jacques Chirac éclatera de rire – le rire canaille, facétieux de celui qui s’est toujours plu à effaroucher une épouse un peu plus à droite que lui – lorsque je l’interrogerai sur cette appartenance présumée. «Je n’ai jamais été membre du Parti communiste, bien entendu… C’est grotesque. Mais le fait est que j’ai vendu L’Humanité Dimanche sur la place Saint-Sulpice. Je criais : “Demandez, lisez L’Huma Dimanche, l’organe officiel du Parti communiste français!”Au même moment, je faisais signer l’appel de Stockholm, ce qui a suffi pour que je me retrouve fiché par la police. Les flics m’ont même embarqué pour m’interroger au commissariat du quartier. Pourtant, je n’avais rien fait de méchant. Mais ça m’a poursuivi… J’ai eu le plus grand mal, dans les années suivantes, à me défaire de cette réputation qui m’a valu, en tant qu’élève officier, d’être signalé comme politiquement suspect par la Sécurité militaire et d’avoir les pires difficultés à obtenir mon premier visa pour les États-Unis.» (…)
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Ce matin-là, nous évoquons l’un de ses meilleurs amis de Sciences Po, Michel Rocard, dont il partageait les idées au point d’estimer que la SFIO n’était pas suffisamment à gauche pour être fréquentable: «Nous avions, lui et moi, résume-t-il, une opinion peu flatteuse du Parti socialiste de l’époque.» Lorsque je lui demande s’il se situe alors bel et bien de ce côté-là, il s’efforce de minorer son engagement en usant d’une formule plutôt laborieuse: «Probablement peut-on dire, par rapport au classement traditionnel, que j’étais un peu à gauche, en effet.» J’insiste: «Ce qui veut dire que vous étiez aussi un peu à droite, ou pas du tout?» La réplique fuse cette fois avec une netteté sans détour: «Je n’ai jamais été de droite!» Il me regarde, étonné de devoir faire une telle mise au point, comme si elle n’allait pas de soi et que je puisse avoir quelque raison d’en douter.
«Un chef d’État doit avoir son jardin secret. S’il n’en a aucun, c’est qu’il n’est rien du tout»
J’ai toujours pensé que la culture de Jacques Chirac, ne serait-ce qu’en raison du soin qu’il a mis si longtemps à la nier ou la dissimuler, était bien plus étendue qu’on ne l’imaginait. (…) Sa passion la plus ancienne, qui englobe celle-ci au demeurant, concerne l’histoire de l’humanité depuis les origines. Il l’a étudiée, explorée en amateur éclairé, sans en faire profession, contrairement à ce qu’il eût peut-être souhaité. Il me l’avait laissé entendre à plusieurs reprises, jusqu’à cette autre matinée où il finit par sortir de son cartable de cuir noir deux fiches recouvertes de plastique transparent qu’il pose devant moi pour me les commenter en détail. (…) Ces documents à usage personnel et dont seuls quelques intimes connaissent l’existence sont d’autant plus précieux qu’il les a lui-même confectionnés, établis et mis au point. Il l’avoue sans forfanterie, avec cette sorte de pudeur ou d’humilité qu’il réserve toujours à ses propres œuvres.
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La première de ces fiches relate l’invention de l’écriture depuis les premières traces qui en ont été découvertes sur les tablettes sumériennes, en 3300 avant notre ère, à Ourouk, en basse Mésopotamie, jusqu’à la mise au point par les humanistes italiens, en 1300 après Jésus-Christ, de l’écriture moderne avec l’utilisation des caractères «latins». Aventure de plusieurs millénaires dont Jacques Chirac connaît par cœur chacune des grandes étapes, du code de Hammourabi, «le premier grand texte», aux différentes phases de la création de l’alphabet. (…)
«Les langues meurent très vite et, en s’effaçant, chacune emporte avec elle un peu du génie humain, me redit-il comme si ce problème était devenu l’une de ses obsessions. Il y a actuellement quelque six mille langues dans le monde et, si on n’y prend garde, la plupart auront disparu dans un siècle.
