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GRAND ENTRETIEN – Après la débâcle des européennes, la démission de Laurent Wauquiez et le départ de Valérie Pécresse, le politologue analyse les causes de l’explosion de la droite. Selon lui, le clivage droite/gauche a cédé la place à un nouvel affrontement entre «bloc élitaire», incarné par La République En Marche, et «bloc populaire», incarné par le Rassemblement national.

LE FIGARO MAGAZINE. – Dans votre livre Le Nouvel Ordre démocratique, paru il y a trois ans, vous aviez prédit le remplacement du traditionnel clivage droite-gauche par un nouvel affrontement entre bloc populaire et bloc élitaire. Les élections européennes vous donnent-elles raison?

Jérôme SAINTE-MARIE. – Le bouleversement des repères politiques se confirme et s’amplifie. Le score cumulé des deux partis s’étant succédé à la tête du pays jusqu’en 2017 était de 26 % des suffrages exprimés lors de la dernière présidentielle, soit 30 points de moins qu’en 2012. Lors des européennes, si l’on intègre à ce calcul les voix de la liste UDI, il est tombé à 17 %, au lieu de 45 % cinq ans auparavant. Ces résultats suscitent un mouvement de réalignement des élus, qui ne font que suivre le réalignement des électeurs. La tendance est si forte qu’elle s’affranchit des performances des candidats: la campagne médiocre de Nathalie Loiseau n’a pas empêché nombre d’électeurs de droite d’abandonner à son profit la liste conduite par François-Xavier Bellamy.

Qu’il y ait un pivotement à 45 degrés de l’axe de la vie politique française s’impose désormais à presque tous. Il reste à comprendre et donc à qualifier le nouvel ordre politique. Il y a quelques années, j’avais proposé la notion de «bloc élitaire», aujourd’hui au pouvoir, en opposition à un «bloc populaire». Ces termes ne sont pas de simples formules. Ils correspondent à la notion de «bloc historique» développée par le penseur italien Antonio Gramsci. C’est-à-dire un alliage politique de groupes sociaux unifié par une idéologie, sur la base d’intérêts perçus comme communs, favorisé par l’antagonisme avec d’autres groupes sociaux.

Il ne s’agit donc pas de simplifier la vie démocratique actuelle à une opposition caricaturale entre «peuple» et «élite». La dichotomie posée entre «progressistes» et «populistes» ne fonctionne pas davantage, car elle oublie les bases sociologiques du clivage. A l’inverse, dans le bloc élitaire, on a l’articulation d’une forme politique, le macronisme, avec une sociologie très apparente dans le vote présidentiel et amplifiée lors des dernières européennes.

Autour de l’élite véritable, la haute finance et la haute administration, symboliquement réunies dans la personne même du chef de l’Etat, s’agrègent le monde des cadres d’entreprise, ceux qui aspirent à rejoindre cette élite, et une bonne part des retraités, surtout ceux qui sont relativement aisés. Ce bloc élitaire était divisé au premier tour de la présidentielle entre Emmanuel Macron et François Fillon. Lors des dernières européennes, en réaction au mouvement des «gilets jaunes», il s’est pratiquement confondu avec le vote pour la liste LREM.

«Aujourd’hui, le risque pour la droite n’est plus seulement d’être battue mais d’être remplacée»Jérôme Sainte-Marie

Macron n’est-il pas tout simplement devenu le président de la droite?

Il est malaisé d’expliquer le neuf avec l’ancien, mais acceptons un instant cette logique. Dans une récente étude, l’institut OpinionWay a demandé aux électeurs des européennes ce qu’ils avaient voté lors du dernier scrutin présidentiel clairement structuré par le clivage gauche-droite, celui de 2012. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, un électeur d’Emmanuel Macron sur quatre avait voté pour Nicolas Sarkozy en 2012. Cette proportion est passée à un électeur sur deux parmi ceux qui ont choisi la liste Loiseau.

La carte électorale du vote En Marche aux européennes est très parlante. La liste Loiseau frôle les 48 % à Neuilly-sur-Seine, 46 % dans la circonscription parisienne de Claude Goasguen, 40 % à Saint-Germain-en-Laye ou à Levallois-Perret, 30 % à Aix-en-Provence ou à Compiègne, pour prendre quelques exemples marquants. Parmi les votants des européennes, entre un quart et un tiers des anciens électeurs de François Fillon sont passés au vote En Marche. Cela ne fait pourtant pas d’Emmanuel Macron le président de la droite, puisque celle-ci s’abolit lorsqu’elle rejoint un mouvement qui refuse cette syntaxe politique et qui, de fait, a en son sein beaucoup de personnalités et d’électeurs issus de la gauche.

