CHRONIQUE. Plutôt que de glorifier le passé et de dénigrer le présent, l’économiste appelle, dans sa chronique au « Monde », à construire, sur la base d’un constat lucide, les termes d’une confrontation politique exigeante.
Chronique. « Reconquête », pour Eric Zemmour. « Rétablir la Nation » et « Restaurer l’Etat », pour Marine Le Pen. Et même « Retrouver la fierté française », pour Valérie Pécresse. Au terme d’une précampagne marquée par la mise en regard d’un passé glorieux et d’un présent misérable, ces slogans s’inscrivent sur le fond d’un pessimisme économique et social bien enraciné : trois de nos concitoyens sur quatre jugent le pays en déclin, deux sur trois tiennent la mondialisation pour une menace, six sur dix – un peu moins, tout de même, qu’il y a cinq ans – estiment nécessaire de rapatrier la décision de Bruxelles à Paris, selon la 9e édition de « Fractures françaises », un sondage Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès et l’Institut Montaigne, réalisé du 25 au 27 août.
Avec une gauche hélas inaudible et un Emmanuel Macron qui parle mais ne dit pas encore, la nostalgie a ainsi envahi les dernières semaines. Alors que l’Allemagne vient de se doter d’une coalition dont les thèmes sont la numérisation, la transition écologique et l’inclusion sociale, sommes-nous voués à aborder l’élection qui vient en regardant vers l’arrière ? Dans un pays dont l’électeur médian a plus de 50 ans – si l’on tient compte des taux d’abstention –, il est tentant, bien sûr, d’attribuer ce prurit régressif à la course aux voix des seniors apeurés. Ce serait cependant ignorer les fondements réels de l’inquiétude collective.
Au tournant du siècle, les résultats économiques de la France ne la différenciaient guère de son environnement. Un produit intérieur brut (PIB) par habitant sensiblement égal à celui de l’Allemagne, la même part des personnes en emploi dans la population d’âge actif, et un endettement public identique : même si l’Allemagne ne s’était pas encore remise du choc de la réunification, c’était honorable. Certes, les Pays-Bas ou la Suède faisaient mieux. Certes, l’Europe entière restait à l’écart du boom de productivité américain. Mais dans la zone euro, nous étions un pays médian.
Retarder les horloges
Vingt ans plus tard, le constat n’est plus le même. En 2019, notre PIB par habitant est de 10 % inférieur à ceux de l’Allemagne ou de la Belgique, de 20 % inférieur à celui des Pays-Bas. Pour le taux d’emploi, l’écart entre les deux rives du Rhin est de 10 points – soit un déficit de 4 millions d’emplois. Et, pour la dette publique, l’écart est de 40 points. Le décrochage n’est pas aussi prononcé que celui de l’Italie, mais il est net. Et, d’ailleurs, sur certains aspects, il est plus marqué encore : notre endettement extérieur est ainsi beaucoup plus lourd.
Pourquoi cette cassure ? Où avons-nous failli ? Comment nous corriger ? A écouter la précampagne, nous aurions eu le tort d’embrasser la mondialisation. Or rien n’est moins vrai. Lorsque, en 1990, le monde soviétique s’est écroulé, lorsque, en 2001, la Chine est devenue membre de l’Organisation mondiale du commerce, lorsque, en 2004, l’Union européenne s’est élargie à dix nouveaux membres, nous avons tout fait pour retarder les horloges. La France n’a pas tenté de tirer parti de ces grandes transformations, mais, au contraire, elle a cherché à s’en abstraire.
Un indicateur en atteste de manière frappante : quand, en 2000, importations et exportations pesaient chacune, en Allemagne, 31 % du PIB, les chiffres étaient presque les mêmes pour la France – 27 % et 29 % respectivement. Mais, en 2019, les exportations allemandes avaient augmenté de 16 points, et les importations de 10, alors que, pour nous, ces mêmes ratios d’augmentation étaient de 3 et 5 points. Entre-temps, l’Allemagne a restructuré son économie en redéfinissant son insertion internationale et en construisant des chaînes de valeur globales. Nous, à peine.
Un monde irréversiblement transformé
Nos grandes entreprises ont bien sûr tiré parti du nouvel état du monde. Mais en investissant ailleurs pour vendre ailleurs, plus souvent qu’en exportant. Elles ont délocalisé, mais à bas bruit. Dans l’automobile, nous avons préféré conserver des « usines Potemkine » plutôt que de concentrer nos efforts sur les segments où nous disposions d’atouts, notent Keith Head, Philippe Martin et Thierry Mayer dans « Les défis du secteur automobile : compétitivité, tensions commerciales et relocalisation » (Note du Conseil d’analyse économique no 58, juillet 2020). Pour la pharmacie, le constat est voisin : peu d’importations, peu d’exportations, peu d’innovation, et beaucoup de délocalisations ; l’apparence de la stabilité et la réalité de la perte de substance, soulignent Philippe Aghion, Elie Cohen, Benjamin David et Timothée Gigout-Magiorani dans « Pour une nouvelle politique industrielle après le Covid-19 » (revue Le Grand Continent, 4 juin 2021). Résultat : la valeur ajoutée de l’industrie française, qui représentait la moitié de celle de l’Allemagne en 2000, était tombée à 37 % en 2018 selon l’Insee. Industriellement, nous pesons aujourd’hui moins que l’Italie.
Ce n’est pas en invoquant les mânes de De Gaulle et de Pompidou que nous redresserons nos performances dans un monde irréversiblement transformé. Evidemment, nous ne sommes plus en 2000, et la mondialisation a changé de nature avec l’interférence croissante de la géopolitique et la prise de conscience de l’impératif de résilience. Mais il serait illusoire de faire comme si elle n’avait été qu’une parenthèse.
Ce n’est pas en flattant leur nostalgie qu’on détournera les électeurs des solutions imaginaires. C’est en construisant, sur la base d’un constat lucide, les termes d’une confrontation politique exigeante. Sur la stratégie économique, on la voit s’esquisser entre Valérie Pécresse et Emmanuel Macron. Faut-il privilégier le redressement des comptes ou l’investissement ? Couper sans attendre dans la dépense publique ou parier sur les réformes et le ressaut de la croissance ? Réduire les impôts ou redresser un système d’éducation et de recherche mal en point ? Accélérer dans les renouvelables ou miser sur le tout-nucléaire ? Plus l’alternative sera claire, plus elle invitera les Français à un choix tranché, plus elle rendra service au pays.
Jean Pisani-Ferry est professeur d’économie à Sciences Po et à l’Institut universitaire européen de Florence.
Jean Pisani-Ferry(Economiste)