– Au fond, lui dis-je, vous êtes persuadé que l’homme lui-même est voué à disparaître de la surface de la planète…
– Il n’y a pas, il n’y a jamais de fatalité absolue. Mais je suis assez tenté, en effet, d’adhérer à la thèse de certains chercheurs selon laquelle toutes les espèces, dans l’histoire, sont vouées à disparaître. Il n’est donc pas improbable que l’espèce humaine subisse le même sort dans quelques millions d’années, remplacée par une autre…»
D’où cette double question qui le préoccupe depuis longtemps – «d’où venons-nous, où allons-nous?» – dont témoigne la seconde fiche qu’il me fait découvrir, intitulée «Les grandes étapes de l’histoire de l’Univers, de la Terre et de la Vie». Du big bang, il y a quinze milliards d’années, à l’apparition de l’homme moderne voilà 150.000 ans… (…) Il ne cache pas avoir souvent éprouvé le besoin, quand une réunion politique, une conférence internationale, voire un Conseil des ministres se perdaient en débats fastidieux, de sortir discrètement cette fiche de sa serviette et de s’y plonger pour resituer les péripéties du moment dans un contexte un tantinet plus vaste.
En l’écoutant, je crois discerner ce qu’a pu être sa philosophie de vie et saisir, à travers elle, une part sans doute essentielle de cette vérité intime qu’il s’est toujours ingénié à masquer. À quel point se seront trompés sur son compte tous ceux qui auront vu en lui un chef d’État de faible envergure intellectuelle, incapable de raisonner au-delà du très court terme et de dépasser l’horizon de ses mandats électoraux successifs!
Malentendu dont ses rivaux et ses détracteurs ne sont pas les seuls responsables, il est vrai, puisque c’est lui, plus que tout autre, qui l’a sciemment fabriqué et entretenu sans jamais chercher à le dissiper. «Vous savez, un rêve, c’est très difficile à partager.» Il n’a cure, en réalité, de ce qu’on peut penser de lui, convaincu qu’on a plus à gagner à être méconnu ou sous-estimé que trop réputé pour l’étendue de son savoir et la profondeur de son intelligence. «Ce n’est pas à mon âge que je vais chercher à me revêtir de la pelisse de l’intellectuel. Si les gens pensent que je suis inculte, c’est qu’ils ont quelque part raison. Pourquoi devrais-je les démentir, puisque j’ai tout fait pour qu’ils le croient?… Il est très confortable, en fait, de laisser planer à son sujet d’éternels malentendus.» Et, loin de regretter que ce qui a le plus compté pour lui soit passé longtemps inaperçu, il s’en féliciterait plutôt: «Ça ne m’a jamais empêché de m’intéresser à ce qui m’intéresse, et je le faisais d’autant plus librement qu’on n’était pas susceptible de penser que cela puisse m’intéresser, résume-t-il, pas mécontent de sa formule. Un responsable politique, et à plus forte raison un chef d’État, doit avoir son jardin secret. S’il n’en a aucun, c’est qu’il n’est rien du tout, en vérité…»
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Il mettra plusieurs mois encore avant de se décider à me révéler, presque subrepticement, quelques-unes de ses citations préférées, répertoriées sur une simple feuille de papier. Une sorte de bréviaire privé, constitué au fil de ses lectures clandestines et dont il a veillé, là encore, à ce que personne ne puisse soupçonner l’existence. Chacune de ces citations l’accompagne de longue date, comme autant d’éléments propres à inspirer secrètement ses manières de vivre, d’être et d’agir. En particulier celles-ci:
Qui ne se souvient pas de son pays natal ne pourra jamais devenir un homme (proverbe vietnamien). Je parle avec ma main, tu écoutes avec tes yeux (Shitao).
L’œuvre d’art est l’expression extérieure d’une nécessité intérieure (Kandinsky). Nous n’apprenons rien en lisant, nous devenons quelque chose (Goethe). Ce n’est pas assez de faire des pas qui doivent un jour conduire au but, chaque pas doit être lui-même un but en même temps qu’il nous porte en avant (Goethe, in Conversations avec Eckermann).
En découvrant la seconde citation de Goethe, j’ai aussitôt dit à Jacques Chirac que «Chaque pas doit être un but» ferait un excellent titre pour le premier volume de ses Mémoires. Il a fait mine de s’en étonner avant d’acquiescer. Mais je doute qu’il m’ait montré cette phrase par hasard et sans préméditation. Rien, chez lui, n’est jamais totalement improvisé ni exempt d’arrière-pensées. Surtout quand il s’efforce de laisser penser le contraire.
