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Portrait du journaliste, essayiste et écrivain, Jacques Julliard, posant à son domicile de Bourg-la-Reine, à l’occasion d’un entretien avec Le Figaro.

LES CARNETS DE JACQUES JULLIARD – Le chef de l’État et le leader des Insoumis, si opposés par ailleurs, ont en commun l’exercice solitaire du pouvoir, argumente l’historien et essayiste*. L’intellectuel examine ensuite le concept de totalitarisme et sa pertinence pour analyser l’islamisme, à la fois idéologie et régime politique.

MACRON-MÉLENCHON: LE CÔTE-À-CÔTE

Tandis que le paysage politique français continue de se morceler – c’est désormais le bocage plutôt que l’openfield -, ils ne sont pourtant que deux sur la scène à capter la lumière: Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. L’effet de loupe produit par les médias est à la fois simplificateur et obsessionnel. Nous avons vu en moins d’un an Sarkozy, Fillon, Juppé, Bayrou, à droite, Hollande, Valls, Duflot, Laurent, Besancenot, à gauche, disparaître des écrans radar. Le grossissement médiatique finit par abolir les données les plus élémentaires: car enfin les deux ténors ont réuni ensemble le 23 avril dernier moins de 44 % des suffrages exprimés. Quant au groupe parlementaire des Insoumis, il est deux fois moins important que celui des socialistes. Il est vrai qu’il fait deux fois plus de tapage, au point de maquiller son échec en retraite aux flambeaux. Quant à Macron, il est devenu président de la République: à cheval donné on ne regarde pas la bride.

Il est vrai que tout aujourd’hui, chez les stars de la politique, s’apparente aux techniques autrefois réservées aux acteurs: le vêtement, la coupe de cheveux, le maquillage, le geste, la voix. Que de chemin parcouru depuis Jaurès, toujours fagoté comme l’as de pique, Briand, dont les costumes semblaient sortir d’une longue sieste sous les arbres, ou encore Mendès France, dont le visage mal rasé relevait plutôt de la fiche anthropométrique que du Studio Harcourt!

«Macron n’est pas un chef d’équipe. C’est un homme seul, qui se veut seul, entouré d’exécutants. Son premier ministre est à peine son collaborateur, c’est son hologramme»

Jacques Julliard

On aurait tort de ne voir là que les effets des exigences de la télévision. La personnalisation du pouvoir, que l’on impute d’ordinaire aux institutions, est une tendance profonde de l’époque, et le despotisme de l’image change de fond en comble la nature du lien entre gouvernants et gouvernés. Ne croyez surtout ni Macron ni Mélenchon, quand ils prétendent vouloir redonner du pouvoir au Parlement. Mieux vaut en juger par leur comportement, qu’ils organisent tout entier autour de leur personne. Ainsi, la velléité, à laquelle Emmanuel Macron a dû renoncer, de donner un statut officiel à la «première dame de France», expression ridicule, relevait de l’esprit de l’Ancien Régime, non de celui de la République. Lorsqu’il affuble Jean-Yves Le Drian du titre étrange de «ministre de l’Europe et des Affaires étrangères», que suggère-t-il, sinon que le véritable chef de la diplomatie c’est lui? Quand il nomme «ministre des Armées» la directrice de «SNCF voyageurs», que dit-il d’autre, sinon que le vrai patron de la défense, c’est lui? Un tel président n’est pas un chef d’équipe. C’est un homme seul, qui se veut seul, entouré d’exécutants. Son premier ministre est à peine son collaborateur, c’est son hologramme. Dommage, parce qu’Édouard Philippe est une personnalité attachante.

Quant à Jean-Luc Mélenchon, il n’est pas en reste. C’est le seul insoumis de sa bande. Sa désignation à la tête de son mouvement ne relève pas de l’élection, mais de l’acclamation, comme dans les tribus franques ou les mouvements populistes. Sa fascination pour le Venezuela de Chavez et Maduro, un pays qui n’avait encore jamais servi de Terre promise, en dit long sur son système politique implicite: le caudillisme. Un système où «le chef politique dispose d’un pouvoir dictatorial fondé sur le prestige personnel et l’appui de ses fidèles»(Le Grand Larousse).

Ne rêvons pas: on ne reviendra pas en arrière. Il y faudrait, pour ce faire, changer de fond en comble le système politique, et d’abord électoral. Dieu nous garde de la proportionnelle intégrale, qui est avec le réchauffement climatique et les méthodes pédagogiques modernes, une des calamités majeures qui menacent la France!

Alors que faire?

