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Portrait du journaliste, essayiste et écrivain, Jacques Julliard, posant à son domicile de Bourg-la-Reine, à l’occasion d’un entretien avec Le Figaro.

CHRONIQUE – Les sources d’inspiration d’Emmanuel Macron sont multiples et, au moins en apparence, contradictoires, explique l’historien et essayiste*. La démarche du président peut être qualifiée de césarocentriste. Son succès dépendra de sa capacité à répondre à un triple défi, géopolitique, social et culturel.

Cet homme est à lui seul une galerie de portraits. Au seul nom d’Emmanuel Macron, les commentateurs rivalisent de références historiques et les parallèles fusent de tous côtés.

Le conscrit aux cent visages

Voilà que surgissent en foule les figures de Napoléon et de Charles de Gaulle, de Guizot et de Giscard, de Mendès France et de Kennedy, des saint-simoniens et des grands libéraux. Un parterre flatteur assurément, mais bigarré, qui témoigne de la perplexité qu’inspire le personnage. C’est après tout normal. Ceux que l’on vient de citer ont une image définitivement fixée, tandis que Macron, encore en début de carrière, compose pour partie la sienne à mesure qu’il avance. Il va sans dire que ceux qui comparent Macron à Napoléon ne font pas du premier l’égal du second. Ils veulent dire seulement qu’il s’inscrit dans sa lignée.

La verticalité du pouvoir

Voyons cela. De Napoléon justement ou plutôt de Bonaparte, il a la jeunesse, le coup d’œil, la décision et «l’esprit de conquête», expression bonapartiste par excellence, qu’il reprend à son compte (1). Et surtout cette croyance à son étoile, combinée à une vision «verticale» du pouvoir, fondée sur l’autorité, dans une société qui ne jure que par l’égalité, la concertation, en un mot l’horizontalisme. Serait-il ici la synthèse enfin réalisée de Jean-Pierre Chevènement et de Michel Rocard, dont il se réclame conjointement? La combinaison des deux gauches sous les auspices du centrisme?

« L’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement.»

Charles de Gaulle

Avec Charles de Gaulle, les similitudes sont moins évidentes, en raison notamment de la différence d’âge entre les deux personnages, mais aussi de caractère. Entre l’enthousiasme juvénile de Macron et la maturité teintée de pessimisme de De Gaulle, il y a même une franche opposition. Ils se rejoignent en revanche dans un certain goût du secret et la conviction que l’exercice du pouvoir suprême exige une certaine distance par rapport au commun des citoyens: «L’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement», écrivait déjà dans Le Fil de l’épée (1932) un Charles de Gaulle qui est au début de sa carrière et n’a encore que 42 ans (2). Emmanuel Macron n’a pas craint de reprendre à son compte cette orgueilleuse définition du pouvoir quand il l’a qualifié de «jupitérien». C’est-à-dire personnel et autoritaire. Et Jean-Dominique Merchet de citer (3) à ce propos cette remarque profonde de Patrick Buisson: «En France, pays de tradition chrétienne, le pouvoir ne s’exerce pas par délégation, mais par incarnation.»

Tout autre est l’inscription, pourtant non moins incontestable, d’Emmanuel Macron dans une autre tradition, celle de l’orléanisme. Comme François Guizot, son représentant le plus achevé sous la monarchie de Juillet (1830-1848), Emmanuel Macron a prononcé son «enrichissez-vous!» en janvier 2015 à Las Vegas, alors qu’il était encore ministre de l’Économie de François Hollande, souhaitant qu’il y ait «des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires».

Si la gauche est de façon générale le parti des idées (quand elle en a), l’extrême gauche et l’extrême droite celui des passions, la droite est par excellence le parti des intérêts.

Souvent caricaturée – la formule exacte de Guizot est «Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne et vous deviendrez électeurs»- la pensée censitaire associe l’exercice de la capacité politique à un certain niveau de richesse et d’imposition. Elle va de pair avec l’affirmation d’une bourgeoisie industrielle et bancaire, mais aussi avec le parlementarisme. Si la gauche est de façon générale le parti des idées (quand elle en a), l’extrême gauche et l’extrême droite celui des passions, la droite, dans sa version orléaniste, est par excellence le parti des intérêts. Si l’on ajoute une discrète coloration protestante que Régis Debray pense déceler dans les orientations gouvernementales actuelles, il y a incontestablement du Guizot dans ce Macron-là.

