ENQUÊTE- L’Italie a accouché dans la douleur d’un gouvernement « populiste », mélangeant l’extrême-droite et les logiques « antipolitiques » du « ni-droite-ni-gauche ». Cette situation résulte notamment du sentiment de décrochage des classes moyennes italiennes, phénomène par trop négligé par les forces politiques traditionnelles.
Après une multitude de coups de théâtre durant toute la semaine, les forces dites «populistes» ont finalement pu constituer jeudi soir leur «gouvernement du changement», coupant court à tous les discours contre les poteri forti, comme on désigne en Italie «l’establishment» financier et européen, accusé de comploter contre les peuples. Oubliées, les accusations de «coup d’État» du président de la République ou les désirs de «marche sur Rome».
Tout est-il réglé pour autant? Tant s’en faut. Désormais, ces forces «populistes» vont être confrontées au dur exercice du pouvoir. Et l’attelage «hétérogène» du Mouvement 5 étoiles (M5S), qui arrive pour la première fois au pouvoir, et de la Ligue ne va pas se révéler d’un usage commode, d’autant que les rixes entre Salvini et Di Maio ne risquent guère d’être gérées par un président du Conseil totalement inexpérimenté, le juriste Giuseppe Conte, qui pourrait vite se retrouver, sauf révélation, ballotté comme Arlequin dans la comédie fameuse de Goldoni, Arlequin valet de deux maîtres.
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Il faut certes se garder de plaquer nos schémas hexagonaux sur ce qui se passe à Rome. La Ligue et le M5S se retrouvent sur une rhétorique anti-Bruxelles, à défaut d’être ouvertement antieuro, et sur la conviction de fond que les clivages politiques ont changé. Les divisions horizontales droite-gauche sont dépassées, notamment pour le M5S. Alors qu’en France ce constat est regardé par les commentateurs comme une «modernité», en Italie, cette fin des clivages horizontaux ouvre la voie au retour des clivages verticaux les plus archaïques, le haut contre le bas, la «Piazza» contre le «Palazzo», comme l’avait théorisé Guichardin, un contemporain de Machiavel, dont se réclame le M5S depuis sa fondation.
La «courbe de l’éléphant»
Il ne faut nullement sous-estimer cette rhétorique particulière du discours populiste italien. C’est le danger insoupçonné de l’abandon du clivage droite-gauche, né en 1789, qui correspond à un tournant historique majeur en Occident. Dans le discours de la Ligue, comme dans celui du M5S, la clé gagnante est d’avoir opposé très clairement la nécessaire protection (économique et sociétale) du peuple des «perdants» de la mondialisation contre les «surclasses» gagnantes globales, partisanes des réformes toujours plus «libérales» sur le plan économique et culturel («société ouverte»).
Protection versus liberté ; démocratie versus libéralisme. La plupart des analystes convergent pour souligner que ce fut une rhétorique gagnante en Italie, les forces «populistes» du M5S et de la Ligue ayant su arriver au pouvoir du fait de l’incapacité des forces traditionnelles, notamment de gauche, de prendre acte du déclassement des classes moyennes, qui ont commencé en Occident à s’appauvrir depuis les années 1980 (avec les réformes Reagan-Thatcher), comme vient de le confirmer la fameuse «courbe de l’éléphant» des économistes de la Banque mondiale Milanovic et Lakner.
Ce qui se profile à Rome est la fin définitive de la «troisième voie» blairiste, reprise par Matteo Renzi sous le vocable de «social-libéralisme». Cette gauche classique a été balayée par sa défense d’une «société ouverte» et d’une «mondialisation heureuse».
« Les peuples veulent des sociétés démocratiques, pas des sociétés ouvertes ».
Toutefois, malgré ses points communs, les différences entre la Ligue et le M5S ne vont pas manquer de s’accentuer à l’épreuve du pouvoir. La Ligue de Salvini est assez proche d’un parti de droite dure à la Trump ; elle possède une forte expérience de gouvernement ; elle dirige notamment deux des plus riches régions italiennes, la Lombardie et la Vénétie, et représente les forces vives du petit patronat italien, les PME-PMI, base de la vivacité économique de la troisième économie d’Europe.
Conformément à cette logique de protection, elle plaide surtout, outre des mesures d’allègement fiscal (flat tax), pour des mesures antimigrants et anti-islam (référendum local pour toute construction de mosquée) ; c’est la raison pour laquelle Matteo Salvini a demandé et obtenu le ministère de l’Intérieur. Il sait qu’il peut engranger des résultats à court terme en ce domaine. Il ne manquera pas de se faire condamner par la justice européenne, ce qui accroîtra sa popularité auprès de son électorat ; il est convaincu comme Orban que les «peuples veulent des sociétés démocratiques, pas des sociétés ouvertes».
