ARTICLE DU 21 mai 2019
Un grand débat s’articule autour de la formation du gouvernement de Netanyahou et de son intention de faire voter un amendement visant à restituer aux dirigeants élus l’immunité parlementaire minimale pour diriger le pays selon la volonté du peuple, retirée aux élus en 92. Toutefois, depuis 77, nous assistons à de l’activisme judiciaire qui écarte du pouvoir ceux qui dérangent les juges ou qui les fait marcher au pas. l’un n’empêche pas l’autre cependant, et nous verrons comment, de Rabin à Sharon, les dirigeants sont disqualifiés avant d’entrer dans les rangs. Netanyahou résistera-t-il à cette avalanche de dossiers établis à dessein contre lui?
Réactivité variable du système judiciaire
Le 3 juin 74, Rabin remplace Golda Meir à la tête du gouvernement de la huitième Knesset. Il devient le cinquième Premier ministre de l’Etat d’Israël et établit le dix-septième gouvernement. Puis, suite à une motion de censure déposée le 14 déc. 76, et à l’abstention pour laquelle optent les ministres du parti National religieux, Rabin décide de les considérer comme démissionnaires. En conséquence, le 20, il présente au président sa propre démission. Mais il conserve son poste avantageusement, car il dirige un gouvernement de transition, jusqu’au 17 mai 77, ce qui le met parlementairement à l’abri d’un nouveau vote de désapprobation. Ensuite, Rabin vainc Pérès une deuxième fois à la tête du parti travailliste et se trouve en bonne position pour prolonger son mandat suite aux élections de la neuvième Knesset qui approchent.
Mais la rédaction du célèbre Haaretz ne l’entend pas de cette oreille. Dans l’édition du 15 mars 77, le journaliste Dan Margalit, qui n’est pas encore ce dinosaure bien connu de la profession, dévoile l’affaire des comptes en dollars. Le couple Rabin (Yitzhak et Léa), détient un compte aux Usa avec un crédit de 30 000 $. La loi du contrôle des devises étrangères l’interdit. Le ministre du Trésor, Yéochoua Rabinovitz, estime que Rabin doit payer une amende, ce qui lui épargnera un acte d’accusation.
Mais le Conseiller juridique du gouvernement estime que l’affaire relève des compétences du Parquet. Retenons bien son nom : Aaron Barak. Quand celui-ci apprend que Rabin entend renoncer à son poste de Premier ministre, il minimise l’affaire et se contente de mettre en examen son épouse (ce qui sauve d’office l’éligibilité du précédent) non sans soumettre l’époux au règlement d’une amende. Rabin annonce publiquement à la télévision sa démission, le 7 avril 77. Qui le remplace? Facile : Pérès. Dans son livre autobiographique, «Carnet de service» paru en 79, Rabin lui attribuera le sobriquet qui ne le lâchera plus par la suite : «le subversif infatigable».
[Soit dit en passant, Rabin l’affublera d’un autre surnom, «le serpent», au cours des deux derniers mois de sa vie, période elle-même qualifiée de «lune de miel» entre les deux hommes politiques. Il répondra à la question du journaliste Meir Flavski : «Comment se porte le serpent» : «Il mord toujours».]
Il n’est pas inutile de préciser que l’affaire des dollars ne s’est pas arrêtée sur la simple personne de Rabin. Une autre personnalité de la scène politique, et non des moindres, a elle aussi ouvert un compte en dollars à l’étranger. Aba Eban y détient à son avantage la somme de 300,000 $. Rabin voit juste quant au risque nul qu’encourt Eban : «Ils le laisseront tranquille, il est des leurs». Précisons encore que Rabin, dans la dichotomie entre colombes et faucons, avant qu’il ne n’en reste que des vrais, était à cette époque considéré comme l’aile dure du Ma’arakh (parti travailliste).
C’est dire s’il n’était pas dans les petits papiers de son conseiller juridique.