Fillon à Matignon? «Ce n’est pas possible»
Oublier n’est pas pardonner. Vis-à-vis de ceux qui l’ont trahi, attaqué ou dénigré, Jacques Chirac pratique une sorte d’amnésie volontaire qui ne le dispense pas d’avoir la mémoire longue. Entre toutes, c’est la forme de revanche qu’il préfère. La plus subtile, la plus discrète, mais aussi la plus durable. C’est ainsi qu’il a souvent feint, devant ses visiteurs les plus familiers, d’ignorer, avec insistance et même application, le nom du premier ministre alors en place, François Fillon: «Il est à Matignon, dites-vous? Ce n’est pas possible, je n’en ai jamais entendu parler… Vous m’auriez demandé spontanément qui est le premier ministre, je vous aurais répondu n’importe qui,mais pas Fillon. C’est ridicule, Fillon premier ministre, vous vous rendez compte? Vous êtes sûr? Je n’arrive pas à le croire…» Simulation ironique qui suffisait à confirmer les sentiments mitigés que son ancien ministre lui a toujours inspirés, un peu trop faux jeton à son goût…
«La seule fois où j’ai vu Giscard sortir un peu d’argent de sa poche»
(…) Tourner Valéry Giscard d’Estaing en ridicule reste son divertissement préféré. Jacques Chirac s’y adonne avec un bonheur jamais assouvi. Mais sans hargne ni hostilité déclarée envers ce lointain prédécesseur qui, de son côté, le poursuit d’une rancœur tenace, obsessionnelle. Trente ans plus tard, Giscard déborde toujours de fiel lorsqu’on prononce le nom de celui qu’il tient pour l’unique responsable de sa défaite. Il se fige pour n’être plus qu’un bloc de ressentiment. Tout se passe pour lui comme si le temps s’était arrêté un 10 mai 1981, jour de son éviction du pouvoir. Jour funeste que Chirac, pour sa part, n’est pas loin de saluer comme une issue bénéfique. Une sorte de libération dont il n’y a pas lieu d’être affligé…
(…) Jacques Chirac cède vite à l’hilarité lorsqu’il entreprend d’égrener quelques-unes de ses anecdotes préférées sur Valéry Giscard d’Estaing, des scènes devenues avec le temps de véritables sketchs sans cesse retouchés, peaufinés au gré de son inspiration. Notamment celle du fameux week-end à Brégançon, qu’il relate avec une minutie un peu perverse, s’esclaffant chaque fois de son grand rire carnassier.
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Un après-midi de juillet 2009, en Corrèze, dans sa voiture qui nous conduit à Sainte-Féréole, sur les lieux de son enfance, il se met à me raconter une autre de ses histoires qui font toujours le bonheur de ses amis, et à coup sûr le sien: «Figurez-vous que Giscard peut avoir des élans de générosité d’autant plus appréciables qu’ils sont rares et contenus… Un jour, sans doute par un souci momentané de se montrer aimable à mon égard, il m’annonce qu’il a décidé de m’offrir un de ses jeunes chiens: un braque d’Auvergne issu d’une portée de douze et baptisé Yasmine. Déjà très distinguée, très giscardienne, le cou effilé, le regard lointain… On voyait que son maître était passé par là! À mon contact, elle s’est comme métamorphosée. Elle s’est mise à sauter partout, sur les fauteuils, les divans. On ne pouvait plus la tenir. Elle s’était chiraquisée, en quelque sorte. Giscard a dû la trouver très mal élevée et regretter son cadeau. Je n’ai pas le souvenir qu’il m’en ait fait d’autres!»
Et d’enchaîner sur l’avarice bien connue de son prédécesseur: «Un autre jour, alors que je suis encore son premier ministre, il me demande de l’accompagner à une vente de charité. Nous arrivons ensemble sur les lieux, mais, comme toujours, en marchant légèrement à distance l’un de l’autre. Il m’avait fait comprendre que je devais toujours me tenir quelques pas derrière lui lorsque nous étions en public. Au fur et à mesure que nous approchons du stand où il nous faut acheter nos billets, je le vois ralentir le pas et reculer jusqu’à ma hauteur, puis, l’air de rien, s’arranger pour que je passe devant lui. Flairant la manœuvre et connaissant sa réputation, je fais mine, à l’instant fatal, de n’avoir emporté sur moi que le strict nécessaire pour payer mon entrée. Je fouille en vain dans mes poches, rien: pas un sou de plus! Je m’excuse de ne pas pouvoir le dépanner. C’est la seule fois où j’ai vu Giscard sortir un peu d’argent de sa poche. Et la dernière où il a pris le risque de me laisser le précéder!»
