GRAND ENTRETIEN – Pour le sociologue, la révolte des «gilets jaunes» ne fait que catalyser tous les maux nés des bouleversements de la société française. Elle exprime le rejet de quatre décennies de libéralisme culturel et d’«adaptation» économique à marche forcée voulus par les élites.
C’est l’homme qui avait tout vu. Depuis 1992 et son premier essai, Le Mythe de l’entreprise. Critique de l’idéologie managériale, le sociologue analyse les bouleversements problématiques de la société française. Il a écrit sur les dérives de la communication et de la transparence, l’héritage de Mai 68, les fractures françaises, la crise existentielle de la gauche française, la disparition du village et le malaise démocratique.
Jean-Pierre Le Goff n’est guère surpris par le mouvement des «gilets jaunes». Pour lui, la révolte contre les taxes sur le carburant ne fait que catalyser tous les maux précédemment cités. La France des «gilets jaunes» n’est autre que la France périphérique sortie depuis trop longtemps des écrans radars médiatique et politique. Elle rejette la politique d’Emmanuel Macron mais plus largement quatre décennies de libéralisme culturel et d’«adaptation» économique à marche forcée voulus par les élites.
LE FIGARO. – Les observateurs comme les politiques et les syndicats n’ont pas vu venir le mouvement des «gilets jaunes». Au-delà de l’augmentation des taxes sur le prix du carburant, celui-ci n’est-il pas la conséquence d’une crise bien plus lointaine et profonde?
Jean-Pierre LE GOFF. – Les taxes sur le prix de carburant catalysent un malaise social qui s’est accumulé depuis des années: «ras-le-bol fiscal», baisse du pouvoir d’achat pour les retraités, sentiment de régression sociale et peur du déclassement… Malgré l’allégement des cotisations sociales sur les feuilles de salaires, la suppression de la taxe d’habitation pour les bas revenus et les chèques compensatoires élaborés dans l’urgence, c’est l’idée même de progrès social qui semble disparaître de l’horizon. Les arguments écologiques ont bon dos. Quel pourcentage représentent les automobiles dans la pollution et le réchauffement climatique par rapport à l’ensemble des transports routiers, aériens et maritimes? Ceux qui prêchent la bonne parole écologique sont souvent les mêmes qui prennent l’avion pour passer des vacances dans les pays lointains tout en se voulant «écolos». En guise d’exemplarité, ne fait-on pas payer aux particuliers le prix d’une bonne conscience écologique et politique dans le cadre du libre-échange mondialisé qui ne s’embarrasse guère des problèmes écologiques? L’«écologie punitive» fait peser sur les ménages un poids de responsabilité insupportable. La taxe carbone ne peut manquer d’apparaître à la fois comme une mesure injuste et comme un emplâtre sur une jambe de bois.
La division entre France périphérique et France des métropoles vous paraît-elle pertinente?
Oui globalement, le mouvement des «gilets jaunes» l’exprime à sa manière. Ses aspects sociaux sont étroitement liés au sentiment non seulement de ne pas être «écoutés» mais abandonnés et méprisés par des élites au pouvoir qui vivent dans des grandes métropoles mondialisées et la sphère médiatico-politique. C’est la revanche de ceux que l’on a traités de «beaufs» et de «ringards», largement ignorés depuis des années par les pouvoirs en place au profit de catégories sociales branchées et des gagnants de la mondialisation. Il ne s’agit pas pour autant de verser dans une vision populiste qui oppose de façon démagogique la «France d’en haut», les «élites» à qui l’on attribue tous les vices, et la «France d’en bas», le «peuple» paré de vertus régénératrices.
» LIRE AUSSI – Christophe Guilluy: «Les “gilets jaunes” attestent la révolte de la France périphérique»
La déculturation ne concerne pas qu’une partie des élites, elle me paraît largement transversale aux différentes catégories sociales. La combinaison du chômage de masse et du bouleversement du terreau socio-éducatif a produit des effets de déstructuration anthropologique individuelle et sociale au sein des couches populaires. Parler d’«insurrection citoyenne» comme le fait Mélenchon, c’est non seulement prendre ses désirs pour des réalités mais aussi verser de l’huile sur un feu difficilement maîtrisable. On ne construit rien de solide et de bon en surfant sur la rancœur et le ressentiment tout en espérant récupérer quelques bénéfices pour les prochaines élections. Cette politique populiste et vengeresse fracture un peu plus le pays et l’entraîne dans le chaos.