Nous retrouvons Rabin, ministre de la Défense, dans le gouvernement de coalition sous l’égide de Shamir. Face à la recrudescence de la violence arabe contre Israël, c’est lui qui dira à l’intention des émeutiers les plus nocifs, en 87, qu’il faut «leur briser les mains et les pieds». Concernant l’expulsion au Liban de 400 terroristes, en 92, il répond au recours déposé par «l’Union pour les droits du citoyen», en qualifiant celle-ci d’«Union pour les droits du Hamas». Il campera sur ses réticences, et n’affectionnera jamais les terroristes de l’Olp. «On prendra un cachet contre les vomissements», répondra-t-il en 93 à la question sur sa prédisposition à serrer la main d’Arafat. Les retransmissions tristement célèbres montrent bien que Rabin ne l’a pas fait de gaité de cœur, contrairement à son rival en quasi extase. Puis il dira, en 94, au sujet de la limitation des prérogatives de l’autonomie arabe en terre d’Israël : «Si nous accordons à Arafat un Etat bien à lui, il aura vite fait de prendre en passant le nôtre.»
Rabin semblait s’appuyer sur la rivalité entre les factions terroristes de l’Olp et du Hamas, quand il déclara en mars 94, que la police de cette première organisation : «s’occuperait des terroristes du Hamas sans Cour suprême et sans Betselem». Quand Moubarak, l’Egyptien, obtenait de bons résultats contre le terrorisme, dont il se flattait en racontant qu’il leur rasait leurs maisons, ce qui laisse probablement sous-entendre qu’il le faisait par quartiers entiers, Rabin avait rétorqué qu’il n’avait affaire ni à «Bestselem ni [à la] Cour suprême».
S’est-il plongé dans cette aventure politique invraisemblable des accords intérimaires ou d’Oslo par résignation, en faisant fortement allusion à l’institution qui détient véritablement les rênes du pays, institution qui entrave la liberté de mouvement et d’action des élus contre les ennemis du pays, comme il l’avait personnellement éprouvé en 77[1]?
Aaron Barak
Quoi qu’il en soit, que Rabin se soit ou non senti contraint d’introduire en Israël l’Olp, le Fatah et autres produits dangereux, les électeurs israéliens ont été majoritairement guéris de leur rêve de : «C’est avec ses ennemis qu’on fait la paix». Ce qui peut paraître curieux, c’est que, malgré le principe qui veut que les mêmes erreurs conduisent aux mêmes résultats, l’électeur moyen n’a pas tenu compte du précédent de Chamberlain et des accords de Munich, fin septembre 38. C’était pourtant bien là un accord «avec ses ennemis», avec toutes les concessions «très» douloureuses qui s’imposent, qu’il avait signé avec l’Allemagne, et, tout comme le sort de la Tchécoslovaquie fut alors bradé, les accords intérimaires du Proche-Orient prévoyaient au minimum une certaine précarité pour les habitants juifs de Judée-Samarie. A moins que l’électeur moyen n’ait pas été au courant pour les accords de Munich!?!
En tout état de cause, la terrifiante réalité du chaos consécutif au doux rêve de la paix, allait rendre désormais moins évidente la poursuite de l’imposition de cette complaisance politique envers les organisations terroristes par les urnes. Le sentiment d’intransigeance envers les habitants juifs des régions libérées suite à la guerre des Six jours, n’allait plus être si aisément acquis à la cause du repli territorial volontaire. Les dirigeants qui avaient fait miroiter une drôle de paix au peuple en 92 n’allaient plus pouvoir compter sur les voies de la démocratie pour maintenir leur pouvoir.
Effectivement, le militantisme des médias ne parvient pas à faire élire Pérès lors des élections pour la quatorzième Knesset, le 29 mai 96. Les médias ont bien tenté d’en faire à l’avance le gagnant avec les sondages, ce qui a poussé notamment des groupes religieux à s’organiser en collectifs pour négocier et implorer son indulgence en échange de leur soutien – ce qui avait alors provoqué la réaction courageuse du grand rabbin Mazouz, sommité proche du Rav Ovadia Yossef, qui avait alors déclaré que c’était une interdiction de la Torah que de voter pour Pérès – mais sans succès.