Juppé: «il a hésité»
Jacques Chirac s’est très vite rendu compte de la vulnérabilité d’Alain Juppé dans les mois qui ont suivi son entrée à Matignon. Il a constaté à quel point ce premier ministre réputé arrogant et inflexible pouvait être meurtri, affecté au plus profond de lui-même par l’avalanche de critiques et de calomnies qui se déversait sur sa tête jusqu’à remettre en cause son intégrité. Un Juppé ne supportant pas, en effet, d’être mal aimé et qu’il lui fallait, plusieurs fois par jour, réconforter et rassurer au téléphone.
(…) Entre ces deux hommes qui n’ont jamais été des intimes et partagent la même retenue, pour ne pas dire le même blocage dans l’expression de leurs sentiments, subsistera toujours une certaine part de silence, de non-dits, qui, avec le temps, a quelque peu distendu leur relation. Ce qu’ils n’ont jamais osé se dire en face, c’est aujourd’hui par des biais détournés qu’ils le formulent séparément quand ils en ont l’occasion. Par livre interposé, dans le cas de Juppé ; en présence d’un témoin irrécusable, dans le cas de Chirac.
Du côté de ce dernier, il semblait ne faire aucun doute qu’Alain Juppé ne lui avait jamais manqué durant la période où tant d’autres l’abandonnaient au profit d’Édouard Balladur. «Il a été d’une loyauté irréprochable», affirmait-il lorsqu’on lui demandait s’il n’y avait pas eu, malgré tout, chez Juppé, un temps d’hésitation. Jusqu’à ce jour de juin 2009 où, lors d’un déjeuner commun au Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, qui connaît son monde et n’est dupe de personne, lui posa devant moi la même question. Mais de manière plus directe encore, Debré sachant manifestement ce qu’il en était: «Et Juppé, est-ce qu’il vous a toujours été fidèle?»
Sans doute parce que je suis présent, le président commence par botter en touche: «Je ne l’ai jamais pris en flagrant délit d’infidélité», assure-t-il avant de demander à son ami de… répondre à sa place. Et ce dernier de rappeler les flottements d’Alain Juppé dont il fut le témoin privilégié en tant que secrétaire général adjoint du RPR. (…) Habitué à exprimer à haute voix et à traduire dans un langage sans fioriture ce que Chirac pense tout bas, le plus fidèle de ses compagnons excelle dans ce rôle d’interprète des arrière-pensées chiraquiennes, de porte-parole de tout ce que son chef se retient de dire et n’ose parfois s’avouer à lui-même. (…) «Un autre jour, poursuit Debré, en décembre 1994, je crois, peu avant votre voyage à La Réunion, je suis invité à déjeuner par Juppé qui me dit: “Alors, Chirac va être battu…” Je lui réponds: “Oui, peut-être, mais on verra bien… Donc, moi, Alain Juppé, enchaîne-t-il, je vais rejoindre le camp Balladur, parce que ça n’est plus tenable pour moi. Et puis, je dois penser à mon avenir politique…Profite de ton séjour à La Réunion pour dire à Chirac qu’il faut qu’il renonce à se présenter!” Je lui conseille alors de se charger lui-même de la commission en lui signifiant que, pour ma part, je n’en ferai rien. Comme pour tester ma détermination ou s’assurer de la sienne, il me demande si je compte vous suivre jusqu’au bout, avec les risques que cela suppose pour ma propre carrière. Je lui confirme qu’étant embarqué à vos côtés je vous resterai fidèle, en effet,et que si vous n’êtes pas élu, je retournerai dans la magistrature. “Les choses sont claires”, ai-je conclu.»
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Tout ce que Jean-Louis Debré, avec soin, est en train de lui remettre en mémoire doit correspondre à ce que le président savait ou pressentait déjà, puisqu’il ne le conteste pas. Tassé sur sa chaise, un verre de bière à la main, de l’autre piochant abondamment dans une soucoupe pleine d’amandes, il écoute en hochant la tête de temps à autre, sans paraître gêné ni contrarié par le témoignage de son ami.
«Persuadé que vous allez être battu à la présidentielle, puis dans la foulée à la Mairie de Paris, complète Debré, Juppé a alors visé la succession de Chaban à Bordeaux plutôt que celle que vous lui destiniez à l’Hôtel de ville. Je me souviens d’une conversation où vous lui aviez dit: “Alain, j’ai besoin de vous à Paris.” En réalité, persuadé qu’après votre défaite Paris serait perdu et qu’à ce moment-là seul un proche du nouveau président – en l’occurrence Balladur – pouvait l’emporter, il a préféré bifurquer.»