Est-ce un symptôme du «malaise dans la démocratie»?
Oui, dans la mesure où ce malaise met en jeu non seulement des différences de situations sociales et géographiques, mais de mentalités et de façons de vivre, que ce soit dans le rapport au travail, à la nature, à la culture, à la famille, à l’éducation des enfants… Les fractures ne sont pas seulement sociales, elles sont aussi culturelles. Depuis des années, les appels réitérés à s’adapter à une concurrence mondialisée où le prix du travail et les protections sociales deviennent des valeurs d’ajustement, s’accompagnent de discours moralisateurs dans le domaine de l’écologie, de la culture et des mœurs sous un angle moderniste et branché. Cette conjonction renforce les divisions au sein de la société, entre les élites au pouvoir et une bonne partie de la population.
«Les appels à s’adapter à une concurrence mondialisée où prix du travail et protections sociales deviennent des valeurs d’ajustement, s’accompagnent de discours moralisateurs dans le domaine de l’écologie, de la culture et des mœurs sous un angle moderniste et branché»
Des seuils ont été franchis sans susciter trop de réactions. Le déploiement du drapeau LGBT sur le fronton de l’Assemblée nationale pour la journée de la «marche des fiertés» n’a pas provoqué grande indignation politique. Il n’en a pas moins été considéré par une partie de la population comme une provocation et un parti pris militant. Ce n’est pas la lutte contre l’homophobie qui est en question mais le glissement symbolique opéré concernant le statut de l’Assemblée nationale composée des représentants élus de la nation défendant l’intérêt général. Celle-ci n’a pas à afficher des signes d’appartenance identitaire sur sa façade comme sur tout édifice public. D’autres groupes de pression minoritaires peuvent se poser la question: «Pourquoi eux et pas nous?» À chaque groupe particulier, ses journées de mobilisation, ses logos et ses drapeaux, mais les «gilets jaunes» ont peu de chances d’être mis sur le même plan que les autres et encore moins de voir leur emblème déployé sur la façade de l’Assemblée nationale. La logique communautariste, victimaire et émotionnelle érode les principes républicains, favorise le morcellement du pays et la «guerre de tous contre tous». Des responsables politiques ont leur part de responsabilité quand ils entretiennent cette logique, d’autant plus quand ils représentent les institutions et l’État.
Macron, en opposant «ceux qui ne sont rien» aux «premiers de cordée», a-t-il accentué cette fracture et alimenté le ressentiment?
Emmanuel Macron n’a pas créé cette situation et il n’est pas le premier à tenir des propos à l’emporte-pièce. À «ceux qui ne sont rien» et aux «premiers de cordée», il faut ajouter les «Gaulois réfractaires», la «start-up nation», le «pognon de dingue» des aides sociales, ses propos faciles sur la mobilité pour trouver un emploi (avec ou sans voiture?)… Des ministres font la même chose dans les médias et les réseaux sociaux. Imagine-t-on les effets produits par ces petites phrases dans l’opinion et plus particulièrement dans les couches populaires? Elles s’ajoutent à celles de la non-existence supposée d’une «culture française», des «crimes contre l’humanité» en Algérie… Autant d’affirmations lancées dans l’espace publique sans souci de rigueur intellectuelle et d’unité, quitte à apporter des nuances après coup pour essayer de ne «blesser personne». L’activisme communicationnel enclenche des polémiques incessantes qui finissent par noyer le poisson. Quand s’ajoutent aux petites phrases l’affichage avec des DJ branchés à la Fête de la musique et un jeune braqueur aux Antilles qui fait un doigt d’honneur sur la photo, un seuil est franchi en matière de dévalorisation de la fonction présidentielle et de brouillage de la communication.
L’«itinérance mémorielle» n’a pas vraiment arrangé les choses. Passer de la visite d’une usine à une nécropole militaire et à un Ehpad, réagir aux interpellations des uns et des autres pour finir par un discours solennel sous l’Arc de triomphe devant un parterre de chefs d’État et animer un Forum sur la paix, l’itinéraire a pris les allures d’un vaste méli-mélo avec un président qui joue tous les rôles et occupe tous les plans. Dans son interview sur un porte-avions, le président a reconnu qu’il n’avait pas réussi à réconcilier les Français avec leurs dirigeants et qu’il allait s’atteler à la tâche. La recherche de proximité dans une logique communicationnelle et médiatique qui passe par-dessus les corps intermédiaires produit des effets inverses dans une sorte de fuite en avant.