Aaron Barak, de son côté, n’est pas resté les bras croisés. C’est comme s’il avait anticipé la fin de la crédibilité de la fantaisie d’un échange entre la paix et le sol. En 95, il obtient le poste de président de la Cour suprême, qu’il occupera jusqu’en 2006. Les nominations de juges sous sa houlette provoqueront de nombreuses protestations, les critères de sélection étant régis selon bien des observateurs par la méthode d’«un ami en apporte un autre».
Une autre démission ministérielle est à l’actif de son équipe. Juge de la Cour suprême dès 78, Barak prend part à la commission d’enquête d’Etat[2] dont les conclusions sont publiées en février 83 sur les incidents de Sabra et Chatila, suite aux exactions sanglantes des forces libanaises contre lesdites localités. Bien que les faiseurs d’opinion de l’étranger établissent un raccourci entre cette affaire et Sharon, à qui on reproche de n’avoir pas prévenu et empêché ce massacre, ce n’est pas la pression internationale qui l’a poussé à démissionner, mais bien les conclusions de ladite commission. Sharon occupait alors le poste de ministre de la Défense. D’aucuns diront que cette destitution le verra revenir au pouvoir en tant que Premier ministre (Ouri Dan, l’un de ses proches, avait alors déclaré, environ vingt ans auparavant : «Celui qui n’en veut pas comme ministre de la Défense l’aura comme Premier ministre») mais qu’à cela ne tienne, il sera attendu au tournant, et virera, comme Rabin, à l’extrémité de l’extrême gauche.
Pour Barak, tout est justiciable – 17 mars 92 : le tournant
Barak considère que la Knesset lui est subordonnée. La législature a des comptes à rendre au pouvoir judiciaire. La magistrature n’est pas chargée de requérir la justice au nom de l’Etat mais contre l’Etat[3]. Seulement, son pouvoir n’est pas assez étendu pour lui permettre de mettre en pratique son principe. C’est en 92 qu’il se met à œuvrer plus intensément pour l’élargissement des pouvoirs des juges. Il comprend qu’il doit faire passer deux lois fondamentales : la dignité du citoyen et le libre droit d’entreprise.
De Klinghoffer à Rubinstein, la révolution constitutionnelle étouffée dans l’œuf trente ans plus tôt s’impose
Il ne convient pas de voir en ces lignes une interprétation ou un jugement de valeur à endroit d’Aaron Barak, car c’est un combat qu’il revendique personnellement : «La révolution constitutionnelle» (המהפכה החוקתית). Mais c’est en 95, depuis qu’il devient président de la Cour suprême qu’il peut concrètement se mettre au travail et donner libre cours à son activisme juridictionnel. Il ne s’agit plus de se contenter de donner un sens à la loi, mais de la définir, de la modeler à l’image de ses conceptions, quitte à invalider des lois qui seraient selon lui incompatibles avec les lois fondamentales. Il concurrence la Knesset.
Aux fins de concrétiser cette aspiration, Barak obtient de celle-ci le vote de deux nouvelles lois fondamentales. La manœuvre peut passer pour anodine à première vue. La première loi s’intitule donc : «La dignité de l’homme et sa liberté», la seconde : «La liberté d’entreprise».
La tentative de 92 n’est pas une idée nouvelle. Déjà, en janvier 64, le membre de la Knesset Yitzhak Hans Klinghoffer, du Bloc de la liberté des libéraux (גח”ל = גוש חרות ליברלים), mais avant tout professeur en droit de l’Université hébraïque, avait envisagé de proposer ces lois fondamentales, qui ne furent pas du goût de l’autorité législative, bien que son initiateur se fût montré rassurant dans son discours :
«Je ne pense pas non plus qu’il puisse exister une loi, quelle qu’elle soit, qui se situe au-dessus du “législateur habituel”. Il n’y a pas deux législateurs. Nous n’avons qu’un parlement, et, à mon avis, il est impossible, par le biais d’une loi de la Knesset, de limiter son droit de légiférer, et, s’il se trouvait un alinéa en ce sens, la Knesset serait en droit, je pense, de décider sur la base de la majorité simple d’annuler cet alinéa qui limiterait son bon droit».
C’est presque trente ans plus tard que l’idée réapparaît, à la différence près que, cette fois-ci, c’est la bonne. La révolution marque son territoire.