Cette fois, le président sort de son mutisme pour m’indiquer qu’il approuve les propos de Debré: «Je crois qu’il a tout à fait raison, me confirme-t-il. – Y compris, lui dis-je, sur le fait que Juppé aurait pu basculer du côté de Balladur? – Il a hésité. C’est sans doute vrai. Mais il faut reconnaître qu’il se trouvait dans une situation difficile en tant que membre du gouvernement, nuance-t-il, soucieux de ne pas trop accabler son ancien premier ministre. Et, en fin de compte,Juppé a été parfait!» En fin de compte…
Sarkozy: «il n’osait pas m’affronter en tête à tête»
C’est l’agression de trop. La plus blessante, la plus injuste. Celle qui laissera entre les deux hommes des séquelles irréparables. Le 8 janvier 2009, Nicolas Sarkozy s’en est pris une nouvelle fois à son prédécesseur, en termes virulents, devant les députés UMP réunis à l’Élysée: «Je préfère être omniprésent que roi fainéant. Car on en a connu!» Il n’a nommé personne en particulier. Mais chacun, dans l’assistance, a identifié sans peine le monarque ainsi désigné.
Dans les jours suivants, Jacques Chirac feint d’abord de ne pas s’être senti visé. «Il voulait sans doute parler de Giscard!» badine-t-il, désireux de démontrer qu’il n’attache, comme d’habitude, aucune importance aux attaques de son successeur. (…) Il est ulcéré, indigné, en réalité. Réaction qui se traduit chez lui non par l’expression d’une franche colère, mais par un état de crispation extrême. Les traits tendus, le regard noir, hostile, les maxillaires contractés. Quand on lui demande s’il compte en rester là, laisser passer cette offense supplémentaire en s’interdisant toujours de riposter, il marque un silence, puis finit par avouer, la voix soudain nerveuse, cassante: «Je lui ai fait dire par sa conseillère, Mme Pégard, ce que j’en pensais…» Mais sans révéler le contenu précis du message. Comme s’il s’agissait d’un secret d’État ou d’une ultime concession à ce sacro-saint «respect des institutions» qu’il est bien de plus en plus seul à pratiquer… Ce qualificatif de «roi fainéant» dont il s’est vu affubler, le président l’a ressenti pour ce qu’il est: insultant, donc impardonnable. Sa rupture définitive avec Nicolas Sarkozy date probablement de ce moment-là, tant est forte et sans limites, désormais, la répulsion qu’il lui inspire. Consommée de longue date, cette rupture deviendra dès lors irréversible. J’en aurai la confirmation lorsque je l’entendrai déclarer peu après, en présence d’un de ses collaborateurs: «Il a échappé à tout, mais il n’échappera pas à la sanction finale!» Inutile d’être grand clerc pour comprendre qu’il y veillerait personnellement, le moment venu. C’est pourquoi je n’ai pas été surpris par sa déclaration de Sarran, en juin 2011, en faveur de François Hollande. Ni un mouvement d’humeur ni un instant d’égarement, comme ses proches paniqués se sont efforcés de le faire croire, mais bien une prise de position politique pleinement préméditée. Connaissant déjà son état d’esprit, je n’aurai aucun doute à ce sujet. (…) «J’ai sans doute eu tort de le laisser faire, j’aurais probablement dû le tenir en main un peu mieux», admet aujourd’hui Jacques Chirac, avant d’ajouter, comme pour justifier son excès de mansuétude à ce moment-là: «La vérité, c’est qu’il n’osait pas m’affronter en tête à tête. Face à moi, il était tout miel… Ce 14 juillet [2004], j’ai tout de même fini par le remettre à sa place. Il n’a pas dû aimer.»
«Je ne suis pas quelqu’un qui pense à la mort»
Le téléphone sonne dans le bureau de ses secrétaires. Passant par là, le président décroche lui-même le combiné sans leur laisser le temps de répondre. L’une d’elles tente de l’en empêcher, mais il refuse de lâcher l’appareil. «Ici la morgue, lance-t-il à la personne qui se trouve au bout du fil, sans chercher à maquiller sa voix. À qui voulez-vous parler? Non, non, vous ne faites pas erreur… Attendez, je vais vous passer quelqu’un qui pourra vous renseigner…»
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C’est le genre de gag que Jacques Chirac affectionne et qui le fait beaucoup rire ces temps-ci, alors qu’il vient de fêter son soixante-dix-huitième anniversaire [en 2010]. Il a déjà enseveli tellement de gens dans sa tête depuis qu’il n’est plus en fonction, sans compter la perte de tant d’amis proches, que la mort semble devenue pour lui une préoccupation presque distrayante. Non la mort des autres, qui le laisse rarement indifférent. Mais la sienne surtout dont il ne parle jamais et ne paraît pas même se soucier, comme si la question était réglée d’avance et qu’il n’y avait plus lieu de l’évoquer. De la même façon qu’il refuse de se reconnaître malheureux à force d’ennui et de solitude, pour se dire avant tout préoccupé par le sort de ceux qui subissent les pénibles aléas d’une fin de vie.