La moindre des choses, si le Parlement, les partis, et peut-être même les syndicats, ne sont plus les intermédiaires nécessaires entre le peuple et le chef, serait que celui-ci s’explique clairement devant celui-là. De Gaulle savait le faire à merveille, ses référendums, ses conférences de presse, ses allocutions télévisées étaient la base d’un véritable dialogue avec la population.

«Mélenchon s’écoute parler plus qu’il n’écoute les autres»

Jacques Julliard

Aujourd’hui, rien de semblable. Emmanuel Macron parle beaucoup, prononce de grands discours devant des décors grandioses, de la Pyramide du Louvre au Parthénon en passant par Versailles (il n’a pas encore osé les pyramides d’Égypte), mais il ne parle pas directement aux Français. Il ne les prend pas à témoin. Il ne les associe pas à son action. Il est retombé à cet égard dans le même travers, la même figure de style que François Hollande: le discours indirect.

Quant à Mélenchon, il s’écoute parler plus qu’il n’écoute les autres. C’est un grand art que celui d’écouter en parlant, comme savaient le faire Périclès, Roosevelt, Churchill ou Gandhi. Encore n’ai-je voulu citer ni Socrate ni le Christ. S’il veut devenir un vrai chef démocratique au lieu de tourner au démagogue, Mélenchon devra changer de méthode, et peut-être même d’ego.

L’autre responsabilité, puisqu’il s’agit pour la France de réinventer son modèle politique et social, incombe, au sens le plus large du terme, aux intellectuels. Une partie des intellectuels de gauche, désespérés par la médiocrité de leur camp, se consacre essentiellement à la critique de celui-ci. L’autre partie passe son temps à stigmatiser les premiers, qu’elle accuse du péché suprême, de «glisser à droite». Entre les deux camps, aucun dialogue n’est devenu possible, car il n’est, hélas, nul besoin d’avoir conservé la foi pour excommunier ceux qui avouent l’avoir perdue. Tout cela est désespérément classique, narcissique et stérile. Penser, c’est prendre des risques. Ni la gauche lucide ni la gauche fidèle n’en prennent beaucoup. Il faut, pour renouveler notre système politique, remettre l’intelligence française en marche.

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L’ISLAMISME EST-IL UN TOTALITARISME?

Le temps n’est pas si éloigné, où au seul mot de «totalitarisme», les partisans de l’extrême gauche communiste montaient au créneau, avec pour arme ce mélange d’indignation et d’intimidation qui est devenu aujourd’hui monnaie courante dans le monde intellectuel. Certes, il y avait bien quelques analogies, concédaient-ils, mais comment oser rapprocher le pur idéal des communistes, certes dévoyé, avec la noirceur intrinsèque du nazisme? La remarque était juste ; mais il était tout de même cocasse d’entendre des marxistes s’en remettre à une morale de l’intention, que l’auteur de L’Idéologie allemande avait, comme mystification bourgeoise, mille fois criblée de ses flèches! Le même tir d’intimidation est en train de se produire à propos de l’islamisme. Le seul souci de savoir si l’islamisme peut être considéré comme une forme de totalitarisme suffit à vous faire regarder de travers. Derrière les dénégations a priori se cache la fameuse injonction du président Delegorgue au procès de Zola, à propos de Dreyfus: «La question ne sera pas posée!»

Il importe pourtant de la poser, cette question: car selon que l’on considère l’islamisme, soit comme l’œuvre d’une poignée de déséquilibrés, soit comme un courant extrême de l’islam, soit comme la forme religieuse des doctrines totalitaires propres au monde moderne, la riposte devra être de nature différente.

«Selon que l’on considère l’islamisme, soit comme l’œuvre d’une poignée de déséquilibrés, soit comme un courant extrême de l’islam, soit comme la forme religieuse des doctrines totalitaires propres au monde moderne, la riposte devra être de nature différente»

Jacques Julliard

Le totalitarisme se distingue des formes classiques de la dictature ou du despotisme par sa dimension idéologique intrinsèque. La dictature, c’est l’affirmation sans détours du primat de la force ; le totalitarisme, c’est le primat de la force justifié par une idéologie teintée de moralisme. Ajoutons: une idéologie qui prétend à un monopole absolu sur la population, grâce à l’éradication de toutes les formes de pensées concurrentes. Ce n’est pas pour rien que Raymond Aron ou Jules Monnerot ont parlé des totalitarismes modernes comme de «religions séculières», c’est-à-dire l’adhésion à un corps de doctrine considéré comme la pure et unique vérité, sans recours à la transcendance. L’objection qui prétend dénier tout usage du mot «totalitarisme» à propos d’une foi religieuse, alors qu’il s’applique d’ordinaire à des doctrines politiques, est donc sans fondement. C’est au contraire le caractère religieux de la doctrine qui caractérise toutes les formes du totalitarisme.