Lors du mandat de la dixième Knesset, le parlementaire Amnon Rubinstein reprend la proposition de loi de Klinghoffer, sans mettre de gants : «Cette proposition a aussi pour but de restreindre le parlement. Elle vient aussi bien défendre le citoyen d’une législation venue bafouer ses droits basiques, et c’est l’idée qui se tient derrière le terme de constitution. Le sens même du terme constitution signifie la limitation et le blocage de la souveraineté toute puissante de la Knesset en tant qu’institution légiférante.»
Sa proposition est rejetée, mais il ne se décourage pas. Il s’adresse au ministre Dan Meridor, qui traite sa demande au sein de la commission législative de la douzième Knesset (88-92). Les deux lois fondamentales sont débattues sous la direction du président de la commission, Ouriel Line qui, pour finir, fait passer cet amendement fondamental le 17 mars 92 en deuxième et troisième lectures, par 32 voix pour et 21 voix contre.
Il aura cette antiphrase, qui exprime le contraire de ce qu’elle implique : «Nous ne renonçons pas à la prépondérance [du pouvoir légiférant] en faveur du tribunal de haute instance. Il ne s’agit pas de mettre en place un tribunal apte à invalider des lois.»
C’est pourtant bien cette démarche qui permettra au tribunal de considérer comme non raisonnables des lois de la Knesset. Déjà en 90, Aaron Barak, alors simple juge du tribunal de haute instance, minoritaire cependant dans le dossier 142/89 traité par la Cour suprême, affirmait que rien n’empêcherait le tribunal de remettre en question des lois de la Knesset, même sans que cela ne soit explicitement prévu par la loi :
«Sur le principe, dans une société démocratique, le tribunal peut prononcer l’invalidité d’une loi, si elle est essentiellement en contradiction avec les principes fondamentaux du système».
Mais dès 92, il suffit alors, d’après l’approche de Barak et de son école, qu’une loi votée par la Knesset soit considérée comme entrant en contradiction avec l’une de ces deux lois fondamentales pour que le vote perde toute pertinence. Cette révolution permet de doubler la Knesset, pouvoir légiférant, ainsi que le gouvernement, pouvoir exécutif. L’activisme de Barak n’a pourtant pas fait l’unanimité parmi les juges : Moshé Landau, président du tribunal de Haute instance, Menahem Alon, le vice-président, et le professeur Ruth Gabison ont contesté cette méthode.
Aaron Barak ou la constitution
L’intensification du pouvoir des juges s’est concrétisée au moment du «décret de l’affaire de la banque Mizrahi». Alors qu’il est question au départ d’un litige qui oppose cette banque à l’union des agriculteurs, les magistrats se saisissent de l’occasion pour mettre au point le sens tout nouveau de leur pouvoir. Nous sommes toujours en 92, après l’introduction des deux lois fondamentales précitées.
En marge du jugement[4], les juges ont défini, par 7 voix contre deux, le sens général que revêtent les lois fondamentales en deux points :
- Constitution : il a été établi que l’Etat d’Israël dispose d’une constitution : ce sont les lois fondamentales. Elles prévalent sur les lois courantes de la Knesset et leur sont supérieures.
- Remise en question juridique : le tribunal s’est arrogé le droit de remettre en question les lois de la Knesset et de les déclarer invalides si elles entrent en contradiction avec une loi fondamentale.[5]
Nomination des juges
En outre, les nouveaux juges sont nommés par une commission considérée par de nombreux observateurs comme la forteresse de la gauche. La composition de cette commission (le ministre de la Justice, qui préside la commission, un second ministre désigné par le gouvernement, deux parlementaires, l’un de la coalition l’autre de l’opposition, deux membres du barreau désignés par vote secret, le président du tribunal de haute instance ainsi que deux autres juges de cette institution), fait concrètement que six à huit de ses représentants sont acquis à la cause du président du tribunal. On le verra lors de la nomination de la controversée Edna Arbel, approuvée par 7 voix contre 2 (le ministre de la Justice et le parlementaire Benyamin Alon).