Meurtri, indigné par celle de ses proches, Jacques Chirac se veut pourtant indifférent à l’idée de sa propre mort, «un événement qui doit intervenir», se bornait-il à constater dans un entretien accordé en 1987 au psychanalyste Ali Magoudi, et dont, «nourrissant un espoir pour après», il assurait ne pas être traumatisé.
C’est aussi ce qu’il affirmait quelques années plus tôt dans une page des Mille sources, où il se défendait d’être préoccupé par la mort, parce qu’elle procède de ce que l’on ne peut empêcher ni contester, alors qu’il voyait dans la douleur la seule épreuve de vérité à laquelle l’homme puisse se mesurer: «Au matin, je ne suis pas quelqu’un qui pense à la mort. Je suis conscient que j’ai été conçu et créé pour un temps plus ou moins long dont le terme est pourtant inéluctable. Métaphysique mise à part, je n’y peux rien. Il ne me reste donc qu’à vivre sans tenir compte de la brièveté certaine de l’aventure. On m’affirme que c’est là une preuve de bonne santé mentale ou morale. J’entends bien ce qu’il y a de malice à me définir comme sain et sensé. Cela sous-entend que je pense court et que j’ignore la déraison. L’irrationnel fait pourtant partie de mon héritage et je le sais nécessaire à l’action – tout étant affaire de dosage et de bon emploi. L’irrationnel est, comme le mouvement, un élément fondamental d’équilibre. On y a recours dans la solitude et, bien souvent, à l’approche du sommeil. Or, je m’endors très vite et j’en profite intensément. La mort n’est donc guère, selon moi, un sujet de méditation. Mieux vaut faire référence à la douleur, qui offre une confrontation plus sérieuse et plus immédiate. Avec elle, on se trouve face à un phénomène dont on doit pouvoir surmonter les effets: pour cruelle qu’elle soit, la part de l’homme y est préservée.»
Ce qui est loin de signifier qu’il n’y ait chez lui ni appréhension de la fin ni même questionnement métaphysique. La part d’irrationnel qu’il se reconnaît ici va probablement bien au-delà de l’usage modéré qu’il déclare en faire dans son action politique. L’homme qui se passionne pour tout ce que les peuples ont suscité de rêves et de croyances à travers les âges a poursuivi en secret une quête spirituelle nourrie de sa connaissance des religions les plus anciennes et les plus diverses. Son expérience du bouddhisme, en particulier, l’a sans doute beaucoup aidé à trouver ce détachement, cette sérénité qu’il dit éprouver aujourd’hui. À moins que ce ne soit le fait de s’être cru promis depuis sa jeunesse à une disparition précoce et brutale qui ait fini, celle-ci ne s’étant pas vérifiée, par le délivrer de toute angoisse de la mort, du moins par lui procurer un certain apaisement à ce sujet…
Jacques Chirac n’a pas oublié la prédiction de son professeur de russe, Vladimir Belanovich, après avoir examiné les lignes de sa main: «Tu ne vivras pas longtemps!» Il avait à peine 17 ans et il en sourit maintenant en se donnant des airs de rescapé: «Ce qu’il m’annonçait ne s’est pas produit. Il s’est trompé, voilà tout!» Il n’empêche que cette prophétie l’a hanté durant la majeure partie de sa vie. «Mon mari a toujours pensé qu’il mourrait jeune, confirme Bernadette Chirac. Après m’avoir menacée de mourir à 45 ans, il s’est mis en tête qu’il disparaîtrait d’un coup, en pleine forme, comme son père, à 70 ans. Il le souhaitait d’une certaine manière. Il me répétait que c’était la plus belle mort qu’on puisse imaginer… Mais c’était aussi une façon pour lui de me donner mauvaise conscience quand je le contrariais. “Vous le regretterez!”, me disait-il. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là, évidemment…»