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Henri Guaino: «En France, nous sommes entrés dans un engrenage qui peut devenir incontrôlable»

GRAND ENTRETIEN – Il n’y a aucune indulgence à avoir avec les casseurs professionnels et les militants violents qui veulent renverser l’ordre social, estime l’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy à l’Élysée. Lire la suite
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Henri Guaino appelle cependant à ne pas faire durer et croître la tension car, rappelle-t-il, la violence est un phénomène épidémique et mimétique qui peut tout emporter. Il est urgent, selon lui, de tenir compte de l’ampleur de l’opposition au projet de réforme des retraites. Opposition qui, à ses yeux, va bien au-delà des manifestants et témoigne de la révolte de la France qui travaille confrontée aujourd’hui à l’inflation et depuis la fin des Trente Glorieuses à la dégradation de sa situation. À cette frustration sociale s’ajoute, pour Henri Guaino, une frustration démocratique liée à des causes profondes et aggravée par les conditions de l’élection présidentielle de 2022, où beaucoup de Français ont voté au second tour par défaut. Pour sortir de la crise par le haut, il propose de laisser l’Assemblée se prononcer lors d’une deuxième lecture ou de laisser le peuple trancher par référendum.

 

LE FIGARO. – Jusqu’où le conflit social autour de la réforme des retraites peut-il aller?

Henri GUAINO. – Nul ne peut plus prédire jusqu’où ira ce conflit, ce qui en soi est inquiétant. Il faut dire que depuis le début, ce conflit n’est pas un conflit social ordinaire dans lequel une catégorie de la population se battrait pour défendre ses intérêts, mais une révolte qui traverse toute la société. Une société qui est au bord de la rupture, à bout de nerfs, qui ne cesse depuis la fin des Trente Glorieuses d’encaisser des chocs violents, dont on exige de la part de ceux qui travaillent toujours plus de sacrifices sans que rien s’améliore, bien au contraire et qui vient encore d’encaisser la pandémie et maintenant l’inflation sans que les salaires suivent. Cette réforme des retraites, c’était, dans ces circonstances, le sacrifice de trop et la société, dans ses tréfonds, au moins pour les deux tiers, sinon les trois quarts d’entre elle, et plus encore pour les actifs, n’a eu qu’un cri: «Assez!» La plupart des Français avaient besoin que ce cri fût entendu et compris. Ils ont eu le sentiment qu’on leur répondait «Causez toujours», ou «Criez autant que vous voulez, vous vous fatiguerez avant nous». Rien de tel que de donner le sentiment de jouer la politique de l’usure pour transformer une protestation en épreuve de force entre le peuple et le pouvoir. Il faut avoir conscience que c’est un engrenage psychologique qui peut devenir incontrôlable.

Sommes-nous en train d’entrer dans une crise politique et même une crise démocratique?

Il y a depuis longtemps une crise de la politique qui a été analysée sous toutes les coutures, mais que finalement personne ne semble prendre vraiment au sérieux alors qu’elle mine la démocratie représentative en disqualifiant ceux qui sont censés représenter le peuple souverain. Il faut dire qu’en quarante ans, tout le monde y a mis du sien au point que plus grand monde ne croit que les élections servent encore à quelque chose et que le peuple est encore souverain. La crise politique proprement dite, c’est-à-dire le moment où la crise de légitimité des forces politiques en présence devient telle qu’elle paralyse les institutions en rendant impossible de former un gouvernement capable de gouverner, nous y entrons. Elle a des causes profondes, mais qui sont aggravées par les conditions de l’élection présidentielle de 2022, où beaucoup de Français ont voté au second tour encore plus à contrecœur qu’en 2017 sans que cela fût pris en compte dans la manière de gouverner. Depuis, qu’on le veuille ou non, se pose de façon lancinante la question de la légitimité qui s’est exprimée d’emblée dans le résultat des élections législatives. La vérité est que la plupart des gens considèrent que le président n’a pas de mandat pour appliquer son programme.

Mais la retraite à 65 ans était dans son programme et il a été élu, sa légitimité démocratique n’est-elle pas incontestable?