Laurent Wauquiez, en démissionnant, a confié ceci: «Le problème, ce n’est pas la ligne, c’est que les gens ne nous croient plus.» Partagez-vous ce point de vue?

Le soupçon d’insincérité qui plane sur la droite doit beaucoup au passage au pouvoir de sa principale référence, Nicolas Sarkozy. En 2007, celui-ci parvint à une remarquable synthèse programmatique, promettant le dynamisme économique et la conservation des valeurs traditionnelles. Il réussit également, ce sera la dernière fois, à séduire une large part des catégories populaires, avec par exemple un score de 50 % chez les ouvriers au second tour. L’exercice du pouvoir a largement abîmé cette promesse fondamentale. Aujourd’hui, le risque pour la droite n’est plus seulement d’être battue mais d’être remplacée.

On pense à son propos au célèbre ouvrage du sociologue Georges Lavau, A quoi sert le parti communiste français?, qui montrait qu’il exerçait pour l’essentiel une fonction tribunitienne au service des plus modestes. Avec l’offre politique concurrente d’En Marche, beaucoup d’électeurs se demandent à quoi sert la droite. La volonté non seulement réformatrice, mais aussi répressive démontrée par le duo Macron-Philippe depuis deux ans, a convaincu une part grandissante des anciens électeurs de droite d’abandonner leurs attaches partisanes. Ils le font d’autant plus facilement que le quinquennat se déroule dans un climat de conflit social, d’abord face à la CGT, ensuite face aux «gilets jaunes».

La droite traditionnelle a-t-elle encore un espace entre le RN et LREM?

Nous en venons aux racines de l’inquiétude existentielle de la droite. Il s’agit, selon moi, de la question nationale telle qu’elle se pose dans le cadre de l’Union européenne. Le premier terme en est la politique migratoire. Comment trouver une voie moyenne entre souveraineté nationale et souveraineté européenne? Le RN comme LREM y répondent clairement, la droite moins. Le deuxième terme est la question identitaire dans un sens plus large. Comment défendre par la loi des valeurs largement issues de l’éthique chrétienne? En acceptant la tutelle juridique européenne, avec notamment la Cour européenne des droits de l’homme, cela n’est pas évident.

Le troisième terme est la défense des emplois et des entreprises françaises. Comment concilier patriotisme économique et libre-échange? Là aussi, la conciliation de la souveraineté française et de l’appartenance européenne relève moins de la synthèse que de l’oxymore. Ces contradictions minent la crédibilité de la droite de gouvernement au profit des deux offres radicales et symétriquement opposées qui l’entourent.

«Là où Jérôme Fourquet voit de l’archipellisation, je perçois surtout de la polarisation»Jérôme Sainte-Marie

Aucun parti n’atteint la barre des 25 %. Cela ne témoigne-t-il pas davantage d’une «archipellisation», pour reprendre le terme de votre collègue Jérôme Fourquet, que d’une recomposition?

L’excellent ouvrage de Jérôme Fourquet développe l’idée de fragmentation de notre société avant tout sous un angle anthropologique, en soulignant les risques de séparatisme identitaire. Mon analyse est davantage fondée sur les groupes sociaux, et je note le retour dans l’opinion d’un imaginaire de lutte des classes. Avec le macronisme, on a une superposition trop évidente des clivages sociaux, culturels et politiques, ce que le jeu entre la gauche et la droite évitait, chacun de ces ensembles reposant sur une sociologie hétérogène.

Derrière Emmanuel Macron s’est effectué le regroupement des catégories aisées, optimistes et avec quelques raisons pour l’être. Cela suscite, bien au-delà l’insatisfaction à l’égard de telle ou telle mesure gouvernementale, une forte rancœur populaire. N’oublions pas ce que le phénomène des «gilets jaunes» a révélé de tout côté. Donc, là où Jérôme Fourquet voit de l’archipellisation, je perçois surtout de la polarisation. Celle d’un affrontement social qui trouve son expression la plus nette dans la focalisation sur les deux listes arrivées en tête, dont le score cumulé approche les 46 %. C’est ce mouvement tellurique, cette poussée de deux grands massifs sociaux et donc électoraux, qui fracture les autres courants politiques et peut donner cette impression trompeuse de fragmentation.