Et enfin, une discrète touche de Giscard avec l’idée d’un grand rassemblement politique central – «deux Français sur trois» – qui est au fond l’idéal de La République en marche, fondée sur le dépassement des notions de droite et de gauche et la volonté de «couper les deux bouts de l’omelette», selon Alain Juppé, qui a lancé l’idée, comme une bouteille à la mer, d’un grand mouvement central pour les européennes. Ce centrisme, «c’est le rêve de toute ma vie», ajoute François Bayrou. Tiens donc! Au moment où le gouvernement décide pour les européennes de 2019 le retour au système des listes nationales, qui rendraient plus facile la réalisation de ce rêve.

Le césarocentrisme

Arrivés à ce moment de notre exploration du macronisme, faisons le point. Nous venons de voir deux tendances majeures se dessiner. L’une est celle d’un pouvoir personnalisé, sinon personnel, marqué par la verticalité et l’empreinte propre du chef de l’État, en conformité avec la Constitution de la Ve République. C’est la famille césariste, sans que le mot soit affecté de la nuance péjorative qu’on lui donne souvent.

L’autre tendance est celle qui vise à la constitution d’un groupe central dans le gouvernement de l’État, et si possible dans l’électorat, au cœur du système parlementaire. C’est un grand centrisme topologique, débordant sur sa gauche et sur sa droite la petite famille centriste incarnée par François Bayrou. D’où l’expression de césarocentrisme que je propose pour désigner le système macronien, forgée sur le modèle du «césaropapisme», régime où le pouvoir temporel prétend exercer un droit de contrôle sur le pouvoir spirituel de l’Église (Byzance, le Saint Empire romain germanique).

Il y a, au moins en apparence, une contradiction interne dans ce système: la juxtaposition d’un pouvoir personnalisé et centralisé avec le régime parlementaire bourgeois, synonyme de pluralisme et inclinant vers la limitation de l’exécutif.

Allons-nous vers la bipolarisation ou la tripolarisation ?

C’est cette difficulté que Charles de Gaulle a voulu résoudre grâce à la construction de la Ve République qui s’efforce d’articuler le principe présidentiel et le principe parlementaire. La logique serait – elle s’imposera un jour – d’aller, comme dans la Constitution américaine, vers l’autonomie de deux principes, obligés alors de collaborer. Tel est le paradoxe: le système présidentiel à l’américaine fait davantage place au Parlement (le Congrès) que le système présidentiel à la française.

L’autre difficulté tient à la composition des forces politiques à l’intérieur du système. Le politologue Pierre Martin, auteur d’une théorie du «réalignement», décrit l’évolution politique récente comme celle d’un passage tendanciel, depuis 2015, d’un système politique bipolaire, fondé sur l’opposition canonique gauche-droite, à un système tripolaire comprenant à gauche un pôle démocrate éco-socialiste, à droite un pôle conservateur-identitaire et au centre un pôle libéral-mondialisateur (4). Une telle tendance serait, selon l’auteur, à l’œuvre dans bon nombre de démocraties occidentales.

La question posée est de savoir si le «séisme politique» déclenché par l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017 sera une parenthèse vite refermée ou une transformation durable de notre paysage politique. Allons-nous vers la bipolarisation ou la tripolarisation? En vérité, l’histoire de la République montre que la France a presque toujours fait coexister une bipolarisation électorale avec une tripolarisation gouvernementale. D’où le sentiment des électeurs d’avoir été trompés: après avoir voté soit à gauche, soit à droite, ils voyaient surgir un gouvernement du centre! Le général de Gaulle a fait en grande partie disparaître cette frustration, en renforçant, grâce au retour du scrutin uninominal à deux tours pour les législatives, la bipolarisation de la vie politique.

Les défis du macronisme

Le défi géopolitique est la conséquence de ce qui vient d’être dit. Comment passer d’une position centriste fragile à une position centrale puissante? Rappelons qu’avec 24 % des voix au premier tour de la présidentielle, Macron part d’une base électorale restreinte. Il était flanqué d’une opposition de droite qui, en additionnant les voix de François Fillon et celles de Marine Le Pen, dépassait les 40 % du corps électoral, tandis que l’opposition de gauche s’élevait à 28 %. Redoutable équation. De Gaulle était parti en 1958 d’une base bien plus solide. Un référendum qui lui avait donné une légitimité constitutionnelle de 80 % de l’électorat, et surtout en dehors des débris du poujadisme et de l’OAS, l’absence d’opposition sur sa droite. C’est pourquoi il était à l’aise dans le système bipartisan.

Quelques fortes personnalités n’empêchent pas le gouvernement Philippe d’être l’un des plus ternes de l’histoire de la République.

