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Le siège de la Banque centrale européenne, sur le Main, le 21 juillet à Francfort (Allemagne). MICHAEL PROBST / AP

TRIBUNE. L’expert financier Karl Eychenne analyse dans une tribune au « Monde » les glissements successifs qui conduisent les banques centrales de l’octroi massif de liquidités à la création monétaire, puis à la dette perpétuelle et à son annulation de fait.

Tribune. « On ne prête pas à n’importe qui et pas à n’importe quelles conditions. » Au départ, il s’agissait d’un simple principe de bon sens, pour qui souhaite récupérer son dû après avoir fait le sacrifice de s’en priver. Mais aujourd’hui ce principe n’opère plus. Il est devenu un axiome bien trop restrictif pour un monde à fleur de peau. On lui préfère le geste solidaire : prêter autant que nécessaire.

Aujourd’hui converties au « quoi qu’il en coûte », nos politiques nous annoncent l’arrivée de « la dette à tout faire » comme moyen ultime d’échapper à la tyrannie d’un présent qui colle aux doigts. Et puisque décidément plus rien n’est comme avant, cette dette de circonstance serait financée à partir de rien (création monétaire), et reconduite éternellement (jamais remboursée) ; deux attributs d’une opération du Saint-Esprit.

Mais un point agace : avec l’arrivée de cette dette XXL, la génération présente se doterait d’une créance exorbitante auprès des générations futures, ces dernières étant alors mises en demeure de faire le nécessaire pour assurer l’intendance.

Pour éviter cela, une solution radicale est alors invoquée : annuler la dette qui sera achetée par la Banque centrale européenne (BCE), sans toutefois retirer du circuit économique la monnaie créée qui permettra de financer cette dette. Hier encore, cette option était rangée au rayon du tragicomique. Mais aujourd’hui, tout le monde en parle.

Alors, appelons un chat un chat : qu’est-ce que l’on prête et que l’on ne réclame plus ? Un don.

Métaphore freudienne

L’histoire qui nous mène de la dette au don n’a rien d’original. Il s’agit de la métaphore freudienne du chaudron qui est prêté puis rendu, mais avec un trou, et dont l’emprunteur nie en être responsable. Dans le cas de la dette, cela se raconte ainsi : la génération présente a emprunté aux générations futures un chaudron, mais ces dernières accusent la première de lui avoir rendu avec un trou, un trou de la taille de la quantité de monnaie et de dette émises.

La génération présente se défend alors en trois temps.

1er temps : « Peut-être que le chaudron avait un trou, mais ce n’est pas nous qui l’avons emprunté. » Autrement dit, la génération présente ne nie pas que la dette ait augmenté, mais nie avoir créé de la monnaie pour financer cette dette. Effectivement, en 2010, encore englués dans la crise des subprimes, la BCE décide bien d’acheter de la dette, mais sans création de monnaie.

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La monnaie utilisée pour l’achat est en fait « stérilisée » : la BCE rachète de la dette publique auprès des banques en échange de liquidités, mais elle reprend aussitôt ces mêmes liquidités en invitant les banques à les lui déposer sous formes de dépôts rémunérés. Cela donne l’impression que la BCE donne par-devant ce qu’elle reprend par-derrière. Pourquoi une pratique si tordue ? Afin de ranimer la bête économique sans qu’elle ne montre ses vilaines dents inflationnistes.

2e temps : « Nous avons bien emprunté un chaudron, mais ce dernier avait déjà un trou. » Traduisez : la génération présente reconnaît bien avoir créé de la monnaie pour financer la dette émise, mais cette dernière était déjà colossale. Nous sommes en 2015, l’euro ne tient plus qu’à un fil, suspendu aux lèvres de Mario Draghi [président de la BCE]. La BCE imite alors ses homologues américains et japonais et s’aventure dans son premier plan d’assouplissement quantitatif (« quantitative easing » [rachat de dette]).

Bulle éternelle

La BCE annonce qu’elle va encore acheter de la dette, mais cette fois-ci avec de la monnaie créée : il n’y aura plus de stérilisation, donc plus d’immunisation contre l’hyperinflation. Une telle pratique semble alors autorisée en droit par les statuts de la BCE, et en fait par l’absence d’inflation qui promet des taux d’intérêt faibles pour une durée indéterminée. Quelle limite ? Aucune. Le bilan de la BCE gonfle alors et accède au statut de bulle éternelle.

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3e temps : « Nous avons rendu le chaudron, et nous l’avons rendu sans trou. » Cela signifierait que la dette et la monnaie émises ont finalement toutes deux étaient retirées par les autorités : la dette émise a été remboursée par l’Etat, et la monnaie créée détruite par la Banque centrale. Ce scénario correspond à une situation idéale où la croissance économique retrouverait un niveau décent et motiverait un raffermissement, contenu, de l’inflation.