Cette idée qu’un président disposerait d’une légitimité incontestable parce qu’il a été élu me fait toujours penser à la remarque de ce personnage incarné par Michel Blanc dans le film Les Bronzés«sur un malentendu, ça peut le faire». Et là, ça ne le fait pas. Vous vous souvenez de la définition de la nation par Renan: «la nation, c’est un plébiscite de tous les jours». Eh bien, la légitimité, l’autorité, elles se gagnent, elles se méritent tous les jours, ce sont des plébiscites de tous les jours, et c’est ce qui rend si difficile l’art de gouverner comme celui de commander oblige à chercher tout le temps où se trouve la limite du consentement qu’il faut éviter de franchir. Il ne s’agit pas de rechercher l’unanimité ou le consensus en indexant toute politique sur le plus petit dénominateur commun, mais de ne pas aller trop loin. C’est, encore et toujours, le mot de Camus que chaque chef d’État et de gouvernement devrait se répéter sans arrêt: «l’homme révolté est un homme qui dit non» Et qu’y a-t-il dans ce «non!»? Dans ce «non!» Il y a «Vous avez franchi une limite!» Tout le monde sent bien qu’avec cette réforme des retraites, l’étouffement du débat parlementaire, le 49.3, puis l’intervention télévisée du chef de l’État sur le thème «circulez, il n’y a plus rien à voir», ou les déclarations du gouvernement qui présentent l’adoption du texte comme une victoire ou un succès, qui ont été reçues comme des provocations, une limite a été franchie. Tout le monde le sent, sauf apparemment le gouvernement et le chef de l’État. Là est le plus grand risque: ne pas être conscient qu’une limite a été franchie.

Il est urgent de prendre au sérieux l’ampleur et le raidissement de l’opposition au projet avant qu’elle ne devienne une opposition radicale à la personne du président et à celle du premier ministre

Mais le président n’était-il pas dans son rôle en rappelant que la foule n’était pas légitime face aux élus?

Dire que la foule des manifestants n’a aucune légitimité, c’est dire qu’une fois que les élections sont passées, le peuple n’a plus rien à dire au moment même où une écrasante majorité des Français revendique de se faire entendre de ceux qui exercent le pouvoir en leur nom. C’est courir le risque de s’entendre répondre «qui t’a fait roi?» Et c’est jeter encore de l’huile sur le feu. Il me semble qu’il est urgent de prendre au sérieux l’ampleur et le raidissement de l’opposition au projet avant qu’elle ne devienne une opposition radicale à la personne du président et à celle du premier ministre.

Faut-il alors céder à la violence des casseurs et de l’ultragauche?

Il n’y a aucune indulgence à avoir avec les casseurs professionnels, des black blocs aux zadistes et les militants qui veulent renverser l’ordre social par la violence, qui se moquent bien des retraites et qui se recrutent rarement dans le prolétariat. L’une des raisons pour lesquelles il ne faut pas faire durer plus longtemps et croître la tension sociale, c’est qu’elle offre un terrain favorable pour ceux qui veulent enclencher une spirale de violence. Tout le monde devrait se souvenir que la violence est un phénomène épidémique, mimétique qui peut emporter dans une fureur collective les gens ordinairement les plus pacifiques et les plus raisonnables et qu’elle peut venir à bout même du sang froid des policiers. Ceux qui ont pour but de créer le chaos, eux, le savent très bien. Et aucun pouvoir démocratique ne devrait jamais oublier non plus qu’attiser la violence pour souder autour de lui l’éternel parti de l’ordre, c’est jouer avec le feu.

Mais comment le chef de l’État pourrait-il reculer après s’être autant engagé?

Le premier devoir du chef de l’État c’est préserver l’unité de la nation. Tous les présidents de la Ve République qui se sont trouvés confrontés à des situations où elle leur semblait menacée ont assumé de la faire passer avant tout le reste quitte parfois à désavouer leur gouvernement. De Gaulle et Pompidou sur la réquisition des mineurs en 1963, Mitterrand en 1984 sur l’école libre, Chirac en 1995 avec la réforme Juppé, Chirac encore en 2006 sur le CPE. Hollande en 2013 sur l’écotaxe face au mouvement des «bonnets rouges», Emmanuel Macron, a fini par le faire sur la taxe carbone sur l’essence en 2018 face à la protestation des «gilets jaunes». Certes, le quinquennat a tout brouillé en rendant beaucoup plus difficile que le président soit en surplomb du gouvernement et la limitation à deux mandats successifs en levant la contrainte de réélection peut donner au chef de l’État le sentiment qu’il peut tout se permettre sans tenir compte de l’opinion. Ayant manqué la porte de sortie qu’aurait pu constituer le vote de l’Assemblée nationale, il reste la possibilité de laisser l’Assemblée se prononcer lors d’une deuxième lecture ou la solution gaullienne de laisser le peuple trancher par référendum.

Mais cela n’affaiblira-t-il pas la fonction et les institutions?

Rester «droit dans ses bottes» l’affaiblirait bien davantage, comme en 1996, quand le «droit dans les bottes de 1995», avait usé l’autorité du gouvernement rendu le pays ingouvernable. Et même si le gouvernement gagnait le pari de l’usure parce que les manifestants et les grévistes à bout de ressources se résigneraient, il en resterait une rancœur, une colère rentrée, une délégitimation des institutions et du pouvoir. Et que gagnerait l’autorité de l’État, après avoir fragilisé l’autorité du Parlement à faire plier les syndicats, à les affaiblir encore plus qu’ils ne le sont déjà? Avec qui négociera le gouvernement dans une société de plus en plus fracturée et qui se radicalise s’il n’a plus face à lui que des mouvements du type «bonnets rouges» ou «gilets jaunes»? C’est ce qu’avait compris Pompidou en 1968 en faisant tout pour ne pas affaiblir les syndicats.

