La coopération entre Pékin et Moscou avance dans tous les domaines, à commencer par le militaire.
Longtemps, la Russie a redouté une invasion de son Extrême-Orient, vide d’hommes mais riche en ressources naturelles, par une Chine surpeuplée qui semblait vouloir pousser ses frontières au nord, à la recherche d’espace et d’expédients. Six millions de Russes face à 120 millions de Chinois dans cette région glaciale, séparée par sept fuseaux horaires de Moscou: de quoi nourrir la peur du «péril jaune». Mais cette semaine, Moscou et Pékin, qui depuis ont soldé leur dernière dispute territoriale, ont affiché à grand renfort de publicité leur rapprochement militaire pendant les exercices «Vostok». En 1972, la visite du président américain Richard Nixon en Chine avait divisé les deux grandes puissances communistes. Aujourd’hui, Vladimir Poutine rêve d’un scénario inverse. L’agence de presse Sputnik, financée par le Kremlin, annonce fièrement la naissance d’un «nouvel axe majeur du monde multipolaire». Mais est-ce une alliance stratégique ou une simple entente opportuniste?
La connivence personnelle entre le président chinois, Xi Jinping, et son homologue russe a été soudée en octobre 2013 par un verre de vodka vidé à l’occasion de l’anniversaire de ce dernier. Politiquement, c’est le refroidissement entre la Russie et les Occidentaux après l’annexion de la Crimée en mars 2014 qui a resserré le lien sino-russe. Les deux pays partagent non seulement 4 170 kilomètres de frontières, mais aussi une préférence pour les systèmes autocrates et un passé rouge communiste. Ils veulent restaurer le rôle des États sur les individus et la société civile, briser les alliances américaines et imposer aux pays de leurs sphères d’influence des rapports de servilité. Ils ont une même vision stratégique basée sur le refus du droit d’ingérence, l’hostilité aux changements de régime et l’intangibilité des frontières, du moins celles des autres. Mais surtout, ils s’opposent aux États-Unis et veulent changer l’ordre international pour le faire davantage pencher en leur faveur. «L’un des ciments de cette amitié pragmatique, c’est leur lutte pour forcer l’Occident à partager le leadership», explique Isabelle Facon, spécialiste de la Russie à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Depuis que le cadre démocratique libéral s’affaisse, Pékin et Moscou s’alignent.
Symbole de cette nouvelle amitié, Moscou a vendu à la Chine son fameux système de défense antimissile S400 et des bombardiers SU-35
Le rapprochement sino-russe se concrétise dans tous les domaines. Au Conseil de sécurité de l’ONU, la Chine et la Russie sont à la pointe du combat contre les droits de l’homme. Elles y sabotent les dossiers et refusent les financements. Elles ont bloqué les actions internationales contre les régimes despotiques, la Syrie et le Soudan notamment. Symbole de cette nouvelle amitié, Moscou a vendu à la Chine son fameux système de défense antimissile S400 et des bombardiers SU-35. Au niveau international, Pékin et Moscou se partagent les zones d’influence laissées en friche par les Américains et leurs alliés européens. Au Moyen-Orient, la Chine suit la Russie. En Afrique, elle passe en premier. Quant à la peur commune des révolutions de couleur, dans lesquelles Pékin et Moscou voient la main américaine, elle se traduit par des exercices communs entre forces de sécurité qui échangent leur expérience sur la manière de mater ces révoltes. Enfin, le rapprochement concerne aussi le commerce, l’énergie et les investissements.
Cette coopération tous azimuts est en théorie une opération «gagnant-gagnant». Pékin et Moscou s’utilisent pour renforcer un axe d’opposition aux Américains. La Russie peut gonfler sa puissance tout en signifiant aux Occidentaux que leur politique de sanctions la jette dans les bras de la Chine. Le Kremlin pense tenir sa revanche sur la «victoire» occidentale de la guerre froide, jamais digérée par Vladimir Poutine, qui en nie aujourd’hui la réalité. Quant à la Chine, qui n’a pas combattu depuis 1979, elle peut apprendre de l’expérience militaire russe, analyser les leçons tirées des guerres en Georgie, en Ukraine et en Syrie. Depuis que la Chine se projette en dehors de ses frontières, en installant une base militaire à Djibouti par exemple, elle s’inspire du savoir-faire russe pour monter en grade.
Alors que la Chine est la superpuissance montante, la Russie se bat pour arrêter son déclin
Mais les alliances militaires et économiques ont une limite politique. Elle tient à ce qu’un diplomate français appelle «l’imperméabilité totale entre les cultures russe et chinoise». Mais aussi à l’asymétrie de la relation sino-russe, économiquement très déséquilibrée au profit de Pékin. Alors que la Chine est la superpuissance montante, la Russie se bat pour arrêter son déclin. La première possède un PIB de 12.000 milliards de dollars, la seconde de 1500 seulement. Même le budget de l’armée chinoise excède de quatre fois celui des Russes. «La puissance grandissante de la Chine est une humiliation permanente pour la Russie» poursuit la source diplomatique. Le Kremlin s’agace également du poids grandissant de la Chine au Conseil de sécurité de l’ONU, où Moscou aime bien faire la pluie et le beau temps. La Russie n’a guère apprécié la place centrale tenue par le duo Chine – États-Unis sur le dossier nucléaire nord-coréen.
Au fur et à mesure que gonfle la puissance chinoise, l’automaticité de son soutien à Moscou s’érode au Conseil. Sur le dossier ukrainien, la Chine s’est désolidarisée de la Russie. Elle n’a pas reconnu l’annexion de la Crimée. Elle n’a pas abattu son veto à côté de celui des Russes pour s’opposer à une résolution sur la Syrie en avril. «Le couple russo-chinois n’est plus automatique. Il s’inverse en outre en termes de puissance», confirme un diplomate. Il poursuit: «La Chine est en train de prendre le pouvoir à l’ONU. Ce faisant, elle s’émancipe de Moscou.»
Pékin considère Washington comme son seul véritable interlocuteur sur la scène internationale. Mais il existe d’autres irritants entre les deux géants: les investissements chinois en Asie centrale dans le cadre des nouvelles routes de la soie, qui provoquent les Russes dans leur arrière-cour. «La Russie et la Chine sont deux puissances souveraines autonomes et indépendantes. Des arrière-pensées, il y en a dans toutes les relations. Les deux pays discutent beaucoup, même sur les sujets qui fâchent. Ce n’est pas pour cela qu’ils vont nouer une alliance militaire…» explique Isabelle Facon. Tant que leur vision du monde sera nourrie par leur animosité envers un ordre international mené par les États-Unis, la coopération entre les deux pays l’emportera sur la compétition. Mais même si l’alliance est davantage d’ordre tactique que stratégique, elle reste sans doute une mauvaise nouvelle pour les démocraties libérales.
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Source :© L’axe sino-russe se renforce à l’ombre des États-Unis