Mais les choses ne vont pas ainsi ; cela fait près de dix ans que ce scénario aurait dû se produire, et on attend encore. La faute à l’autre, aux bras de fer politiques, et aujourd’hui au confinement.

Les crises excitant l’imagination, on s’est alors pris à imaginer une autre version de ce troisième temps de la logique du chaudron, une version plus radicale.

Chèque en blanc ou le chèque en bois

D’un côté, la dette publique émise pour relancer la machine économique ne serait pas remboursée, mais annulée. Comme dans Mission impossible : le message s’autodétruira une fois qu’il aura servi…

D’un autre côté,
la monnaie créée pour financer la dette émise ne serait pas détruite mais resterait dans le marché : la valise pleine d’argent que l’on trouve sur la banquette et que personne ne vient réclamer…

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Jusqu’à présent, seule la crémière proposait ainsi d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Les cyniques parleront de situation ubuesque où la lettre de créance hésite entre le chèque en blanc ou le chèque en bois. Les utopistes salueront le panache d’autorités acceptant de sauter dans l’inconnu.

Et après tout, pourquoi pas ? Qu’est ce qui empêcherait d’imaginer un tel scénario ?

Selon certains, il n’est nul besoin d’invoquer le divin : toute dette émise par le gouvernement et achetée par la BCE serait techniquement de la non-dette, puisque les intérêts touchés par la BCE devraient de toute façon être reversés à son propriétaire… l’Etat. La démonstration est imparable. Finalement, l’agent économique passerait du statut d’acteur à celui de spectateur de son propre rôle raconté par l’autorité : « Une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien » (Hamlet, de Shakespeare).

Dans le cas de la dette éternelle, techniquement un créancier reste en droit d’exiger son dû un jour ou l’autre. Dans le cas du don, il devient certain que l’on n’aura plus rien à rembourser

Selon d’autres, l’annulation de la dette serait une façon de restaurer un réflexe solidaire, à une époque où l’anonymat attise l’individualisme et où la machine bureaucratique dispense de penser à son prochain : Grandeur et misère de l’Etat social (Alain Supiot, Collège de France-Fayard, 2013). On ira même jusqu’à invoquer l’anthropologue Marcel Mauss (1872-1950) et les vertus du don créant du lien social : « Le don est agoniste, il oblige celui qui reçoit, qui ne peut se libérer que par un contre-don. »

Le don présente un avantage décisif par rapport à la dette reconduite éternellement. Certes, on pourrait penser que les deux sont équivalents, puisque dans les deux cas on ne rembourse pas. Mais, il y a une différence subtile qui nous est révélée par la logique : « Ne pas savoir » n’est pas équivalent à « savoir que pas ».

A quoi servent les banques centrales ?

« L’indépendance des banques centrales repose sur un consensus international transpartisan », par André Orléan, président de l’Association française d’économie politique (AFEP)

« Comme la plupart des banques centrales, la Banque d’Angleterre est une création du gouvernement », par Hélène Rey, professeure à la London Business School

« Depuis 1979, la lutte contre l’inflation constitue le cadre idéologique dominant des politiques monétaires », par Nicolas Goetzmann, responsable de la recherche et de la stratégie macroéconomique à la Financière de la Cité

« La BCE a achevé les années post-crise avec de nouvelles prérogatives », par Laetitia Baldeschi, Juliette Cohen et Bastien Drut, membres de l’équipe « Etudes et stratégie » chez CPR Asset Management

Dans le cas de la dette éternelle, le remboursement est repoussé aussi loin que nécessaire, mais techniquement un créancier reste en droit d’exiger son dû un jour ou l’autre : on est alors dans le cas du « ne pas savoir ». Dans le cas du don, il devient certain que l’on n’aura plus rien à rembourser : on est dans le cas du « savoir que pas ».

D’ailleurs, est-ce vraiment un don ? C’est plus que cela en vérité. En effet, on ne donne que ce que l’on possède. Or, la Banque centrale ne possède pas l’argent qu’elle a utilisé pour acheter la dette, elle l’a créé. En quelque sorte, on pourrait dire que la Banque centrale se donnerait alors le droit d’annuler une créance qu’elle ne mérite pas. Plus qu’un don, ne serions-nous pas alors plutôt dans le cas d’un don du ciel ?

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Source: ©Karl Eychenne : « Qu’est-ce qu’une dette que l’on ne réclame plus ? Un don »

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