RÉCIT – Écrivains, peintres, acteurs, musiciens? Qui donc a fait de Saint-Trop’ un lieu incontournable où venir faire la fête au soleil de Méditerranée?
Cet article est extrait du Figaro Hors-Série «Provence éternelle, la Toscane française» . Découvrez l’histoire plurimillénaire de la Provence, ses villes romaines, ses villages perchés, ses abbayes, ses châteaux, ses vignobles, ses traditions vivantes.
Les Anglais ont découvert Biarritz, et Nice, où ils ont toujours leur promenade, mais Saint-Tropez? Qui l’a mis à la mode? Paris, bien sûr: et Paris créa Saint-Tropez! Les chronologies ne manquent pas pour l’établir. En 1887, le yacht de Guy de Maupassant, le Bel-Ami, entre dans le golfe que bordent les collines des Maures, ajoutant au caractère de sa calme splendeur. Cinq ans plus tard, c’est au tour de l’Olympia de Paul Signac de mouiller dans le port. Dans tout ce bleu, ces jeux de reflets, la vieille tour Suffren et la citadelle offrent à la lumière de quoi s’accrocher fortement, produisant une douceur sans égale quand le soleil se couche. Signac prend terre. Il s’achète une villa, La Hune, où il invitera ses amis.
Les écrivains ont donc précédé d’un poil de martre les peintres, mais ceux-ci vont s’y établir en force dans les dernières années du XIXe siècle et les premières du XXe. C’est l’époque où la peinture chassée par les photographes tente de se renouveler avec des «ismes» de toute sorte. Signac y met au point son «divisionnisme». Le village lui sert plusieurs fois de modèle. Témoins Saint-Tropez, l’orage ; Le Clocher de Saint-Tropez, ou Tartanes pavoisées à Saint-Tropez. A l’été 1904, Signac attire à Saint-Tropez Matisse, qui va loger tout près de La Hune, à La Ramade, un cabanon situé au-dessus de la plage des Graniers, où il peint La Terrasse. Signac en critique la touche, trop large selon lui ; Matisse se fâche, et part pour la plage son chevalet à la main. J’y suis descendu, en venant de la citadelle, par une calade où poussent le fenouil et l’acanthe.
Fauvisme
On se change entre le chemin des douaniers et un rideau de cannes de Provence. Il faut traverser un mince cailloutis pour entrer dans l’eau, mais la crique s’ouvre joliment sur le golfe. Matisse y a peint Le Goûter, première grande toile fauve, dont il a tiré ensuite Luxe, calme et volupté – qu’achètera d’ailleurs Signac. Le fauvisme est né. Bien d’autres peintres, nabis ou pointillistes en particulier, sont venus à Saint-Tropez, et le musée de l’Annonciade, installé dans l’ancienne chapelle des Pénitents blancs, en porte la trace: on y trouve entre autres des toiles de Seurat, Vuillard, Maurice Denis, Dufy, Derain, Braque, Van Dongen, Rouault, Suzanne Valadon, Utrillo, Picabia, et Pierre Bonnard que la Méditerranée a ébloui si fort à Saint-Tropez qu’il se fixera pour toujours sur la Côte d’Azur.
Rien n’est pareil à ce golfe, à ces terres heureuses, à leur verdure sans effort
Colette
En 1925, Colette achète une villa sur la baie des Canebiers, un peu après les Graniers en poursuivant vers la pointe de la Rabiou. A cause du raisin qui y pousse à foison, elle la nomme La Treille Muscate. Elle y reçoit ses amis, Kessel, Carco. On y mange à l’huile, à l’ail et à l’ombre, on y écrit: «Rien n’est pareil à ce golfe, à ces terres heureuses, à leur verdure sans effort.» Elle va dîner à Ramatuelle, au château Volterra, chez son ami Léon, richissime entrepreneur en spectacles, où fréquentent aussi Joséphine Baker, Raimu, Jean Cocteau, Louise de Vilmorin, Arletty. Volterra occupe le fauteuil de maire de Saint-Tropez de 1935 à 1941. Le monde du cinéma et le gratin international commencent à se promener sur le port. On croise Errol Flynn, Anaïs Nin, Henry Miller, Louis Jouvet, René Clair, Mistinguett. Des fêtes nocturnes sont données. Colette, qui a l’oreille fragile, fuit ce tapage naissant et revend sa villa à Charles Vanel en 1939.