Il n’y a pas de problème macroéconomique des retraites et s’il y a quelque chose à discuter aujourd’hui c’est du niveau des salaires sur lesquels sont prélevées les cotisations

Que répondez-vous à ceux qui estiment qu’il s’agit d’une réforme modeste fondée sur un constat démographique de bon sens?

Si les effets sont modestes pourquoi s’entêter. Mais depuis le début la tendance est plutôt à la dramatisation. Le gouvernement a commencé par dire que sans la réforme, notre système de retraite courrait à la faillite et maintenant, c’est la France qu’il s’agit de sauver de la faillite et de la sanction des marchés. Mais ce qui effraie le plus les marchés, c’est le chaos politique.

Où est la vérité?

Le peu de débat parlementaire qui a eu lieu a montré que personne n’était capable de dire d’où venaient les chiffres qui servaient de justification à ce projet. Il est devenu clair que même les ministres ne le savaient pas quand le ministre du Travail n’a rien trouvé d’autre à répondre à un député: «je n’ai pas de compte à vous rendre sur mes chiffres». C’est hélas souvent le cas, mais cela n’a peut-être jamais autant crevé les yeux, et la palinodie autour des 1200 € de retraite minimale a donné le sentiment aux Français qu’on leur racontait n’importe quoi. La vérité, c’est que les seules données un peu sérieuses dont nous disposons sont celles du rapport du Conseil d’orientation des retraites créé en 2000 afin d’établir un diagnostic partagé. De ses travaux, il ne ressort nulle part qu’il y a un risque de faillite à l’horizon. Le message central est qu’à pouvoir d’achat constant des pensions, et compte tenu des réformes déjà engagées avant 2023, la part de dépenses de retraite dans le revenu national est appelée au pire à se stabiliser et au mieux à se réduire dans les décennies à venir. La conclusion à en tirer est qu’il n’y a pas de problème macroéconomique des retraites et que s’il y a quelque chose à discuter aujourd’hui c’est du niveau des salaires sur lesquels sont prélevées les cotisations et, dans l’avenir, de l’assiette du financement compte tenu notamment des mutations du travail. Cette prévision sera peut-être démentie par les faits, mais, pour l’instant, c’est la seule base de travail disponible.

La réforme des retraites avec le recul de l’âge n’est-elle pas dans l’ADN de la droite qui l’a toujours soutenue, ne devait-elle pas soutenir cette réforme?

Dans l’ADN de ma famille politique, si l’on tient à cette formule, il n’y a pas un âge de départ à la retraite ou un taux de TVA, mais des choses comme l’indépendance nationale, la souveraineté du peuple, l’assimilation, le souci de transmettre une culture française, la Ve République, l’héritage du Conseil national de la Résistance, le «Munich social» de Séguin à propos du chômage de masse. Ma famille, c’est celle de Malraux déclarant «nous ne sommes pas la droite parce que nous avons mis en œuvre le programme social le plus ambitieux depuis le Front populaire». Il va quand même falloir finir par nous poser la question de savoir ce qu’est en définitive une famille politique.

Nicolas Sarkozy, dont vous étiez le conseiller, avait repoussé l’âge légal. Avez-vous changé d’avis?

J’ai toujours été opposé aux mesures d’âge et partisan de supprimer l’âge légal de départ, qui est source de bien des injustices, qui embrouille tout, pour s’en tenir à la durée de cotisation. Quant à Nicolas Sarkozy, il a eu le mérite d’avoir résisté à la forte pression de tous ceux qui, dans son gouvernement, dans sa majorité, voulaient aller jusqu’à 65 ans, et de s’en être tenu à la limite au-delà de laquelle il pressentait que le consentement ne serait plus garanti.

Ne pas voter la censure, c’est accorder la confiance au gouvernement

En tant que partisan du parlementarisme rationalisé, ne pensez-vous pas que l’usage du 49.3 était légitime?

Son usage était constitutionnel mais totalement inapproprié dans le cas d’espèce. Il a porté un rude coup au parlementarisme rationalisé de la Ve République. Espérons qu’il ne lui sera pas fatal.

Faut-il changer de République?

Je suis partisan, autant que faire se peut, de revenir à la version de 1962, qui au regard de notre histoire constitutionnelle, était la meilleure constitution que la France se soit donnée. On l’a depuis beaucoup abîmée. Mais la jeter aux orties serait revenir aux errements du passé que l’on semble avoir oubliés. Il faut arrêter de penser qu’à chaque fois qu’on casse quelque chose on accomplit forcément un progrès.

Fallait-il voter la censure?

Ne pas voter la censure, c’est accorder la confiance au gouvernement. Mais dans ce cas, on n’est plus dans l’opposition. C’est la logique parlementaire.

 

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