Quant aux prises de fonctions du président de la Cour, il s’agit du membre le plus âgé qui prend la place du précédent au moment de son départ pour la retraite.[6] L’héritier du trône n’est pas le fils du précédent mais son disciple. C’est sans doute la raison pour laquelle on n’a pas senti un grand changement quand Barak s’est retiré de la scène juridico-judiciaire en faveur de Dorith Beinich, puis de Gronis, Naor, Hayot.
Contre-révolution risquée, ou tentatives périlleuses de contre-révolution
En 96, Netanyahou débute sa carrière de Premier ministre. Il déplait d’emblée à Aaron Barak qui vient, comme signifié plus haut, d’accéder au poste de président de la Cour suprême. Le conseiller juridique, Michael Ben-Yaïr, est loin d’être acquis à la cause du gouvernement et fait obstruction à la bonne marche de ce dernier. Le ministre de la Justice est en droit de s’en défaire. Ya’acov Neeman s’engage donc à le destituer. Mais la situation se renverse et c’est le conseiller qui prend le dessus : il concocte un chef d’accusation qui l’oblige à démissionner. Le temps que le ministre soit mis hors de cause, la situation est irréversible. Il ne reprendra pas son poste. Et Tsahi Hanegbi (le fils de la célèbre Guéoula Cohen) qui prend la relève, n’osera pas s’opposer à la magistrature.
Pareillement, Reuben Rivlin (l’actuel président d’Israël), est disqualifié quand il doit prendre la place de ministre de la Justice du premier gouvernement Sharon. Meir Shitrit le remplacera, mais il ne fera pas de vagues.
En 2006, le gouvernement Olmert a pour ministre de la Justice Haïm Ramon. Il tient à contrer la révolution constitutionnelle qui s’est imposée plus de dix ans plus tôt. Sa première démarche consiste à exiger la rédaction en bonne et due forme de procès-verbaux de la commission pour la nomination des juges. Il considère en outre qu’il est parfaitement en droit de nommer le prochain président de la Cour suprême. Ceux qui ont compris le principe commencent déjà à ressentir une impression bizarre et à craindre pour sa personne. Sensation aussitôt confirmée. Une officier de Tsahal se plaint d’avoir été embrassée par le ministre contre son gré. C’est l’affaire médiatique fracassante du «baiser français». Des écoutes révèlent une conversation entre le général Shemani et la commandante de la plaignante, au cours de laquelle celui-ci raconte que la divisionnaire Miri Golan, qui a convaincu l’officier de porter plainte, lui a déclaré : «Et cet homme désignerait le président du tribunal de Haute instance?» Ramon soutiendra devant le tribunal que c’est un coup monté. Le tribunal lui répondra que l’argument est digne de l’attitude d’un voyou de grand chemin.
Les ministres de la Justice ne sont pas les seuls à être écartés du pouvoir. Le tribunal fait dans ses propres rangs le ménage. En 96, Deror Hoter-Ychaï est président du barreau (institution cependant indépendante du tribunal, mais alignée sur les positions de ce dernier). Lui aussi fait partie de la commission de nomination des juges. En novembre, il est interviewé par le journal orthodoxe Yated Neeman. Il critique l’activisme judiciaire et la position de Barak qui prétend que tout peut être jugé. Il ne faut pas longtemps pour qu’un dossier de fraude fiscale soit ouvert contre notre juriste. Il est condamné à six mois de prison avec sursis et à une amende de 50 000 Nis. Il interjettera appel et sera lavé de tout soupçon. Bien entendu, il ne réintègrera pas la commission.
Neeman et Hoter-Ychaï dénonçaient le militantisme des juges et leur sentiment de toute-puissance sur les affaires du pays, mettant notamment en cause la méthode : «Un ami en apporte un autre». Aaron Barak s’est débarrassé la même année (96) de deux membres dissidents à son endroit.
Un autre ministre de la Justice a donné du fil à retordre au tribunal. Daniel Friedman occupe ce poste sous l’égide du Premier ministre Olmert. Daniel Friedman est-il un incorruptible? N’y a-t-il pas moyen de l’accuser de quelque délit, quitte à ce qu’il soit par la suite innocenté? Friedman, qui, dans son livre «Le portefeuille et le glaive» (הארנק והחרב), établira le constat d’une forte désapprobation des parlementaires vis-à-vis de la mainmise du tribunal sur la Knesset, qui reste silencieuse car ils craignent d’être traînés en justice, sera démis de ses fonctions d’une manière indirecte ! Moshé Lador, conseiller juridique du gouvernement, maintient ouvert le dossier contre Olmert, dans l’affaire de la banque Leumi, malgré la recommandation par la police de le classer sans suite, en novembre 07. Lador le fermera au lendemain de la démission d’Olmert.