«“L’ adaptation”, le “changement”, la “réforme” sont devenus les maîtres mots d’une politique alignée sur le management et la communication faute de colonne vertébrale culturelle et historique»
Dès les années 1990, vous dénonciez le «mythe de l’entreprise» et les «illusions du management». L’erreur n’est-elle pas justement d’avoir voulu diriger la France comme une multinationale?
Depuis plus de trente ans, avec le développement conjugué du chômage de masse et la crise du récit national, l’«adaptation», le «changement», la «réforme», le «projet», la «motivation», l’«employabilité», l’«évaluation» sont devenus les maîtres mots d’une politique qui s’est alignée sur le management et la communication faute de colonne vertébrale culturelle et historique structurante. Le pays s’est trouvé désorienté. La démocratie s’est mise à ressembler à celle de mécaniciens qui parlent beaucoup, veulent réparer les moteurs au plus vite pour amener le pays vers une destination qui n’est pas si claire et où beaucoup des passagers n’ont pas envie d’aller. Une logorrhée managériale et communicationnelle accompagnée de multiples outils et conseils en tous genres a envahi l’espace public, fabriqué un monde largement factice coupé du réel et du sens commun. Dans de nombreux domaines d’activité, dirigeants et dirigés ne parlent plus le même langage. Ce type de management moderniste a déstabilisé les collectifs de travail, renforcé le stress, l’angoisse et le désarroi tout particulièrement au sein des services publics, parmi les anciens et les catégories sociales les plus démunies. Des générations ont été éduquées dans ce contexte invertébré pour qui le changement dans tous les domaines est devenu une fin en soi.
Dans ce cadre, les difficultés à comprendre les points de vue des citoyens ordinaires en même temps qu’à incarner les fonctions politiques jusqu’au plus haut sommet de l’État ne me paraissent pas de simples maladresses. Elles témoignent de la venue au pouvoir de générations nouvelles dans un contexte social et historique où le «décloisonnement social», l’expérience humaine et professionnelle partagée, la culture au sens classique du terme se sont trouvés dévalorisés au profit du culte de l’image de soi, du management et de la communication.
Le premier ministre a déclaré qu’il s’agissait de «mieux expliquer» et de «redonner du sens», qu’en pensez-vous?
L’écart entre ses bonnes paroles et la réalité telle qu’elle est vécue par les élus de terrain et les citoyens ordinaires me paraît toujours aussi important. Les réformes se développent tous azimuts, se bousculent au Parlement et suscitent méfiance et angoisse au sein de l’opinion. En faire une simple affaire de manque de pédagogie auquel on ajouterait du «sens» n’est pas nouveau. C’est un leitmotiv que l’on a entendu souvent, notamment après le «non» du référendum sur la Constitution européenne en 2005.
Il faut affronter la question d’un «ras-le-bol» devant la multiplication des «chantiers de la réforme» qui s’accumulent dans la confusion, impliquent des remises en cause, des efforts et des sacrifices sans qu’on en voie le bout. S’y ajoutent des lois sociétales qui mettent en jeu des conceptions de la condition humaine et divisent l’opinion. Peut-on prétendre unifier le pays et l’entraîner vers un «nouveau monde» dans ces conditions? Le pragmatisme et la compétence technique revendiquée («Comment fait-on?») peuvent prêter à discussion mais ne sauraient pour autant masquer la question des finalités qui n’a rien d’évident: le changement qu’on nous promet positif à terme (après une «période de transition» dont la durée s’allonge au fil des ans) est-il si enviable comme l’affirment le président et le gouvernement?
Les faux choix entre «progressistes» et «conservateurs» ou «nationalistes», «ouverture» ou «repli identitaire» divisent un peu plus le pays, renforcent le rejet de l’Union européenne et favorisent l’abstention. Les élites modernisatrices de l’après-guerre entendaient maintenir le lien entre passé et présent, entre tradition et modernité, entre ordre et progrès. La situation historique n’est plus la même et le lien a été rompu. Contre le modernisme et la fuite en avant, il s’agirait de le retisser pour faire face aux nouveaux défis du présent. C’est la condition pour que le «changement» garde figure humaine.
Cet article est publié dans l’édition du Figaro du 23/11/2018.