Hotel California
Tout autre est l’esprit du M5S. Ce nouveau venu dans le paysage politique, né en 2009, déroute toutes les analyses. Car ce mouvement, qui refuse le terme de «parti», n’a quasiment aucune expérience du pouvoir ; il se veut «antipolitique», comme on dit en Italie, fédérant un électorat, surtout du Sud, hanté par le culte de la probité et de la transparence (d’où leur hostilité à toute société secrète comme la franc-maçonnerie).
Constitué à l’origine essentiellement par des déçus de la gauche classique (notamment le PD), le M5S flirte avec les thèses de la «décroissance», hostiles à tous les grands projets d’infrastructure (no-Tav, no-Tap, Tav: Ligne TGV Lyon-Turin. Tap: gazoduc Russie-Europe), ce qui suscitera sur ce point de vives frictions avec les petits patrons de la Ligue. Les militants du M5S traquent sur les réseaux sociaux les dérives des «élites» avec la hargne des sycophantes de l’Antiquité, ceux-là mêmes que Démosthène, à l’époque de la décadence de la démocratie athénienne, désignait comme «les chiens du peuple».
Mais le plus préoccupant, c’est que le M5S rejette au fond la démocratie représentative au profit de la démocratie directe, jouant sur la puissance de la Toile (démocratie 2.0), avec sa plateforme Rousseau. Un «clic vaut un vote». Une partie des dirigeants du M5S, derrière Luigi Di Maio, désireux de gouverner, essayent de se dégager aujourd’hui de ces illusions, mais d’autres restent profondément attachés à ce «directisme» (Giovanni Sartori). Et ils ont le vent en poupe, comme Alessandro Di Battista, qui entretient la crainte des électeurs de voir leur vote «trahi» par les élus. Di Battista proclame qu’il sera le Marat de ce nouveau mouvement, en se réclamant du directeur de L’Ami du peuple, journal qui appelait en 1792 aux massacres des aristocrates, avant d’être assassiné par Charlotte Corday. Voilà l’univers mental de certains M5S. Qui l’emportera de ces deux tendances?
«Rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin »
D’autant que le M5S pourrait bien être le grand perdant de cette expérience gouvernementale car, outre les fortes espérances qu’il a suscitées en matière de démocratie directe (logiques de «mandat impératif» qui sont inconstitutionnelles), il a surtout l’ambition de changer la donne en matière économique (revenu universel). Luigi Di Maio, qui a pris le ministère du Développement économique et du Travail, va tenter d’obtenir de Bruxelles un assouplissement de la politique d’austérité, en particulier sur l’euro, qui étrangle l’économie italienne. Or, il est peu probable qu’il obtienne le moindre résultat.
La rigidité des pays du Nord a ses raisons ; les dirigeants allemands sont poussés par des forces «populistes» en plein essor, comme l’AfD, hostiles à toute forme de «cadeaux» à l’égard de ceux qu’elles désignent comme des «fainéants» du Sud. Cette guerre entre «populistes» conforte les ordolibéraux dogmatiques à rappeler les obligations des traités qui n’ont rien prévu (en dehors de la sortie dramatique de l’article 50 du traité de Lisbonne). Comme dans toute véritable crise, chacun a ses bonnes raisons pour camper sur ses positions et les populistes du Sud vont se retrouver dans une impasse. Certains comparent déjà l’euro à l’Hotel California de la célèbre chanson des Eagles («You can check out any time you like, But you can never leave»): l’euro étrangle mais personne ne peut en sortir (ou ce serait encore pire).
Le cas italien va soulever cette ultime question qui sera mère des futures tensions entre Rome et Bruxelles: n’y a-t-il aucune solution pour échapper à ce piège? C’est là qu’on se rend compte que le ver était dans le fruit dès l’origine, et on ne peut rétrospectivement que citer la lucidité visionnaire d’un Philippe Séguin, qui décrypta dès Maastricht l’impasse révélée par la «poudrière italienne» : «Quand, prophétisait Séguin en 1992, le coût de la dénonciation (de l’euro) sera devenu exorbitant, le piège sera refermé et, demain, aucune majorité parlementaire, quelles que soient les circonstances, ne pourra raisonnablement revenir sur ce qui aura été fait. Craignons alors que, pour finir, les sentiments nationaux, à force d’être étouffés, ne s’exacerbent jusqu’à se muer en nationalismes et ne conduisent l’Europe, une fois encore, au bord de graves difficultés, car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin.»
C’est exactement ce qui se dessine à Rome. La grande crise institutionnelle à laquelle nous venons d’assister pourrait bien n’être, si rien n’est fait, que la première étape d’une crise bien plus profonde. L’habileté du président de la République la laisse pour l’instant en suspens.
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Source :© Italie : la Piazza à l’assaut du Palazzo