» LIRE AUSSI – Jérôme Sainte-Marie: «Emmanuel Macron a ranimé un imaginaire de lutte des classes»

Si le bloc élitaire paraît rassembler, le bloc populaire, potentiellement majoritaire, est plus morcelé. Comment l’expliquez-vous?

De ce côté-là aussi, l’heure est à la clarification. La dynamique de réunification des milieux aisés s’est accélérée lors des élections européennes: les foyers aisés votent à 35 % pour LREM, les foyers pauvres, à 10 %. Ce bloc élitaire est facile à réunir, mais il demeure minoritaire. Le bloc populaire est potentiellement majoritaire, mais sa division entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon semble le condamner à l’impuissance. La fracture se fait sur un point précis: l’immigration. Sujet central pour les uns, sujet tabou pour les autres. Le discours de plus en plus radical de la France insoumise en faveur des migrants simplifie la question, en décourageant cette moitié des électeurs mélenchonistes opposés à l’accueil de l’Aquarius.

Plus largement, la renonciation au populisme au profit des poncifs de la gauche culturelle, véritables repoussoirs en milieu populaire, a épuisé les chances de la FI. Cinq cent mille voix séparaient le RN et la FI au premier tour de la présidentielle, 4 millions aux élections européennes. L’un est en pleine reprise de confiance, l’autre s’enfonce dans la crise. Les élections municipales à venir vont encore accentuer ce contraste. Dès lors, le principal obstacle à l’unification du bloc populaire s’est beaucoup réduit.

«La droite populaire, c’est un peu comme le populisme de gauche. L’association des deux termes n’additionne pas les électeurs, elle les soustrait»Jérôme Sainte-Marie

Marion Maréchal en appelle à une grande coalition de la droite populaire. Croyez-vous à ce scénario d’union des droites?

Près de la moitié des sympathisants LR envisagent favorablement une formule d’alliance avec le RN, ce qui tient largement à leur proximité de vue sur les enjeux de l’immigration, de l’identité et de la sécurité. D’ailleurs, parmi les votants aux européennes, près d’un électeur filloniste sur cinq a choisi la liste Bardella. A ces signaux favorables à l’idée d’une grande coalition de la droite populaire s’opposent plusieurs réalités. Très simplement, peut-on sérieusement soutenir que le RN actuel est de droite? Dans la mesure où ses leaders proclament depuis des années le contraire, c’est assez curieux.

La droite populaire, c’est un peu comme le populisme de gauche. L’association des deux termes n’additionne pas les électeurs, elle les soustrait. Beaucoup de ce qui reste de l’électorat de droite n’apprécie pas le côté plébéien du Rassemblement national. Beaucoup d’électeurs lepénistes expriment des demandes sociales qu’ils retrouveraient difficilement dans un projet commun avec la droite classique. Autant de contradictions pour un projet qui serait à vocation majoritaire. Il me semble donc que cette idée correspondrait davantage à une formation se disposant en flanc-garde du bloc populaire.

Avec seulement 23,3 % des suffrages dans une élection qui lui était a priori favorable, le RN dirigé par Marine Le Pen semble encore loin d’être en mesure de l’emporter au second tour. Peut-il, seul, briser le plafond ce plafond de verre qui le condamne pour le moment à être un parti de premier tour? Macron a-t-il déjà gagné 2022?

Emmanuel Macron dispose d’un évident avantage dans une configuration similaire en 2022 à ce qu’elle fut au second tour de 2017, mais, même dans cette hypothèse, le jeu est moins fermé qu’il n’y paraît. L’élection présidentielle rassemble environ 80 % des inscrits là où les européennes en motivent à peu près 50 %. Les abstentionnistes qui se mobilisent pour l’élection décisive ont un profil social et une moyenne d’âge bien plus proches de l’électorat Le Pen que de l’électorat Macron. D’ailleurs, un sondage récent indiquait pour la candidate du Rassemblement national un score à 28 % au premier tour et 43 % au second.

Malgré le caractère très virtuel de l’exercice, cette étude d’opinion indique un net rapprochement par rapport au scrutin de 2017. Il faut aussi compter avec la forte impopularité du président de la République, avec le désir de changement désormais presque systématique en fin de quinquennat, et aussi avec la polarisation sociale évoquée précédemment. On raisonne souvent comme si la meilleure chance d’Emmanuel Macron, c’était Marine Le Pen. Je crois que c’est précisément l’inverse.


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Alexandre Devecchio

Journaliste au Figaro et au FigaroMagazine en charge du FigaroVox.

Source:© Jérôme Sainte-Marie : «Beaucoup d’électeurs se demandent à quoi sert la droite» 

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