Saint-Tropez est la première ville libérée lors du débarquement de Provence le 15 août 1944, mais le paye au prix fort. Elle est dévastée par les combats et manque de subir une reconstruction façon Toulon. L’après-guerre voit les zazous prendre possession des lieux et les caves de Saint-Germain se déverser au soleil. Dès 1949, Boris Vian y joue de la trompette, accompagné de Juliette Gréco. Prévert, Daniel Gélin, P
icasso, Françoise Sagan viennent s’y dorer. Maurice Merleau-Ponty achète ses ninas au bar de La Ponche. Sartre et Simone de Beauvoir manigancent quelques petites complications de lit et de table avec leur ami Claude Lanzmann. Tous ces braves gens éprouvent à propos de Saint-Tropez un vif sentiment de propriété. Françoise Quoirez, dite Sagan, révolutionne l’édition parisienne en 1954 avec Bonjour tristesse, elle n’a pas dix-neuf ans, traverse la nuit en conduisant pieds nus, s’arrêtant juste pour faire le plein et vient prendre son premier café sur les quais. Le soir, elle boit jusqu’à pas d’heure à L’Esquinade («Je ne vais pas commencer à vivre comme un croûton parce que je suis soi-disant une intellectuelle.»).
Curieux, chez les intellectuels, ce besoin de faire des phrases. Las, l’impression de puissante liberté que leur inspira Saint-Tropez se changea vite en amertume. La rhétorique en est connue: c’était mieux avant, Saint-Tropez n’est plus Saint-Tropez, l’argent gâche tout. Dès 1956 Sagan regrettait le temps où «nous [étions] seuls à user et abuser de la mer, de son sable, de sa solitude et de sa beauté». C’est fantastique le Paradis, on le dit aux copains, l’année d’après tout Paris se radine, quelle horreur! Et s’il n’y avait que Paris! Mais le monde entier s’est parachuté sur ce bout de Provence. Avant Capri, Ibiza, Gstaad, Marrakech ou Cortina d’Ampezzo, ce fut le premier prototype du village global, avant que McLuhan n’invente le mot. Le monde entier est venu y parler de la même pluie et du même beau temps et s’y donner en spectacle. Envahissants mais nécessaires, ces nomades descendus du ciel avec leurs hélicoptères et leurs yachts. Comme il n’y a pas de célébrité sans spectateurs, les congés payés côtoient la jet-set. On est en République, après tout. Marie-Antoinette partage le Hameau avec ses visiteurs. La question à Saint-Tropez n’est pas de savoir qui y est venu, on pourrait faire du name-dropping long comme la Patrologie de Migne, mais qui n’y est pas passé. Même les Pompidou s’y baladaient en espadrilles. Seul le général De Gaulle a manqué. Je crois.
Quelques décennies ont passé. Je suis arrivé par Sainte-Maxime, après une longue descente dans la violence des genêts et la douceur des valérianes par une belle forêt de chênes-lièges, dont certains sont fraîchement démasclés. Vue enchanteresse sur le golfe avec, dans les fonds, de nombreux peupliers blancs et des frênes. La Garde-Freinet, où fut enfin vaincu voilà dix siècles l’envahisseur sarrasin, vient du latin fraxinus, le frêne. Les Maures, à la saison, offrent d’amples cueillettes de têtes de nègres et d’amanites des Césars, la plaine à leur pied est grasse et bonne. Du temps du Gendarme, un panonceau signalait l’entrée de la ville, Saint-Tropez: s’y ajoute maintenant Sant-Troupès. Telles sont les joies de la régionalisation. L’hôtel des Palmiers est calme, on y boit frais parmi les jasmins étoilés. Le port est à deux pas.