En revanche, alors que nazisme et communisme peuvent être tenus, comme l’a montré Hannah Arendt, comme une des formes dégénérées de la démocratie, c’est-à-dire, en principe, du pouvoir du peuple, l’islamisme proclame au contraire la toute-puissance de Dieu: c’est en théorie une différence essentielle. Islam signifie soumission, alors que démocratie implique indépendance, pour ne pas dire insoumission. Mais l’islamisme, comme d’ailleurs l’islam sunnite, insiste sur la robe sans couture que constitue l’oumma, c’est-à-dire la communauté des croyants, faisant de celle-ci l’expression même de la volonté divine. À défaut de démocratie, au sens occidental, l’oumma, c’est le peuple tout entier réuni autour d’une seule et unique religion. D’où la condition inférieure qui est faite aux «infidèles» dans les régimes musulmans (dhimmi) et, chez les islamistes les plus radicaux, la volonté de les exterminer.

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Le totalitarisme, c’est la concentration du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel dans les mêmes mains. Ou, si l’on préfère, du pouvoir politique et du pouvoir religieux, accessoirement du pouvoir économique. C’est pourquoi Simone Weil n’hésite pas, dans plusieurs de ses écrits, à dénoncer le christianisme des origines, sous l’influence, à ses yeux détestable, de Rome, comme la matrice du totalitarisme, parce qu’il a la prétention de réunir le temporel et le spirituel dans les mêmes mains. À l’inverse de Rousseau, qui, au chapitre du Contrat social consacré à la religion civile, voit au contraire dans le christianisme l’origine de la séparation du spirituel et du temporel, et l’en critique violemment: «La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État.» Et de lui préférer Mahomet, qui «eut des vues très saines» en confondant les deux pouvoirs. Simone Weil critique le christianisme pour être potentiellement totalitaire, tandis que Rousseau le critique pour ne pas l’être! Rien de tel que l’histoire des idées pour nous débarrasser des idées toutes faites!

Ajoutons que dans son dernier livre (Brève apologie pour un moment catholique, Grasset), Jean-Luc Marion considère, comme Rousseau, que le christianisme est une religion de «séparation» entre le temporel et le spirituel, mais pour s’en réjouir, évidemment. Ne craignant pas de voir dans le monothéisme absolu une matrice possible du totalitarisme, il se réjouit que la dimension trinitaire du christianisme, c’est-à-dire la séparation au sein même de l’unité, remette en cause cette pente totalitaire du monothéisme.

Redescendons de ces hauteurs conceptuelles à la réalité historique. Il y a deux formes du totalitarisme: le premier comme idéologie, le second comme régime politique. Dans le cas de l’islamisme, c’est le premier qui est dominant, le second, sous la forme de l’État islamique, est en train de disparaître. Mais il a assez vécu pour démontrer qu’il est non seulement un système de despotisme absolu sur les consciences, mais aussi l’expression d’une sauvagerie primitive sans limites. Quant au premier, il exerce une influence de plus en plus forte sur les pays musulmans: domination absolue de l’islam, éradication des autres religions comme en sont victimes les chrétiens d’Orient et les yazidis, discriminations de toute sorte, asservissement des femmes, législation intolérante et tyrannique.

Cette idéologie est en constant progrès chez les musulmans des pays occidentaux, notamment chez les jeunes. À telle enseigne qu’après les résultats inquiétants d’une enquête de l’Institut Montaigne, on se garde bien de mesurer régulièrement un phénomène que l’on redoute, ou bien dont on nie l’existence. La volonté de ne pas savoir est devenue, dans une partie des élites, la doxa dominante au pays de Voltaire. Décidément, la race des idiots utiles n’est pas morte avec le stalinisme.

L’AIR DU TEMPS

La force du symbole en démocratie, Emmanuel Macron la connaît bien. Il aura beau plaider l’efficacité financière, l’exonération de l’impôt sur la fortune pour les possesseurs de yachts ou d’avions privés, mais non pour un père de famille qui aurait acheté un appartement pour sa fille, cela ne passe pas, cela ne saurait passer. C’est Noël pour les possédants et le Jour des morts pour la classe moyenne. Décidément, il devrait y avoir une épreuve de bon sens à l’entrée de l’ENA.

* Éditorialiste de l’hebdomadaire «Marianne».

Cet article est publié dans l’édition du Figaro du 02/10/2017. Accédez à sa version PDF en cliquant ici

 

 

Source : Le Figaro Premium – Jacques Julliard : «Face à l’islamisme, la volonté de ne pas savoir»

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