Or non seulement Emmanuel Macron est flanqué aujourd’hui d’une double opposition, mais à l’intérieur de son camp, il est seul. Quelques fortes personnalités, comme Jean-Michel Blanquer, ou expérimentées, comme Jean-Yves Le Drian, n’empêchent pas le gouvernement Philippe d’être l’un des plus ternes de l’histoire de la République. Les deux cardinaux in partibus du macronisme, Juppé à droite et Valls à gauche, non seulement ne sont pas ministres, mais n’appartiennent même pas au parti majoritaire. Quant aux hommes forts du système, Richard Ferrand au Parlement, Christophe Castaner à la tête du mouvement, je les trouve, en vérité, un peu faibles, et Olivier Dussopt est une prise de guerre dérisoire.

En somme, la majorité législative ne tient qu’à la loi électorale majoritaire, et le pouvoir à l’élection présidentielle.

Le défi social

Une politique économique de droite, comme celle de Charles de Gaulle et d’Emmanuel Macron, ne peut réussir que si elle bénéficie d’une certaine tolérance à gauche. Or de Gaulle pouvait compter sur des sympathies dans la classe ouvrière: une partie de l’électorat communiste avait en 1958 quitté le PCF. Rien de semblable dans l’électorat de Macron, fait majoritairement de CSP + et de bobos. Son problème est donc: comment devenir le président de ceux qui n’ont pas voté pour lui? De Gaulle avait su en outre faire du Plan une espèce de shadow cabinet, qui organisait, sous l’arbitrage de hauts fonctionnaires, d’un patronat éclairé et des syndicats réformateurs comme la CFDT et FO, mais aussi d’une partie de la CGT, une sorte de gouvernement social de la France. Ce dernier était nettement plus progressiste que les gouvernements en titre qui se sont succédé sous de Gaulle. Il a orchestré la croissance et une amélioration sans précédent de la condition ouvrière.

D’où la nécessité pour Emmanuel Macron, s’il veut rester fidèle à son équation fondamentale, d’imaginer l’équivalent du Plan, c’est-à-dire un gouvernement économico-social de la France, par exemple à partir de la fusion de deux institutions aujourd’hui inutiles, le Sénat et le Conseil économique.

Le défi culturel

La solidité d’un régime, son inscription dans la durée et dans l’imaginaire collectif dépendent de sa politique culturelle. En inventant l’égyptologie et le Louvre moderne, confié à Vivant Denon, Bonaparte a profondément marqué la culture française. De Gaulle, qui a confié la culture à Malraux après l’avoir proposée à Bernanos à la Libération, a fait de même. Et Mitterrand a eu pendant dix ans avec Jack Lang un grand ministre agitateur d’idées et inventif. Avec Françoise Nyssen à la culture, Leïla Slimani pour la francophonie et Stéphane Bern pour le patrimoine, on est dans un registre sympathique mais sans éclat ni ambition. Quant à la réduction des crédits pour les lycées français à l’étranger, elle est indigne de l’idée qu’Emmanuel Macron se fait du rôle de la France et, pour le dire en un mot, scandaleuse.

Certes, Emmanuel Macron vient de remporter en cet automne 2017 des succès marquants: il a surmonté la contestation syndicale de la loi travail et paraît avoir écarté la menace d’une révolte étudiante contre la sélection «soft» qu’il a élaborée. En politique européenne et étrangère, il a imposé sa personnalité. Qu’il s’agisse du Liban, du Burkina Faso, de l’Europe, il est sorti vainqueur de la confrontation. Son discours sur la condition des femmes a impressionné. En somme, dans le césarocentrisme, César est plus convaincant que le centre… C’est satisfaisant pour l’ego du président, et préoccupant à plus long terme.

(1) On lira sur le sujet l’excellent «Macron Bonaparte», de Jean-Dominique Merchet (Stock), ainsi que «Macron, miracleou mirage?», de Pierre-André Taguieff (Éd. de L’Observatoire).(2) Cité par Jean-Noël Jeanneney, «Le Moment Macron», qui abonde en parallèles suggestifs (Éd. du Seuil).(3) Merchet, op. cité.(4) Pierre Martin: «Un séisme politique, l’élection présidentielle de 2017», Commentaire n° 158, été 2017. Voir aussi le livre informé et vigoureux de Brice Couturier: «Macron: un président philosophe» (Éd. de L’Observatoire).*Éditorialiste de l’hebdomadaire «Marianne».

 

 

Source:©  Jacques Julliard : «Napoléon, Guizot, Giscard… le césarocentrisme d’Emmanuel Macron»

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