Si l’on tient vraiment à savoir qui a fait Saint-Trop’ il suffit de marcher jusqu’à la place Blanqui, c’est tout près. S’y trouvent le musée de la Gendarmerie et du Cinéma, et, devant la façade, une Brigitte Bardot de bronze sur une conque qui fait socle. Manara s’est inspiré pour la dessiner de La Naissance de Vénus de Botticelli. Tout est là. Le Gendarme et BB ont fait Saint-Trop’: l’un y a mené la France, l’autre l’univers.
Certains mots travestissent la réalité. Jet-set. People. Mais les débordements de certains n’altéreront pas la simplicité du lieu
Brigitte Bardot a acheté en 1958 La Madrague, un cabanon les pieds dans l’eau que l’on peut voir en continuant après les Canebiers vers la pointe de la Rabiou. Ceux qui y sont entrés n’y ont rien vu d’ostentatoire. Cela révèle une vérité de Saint-Tropez. Malgré le Byblos, les yachts, Gunter Sachs déversant une pluie de roses de son hélicoptère, les soirées riches, les nuits démesurées, La Madrague est une maison au bord de l’eau où une femme qui vit d’avoir été vue des hommes se cache avec ses bêtes.
Certains mots travestissent la réalité. Jet-set. People. Mais les débordements de certains n’altéreront pas la simplicité du lieu. Quand on voit Sacha Distel courir en noir et blanc avec BB sur le port vers les marins du Basque qui l’avaient invitée en 1958 (l’armée l’aimait, elle avait visité des blessés de la guerre d’Algérie), ils se savent pris en photo, mais ils s’amusent vraiment. Cette fraîcheur rattrape les excès.
BB a montré ses jambes et un peu plus dans ses films, comme elle afficha plus tard ses convictions. Chaque époque a ses transgressions et ses pudibonderies, la nôtre paraît plus pesante. Simone de Beauvoir a publié dans Esquire une longue disserte sous le titre «Brigitte Bardot and the Lolita Syndrome», dont elle a tiré un livre qu’elle a eu le bon sens de ne pas traduire en français. Il y avait un côté spontané, franc, dans la vie de Saint-Tropez dont BB était le symbole qui ne se laisse pas réduire au discours enturbanné d’une féministe avariée.
D’ailleurs une autre figure féminine domine Saint-Tropez à l’époque, celle de Sœur Clotilde, la bonne sœur en cornette qui terrorise Louis de Funès avec sa 2 CV et sa joie de vivre. Le beau visage sympat
hique de France Rumilly reste dans la mémoire des Français d’un certain âge celui de la France d’alors, traditionnelle et fofolle. Ses embardées rappellent que la France venait de fermer, avec l’indépendance de l’Algérie, la porte d’une série de guerres commencées en 1914. Le vichy à carreaux puis le bikini y triomphaient, mais on suivait malgré Vatican II la messe de saint Pie V dans des églises pleines. Le monde entier chantait Brigitte Bardot, Bardot que le Smyrniote Dario Moreno avait mise à la mode ; Nimier, Coty et Marilyn Monroe mouraient ; le France menait La Joconde à New York ; les ouvriers de Renault avaient conquis leur quatrième semaine de congés payés ; un pays confortable pansait ses blessures au soleil, et le maréchal des logis-chef Cruchot, défilant sur le port de Saint-Tropez à la fin du film, rêvait d’endosser la vareuse du général De Gaulle.
Pendant douze ans, Henri Salvador et Eddie Barclay régnaient sur la pétanque, et tout ce que la planète comptait de connu a défilé dans la ville
Saint-Trop’ a prospéré ainsi pendant douze ans, du tournage de Et Dieu… créa la femme en 1956 à celui de La Piscine en 1968, film qui mit un terme à son innocence. Pendant douze ans, Henri Salvador et Eddie Barclay régnaient sur la pétanque, et tout ce que la planète comptait de connu a défilé dans la ville. Laissons en paix «tous ces noms dont pas un ne mourra», comme Edmond Rostand fait malicieusement dire à l’un de ses personnages au début de Cyrano à propos d’académiciens oubliés. Johnny Hallyday jouait au baby-foot avec BB ; Gilbert Bécaud, Charles Aznavour et Michel Polnareff écrivaient leurs chansons en buvant un verre ; Liz Taylor, Richard Burton, Duke Ellington, Richard Anthony, Alain Delon, Mireille Darc, Romy Schneider ne faisaient rien de notable, pas plus que Darry Cowl, Thierry Le Luron, Eddy Mitchell, Michel Piccoli, Catherine Deneuve, ou Nicholson. Annabel Schwob rencontrait Bernard Buffet qui venait de quitter Pierre Bergé, envolé pour Yves Saint Laurent. En 1963, en pleine guerre de la langouste avec le Brésil, BB suivit son camarade de l’époque, Bob Zagury, à Búzios, à l’est de Rio de Janeiro, où ils lancèrent le Saint-Trop’ local.
