TRIBUNE. Dans une tribune au « Monde », le spécialiste du management Jean-Philippe Bootz décrit quatre scénarios économiques possibles à l’horizon 2030, en fonction de l’évolution technologique, des risques et des choix politiques.
Tribune. Au moment où Airbus supprime quelque 15 000 postes, où l’automobile est à la peine, où la pharmacie et les télécoms annoncent des plans sociaux, quel avenir en France pour les emplois industriels ?
Notre étude, lancée avant la crise sanitaire, dans le cadre du nouvel Observatoire des futurs de Strasbourg, a permis de construire plusieurs scénarios possibles à l’horizon 2030, tenant compte tout à la fois des progrès technologiques, des risques associés, mais aussi des choix politiques effectués. Une étude prospective éclairante dans les temps d’incertitude actuels.
Premier constat : la pandémie a bon dos et ne constitue qu’un accélérateur de tendances.
En l’absence d’intervention politique volontariste, le scénario qui apparaît comme le plus probable est celui d’une désindustrialisation continue, avec à la clé un chômage de masse. Seules des usines hyperrobotisées demeurent sur le territoire français en 2030, avec un petit nombre de salariés de haut niveau assurant la maintenance et la recherche et développement… en attendant que l’intelligence artificielle (IA) prenne le relais.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Après le coronavirus : « Engageons collectivement la réflexion pour faire advenir une mondialisation plus acceptable »
Les plates-formes sont les maîtres du jeu économique. Elles s’approvisionnent partout dans le monde et monopolisent les ventes de services (qui se sont substituées à la vente de biens), avec des techniques de tracking des consommateurs de plus en plus efficaces et des livraisons toujours plus rapides. Les consommateurs hyperconnectés, autant que précarisés, louent et échangent en continu les dernières nouveautés en s’appuyant sur les recommandations de leurs communautés de marque.
Une pauvreté en augmentation
Cette perspective d’un passage au « tout-numérique » s’est très probablement rapprochée avec le confinement que nous venons de vivre. Achats en ligne, téléchargements de films, télétravail et téléenseignement… les consommateurs et les entreprises sont plus connectés qu’ils ne l’ont jamais été.
Ce qui augmente aussi le risque que survienne notre second scénario, celui d’un monde en proie à une cybercriminalité de grande envergure, avec une multiplication des piratages informatiques, des vols de données personnelles et stratégiques, un écroulement de la valeur des cryptomonnaies.
Dans ce scénario noir, beaucoup d’épargnants qui en 2030 utilisaient ces nouvelles monnaies au quotidien se retrouvent ruinés. La pauvreté augmente en flèche. Dans un contexte de crise économique majeure et de repli identitaire, l’Union européenne se désagrège et les Etats prennent le relais en tentant de sauver les emplois.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Covid-19 : « La crise que nous traversons nous oblige à repenser notre modèle économique et sociétal à l’aune de la durabilité »
Les entreprises tournent le dos aux plates-formes en développant leur propre système de distribution et en utilisant des clouds privés. Elles réorientent leur production vers les petites séries et le marché local afin de contourner les intermédiaires et de répondre aux exigences des consommateurs devenus majoritairement techno-sceptiques.
Le troisième scénario fait l’économie de cecrash informatique et du rejet du numérique qui en résulte, mais aboutit également à une relocalisation des activités, cette fois à la suite d’une prise de conscience écologique. De nombreux citadins s’installent dans les zones rurales, dans des maisons connectées, plus économes et confortables.
Citoyens autonomes
Moins exposés à la publicité, ils consomment moins, souvent par l’intermédiaire de plates-formes locales, privilégiant les circuits courts. L’utilisation de l’IA et du big data permet de mieux connaître leurs besoins et habitudes. Elle facilite la production à la demande. Une réindustrialisation s’opère, avec des petites séries. Des évolutions rendues possibles grâce à des investissements européens et nationaux de grande ampleur, suscitant la création d’infrastructures sobres en énergie et le développement d’une économie circulaire.
Un monde en proie à une cybercriminalité de grande envergure, avec une multiplication des piratages informatiques, un écroulement de la valeur des cryptomonnaies
La vague verte des dernières élections municipales et la prise de conscience politique de la nécessité d’une réimplantation locale des industries stratégiques à la suite de la crise liée au Covid-19 tendent à rendre ce scénario crédible.
Le dernier scénario identifié est également lié à un interventionnisme fort de l’Union européenne, qui parvient à sécuriser tout à la fois les échanges de données et les parcours personnels des individus. Les grandes plates-formes, enfin régulées, perdent leurs monopoles, concurrencées par des start-up et le développement massif de la blockchain. Les citoyens deviennent plus autonomes.
Ils gèrent eux-mêmes leurs données et parviennent souvent à les monnayer. L’activité en free-lance est sécurisée et s’accroît rapidement. Les citoyens peuvent aussi créer leur monnaie. Grâce aux fintech [start-up du secteur de la finance], ils investissent et deviennent partie prenante de nombre d’entreprises. Les industriels s’orientent vers la personnalisation de masse, adaptant leur production en continu à l’évolution des besoins.
Sortir du diktat de l’urgence
A moins qu’elle ne débouche sur un renforcement de l’Europe, la pandémie ne semble pas, pour l’heure, favoriser un tel scénario. Mais ce travail de prospective n’a pas pour but de prédire l’avenir avec certitude. Il permet de repérer les dynamiques à l’œuvre, y compris dans le sillage de la crise sanitaire que nous vivons, aidant les industriels à identifier les éléments-clés à surveiller. Il permet également aux citoyens de repérer leurs propres marges de manœuvre et celles des acteurs politiques pour agir sur ce futur.
Dans un environnement de plus en plus complexe, volatil et incertain, les prises de décision nécessitent plus que jamais qu’elles soient éclairées ainsi par de telles visions globales et de long terme.Article réservé à nos abonnés Lire aussi Déconfinement : « La technologie doit être contrôlée, y compris son emploi par l’Etat »
C’est dans cette perspective que nous avons créé à l’EM Strasbourg l’Observatoire des futurs, en mobilisant l’héritage de la prospective à la française laissé par [le philosophe] Gaston Berger [1896-1960], qui permet de « voir loin, large et en profondeur ». Cet héritage fait par ailleurs un retour au premier plan avec la création du Haut-Commissariat général au plan, annoncé par le nouveau premier ministre lors de son discours de politique générale.
Mais, pour sortir des effets d’annonce, il faudra que les décisions politiques parviennent à sortir du diktat de l’urgence. Les horizons du politique et de la prospective sont depuis toujours très différents, l’ampleur de la crise actuelle parviendra-t-elle à les réconcilier ? Rien n’est moins sûr.
Jean-Philippe Bootz(Maître de conférence EM Strasbourg Business School et responsable de l’Observatoire des futurs)