France heureuse, imperméable à la mauvaise conscience
Des fêtes éblouissantes, la ville en a connu plus tard, par exemple le mariage de Mick Jagger avec Bianca, avec pour invités d’honneur les Beatles. Mais quelque chose a fini en 1968, le cœur du mythe de Saint-Trop’. La démographie nous le dit: depuis, la population décroît. Sacha Distel l’a senti, en chantant Allez donc vous faire bronzer sur la plage de Saint-Tropez. L’interprète de L’Incendie à Rio mettait à sa manière un point final à la grande rigolade en y insinuant de l’ironie. Johnny aussi, qui resta faire des canulars au maire de l’époque, pendant que les événements enfumaient Paris. Nul lieu ne fut moins soixante-huitard au monde que Saint-Trop’. Pas parce qu’on y votait à droite et que l’argent y coulait: parce qu’on y vivait en grande liberté. Ni la ceinture de sécurité ni le principe de précaution n’étaient encore inventés. Il arrivait qu’on se tue en voiture ou qu’on tente de se suicider. On y faisait la fête et l’on y consommait à sa convenance. La transgression, le carnaval n’étaient pas devenus une obligation morale, sociale, quasi scolaire. Le souvenir de cette France heureuse, imperméable à la mauvaise conscience, contribue peut-être à la persistance du charme du lieu.
Aujourd’hui Saint-Trop’ ne se dit plus, Saint-Tropez reste. L’Amérique existait avant Christophe Colomb. La ville est bien autre chose que le charmant port de pêche qu’y virent quelques Parisiens. La mer est à la fois un trésor et un danger. Sous des douceurs fleuries se cachent les fortifications qui subsistent des rêves de conquêtes et des combats pour la liberté. La statue du bailli de Suffren, qui manqua donner les Indes à la France, le rappelle. La Bravade fêtée le 15 juin célèbre la victoire de la citadelle sur vingt et une galères espagnoles en 1637.
Tout près de l’hôtel de ville s’ouvre un passage qui donne sur un étroit chemin de pierre et de béton longeant la côte. D’un quai des adolescents descendent à l’eau. Les filles chantent je ne sais quoi. C’est l’heure chaude. Pas une voiture soudain sous le soleil plombant. L’accélération frénétique que Pierre Etaix et Jacques Tati ont saisie dans les années 1960, qui stressait le Gendarme de Saint-Tropez, a cessé. On est n’importe où sur le bord de la Méditerranée, revenu au temps de Bambino ou d’Homère. Les Celto-Ligures rappellent les Ioniens. Au cimetière marin, le gardien parle politique avec ses copains. La feuille vernie des pittospores géants donne une ombre salutaire. La pierraille grésille, les liserons roses s’élancent sur les pentes de la citadelle. Là-haut, le musée d’Histoire maritime nous apprend qu’on construisit des trois-mâts dans cette eau avant que les vacanciers ne s’y trempent.
Attendons demain et le mauvais temps pour quitter ce temple du soleil. Le chemin de Saint-Tropez à Pampelonne traverse vignobles et grands arbres avant de rejoindre la route des plages. Piquons sur la mer. Sur le sable poussent cinéraires, immortelles et lis des sables. Des pêcheurs ont planté leurs cannes face aux vagu
es dont quelque vent froid blanchit la crête. Par terre, pas de crustacé, mais quelques coquilles de coquillages.
Source: La légende de Saint-Tropez ou comment un petit port de pêche est devenu la destination des stars