Bras de fer Aaron Barak / Ariel Sharon
Nous avons vu plus haut que Barak avait écarté Sharon de la vie politique, sur la base des circonstances de l’opération Paix en Galilée. Ce n’était que partie remise. En février 2003, le peuple israélien le plébiscite à raison de près de 70% des suffrages, et, soudain, un vent de délivrance souffle sur le pays. Le désastre des accords conclus avec les factions terroristes arabes et leur introduction au cœur même du pays ne seront dans peu de temps, semble-t-il, qu’un mauvais souvenir. Plus de concessions devant l’ennemi, plus d’humiliation…
Ses débuts sont grandioses. En 2002, avec l’opération Rempart, Sharon efface de facto les frontières de la zone A, dessinées par les accords, qui contiennent tous les fiefs des terroristes et qui leur assuraient la tranquillité dans leurs préparations de bombes et la mise en place de toute la logistique allant de la planification au détonateur fanatisé par la promesse inspirée du culte musulman d’un paradis fameux.
L’une des multiples pressions d’Obama sur Netanyahou par la suite consistera à tenter de le contraindre à renoncer aux opérations de terrain, ce à quoi Netanyahou résistera, soutenant que la sécurité de ses citoyens en dépend. Aucun gouvernement, en dix ans, n’avait mis fin à cette situation de chaos avant Sharon. Je me souviens d’une période de réserve, quand Ehoud Barak était Premier ministre. Nous avions à plusieurs reprises manqué de peu la capture de terroristes. Nous n’avions le droit de les poursuivre que jusqu’à la limite de la zone A.
Mais le parquet et le tribunal ne chôment pas. Le fruit est juteux, il ne restera bientôt plus qu’à le cueillir. La plus grosse affaire est celle de l’île grecque, divulguée par la presse en mars 2001 (ces divulgations de fuites à première vue sont évidemment illégales). Sharon est soupçonné d’avoir touché des pots-de-vin de la part de l’homme d’affaires David Appel, maquillés en très gros salaires versés à son fils Guilad. Le conseiller juridique du gouvernement le disculpera en juin 2004, mais il sera trop tard. Les dossiers s’accumulent. Sharon aurait obtenu le financement de sa campagne interne au sein du Likoud d’une manière douteuse : l’homme d’affaires autrichien, Martin Schlaf, l’aurait couverte financièrement, tandis que l’homme politique aurait présenté cet argent comme un prêt avancé par Cyril Keren, ancien compagnon d’armes de Sharon.
Omri Sharon, lui aussi fils de l’intéressé, est accusé d’avoir créé une société fictive pour blanchir de l’argent ayant servi illégalement à couvrir les frais de campagne au sein du Likoud, et d’avoir fait un faux témoignage tout en enfreignant la loi du financement des partis politiques. Lorsque Omri est condamné (pour finir le 15 nov. 05), suite à une négociation de peine, à sept mois de prison, un public conditionné désavoue Sharon le père et soutient qu’il aurait sacrifié son fils pour échapper aux interrogatoires et à une éventuelle disqualification de la direction des affaires publiques.
Sharon capitule
Sharon change de cap. A la conférence d’Herzliya, en 2003, il fait part de son intention de mettre en route le «désengagement». L’expulsion et l’anéantissement du judaïsme de Gaza et le champ libre conséquemment laissé aux organisations terroristes, allaient à l’encontre de l’idéologie pour laquelle il s’était battu tout au long de sa carrière politique. Pourtant, peu de temps avant cette métamorphose, il répétait encore souvent : «Le cas de Netzarim est le même que celui de Tel-Aviv» ; c’est-à-dire que la localité de Netzarim, dans la bande de Gaza, que ses opposants considéraient comme déplaçable, en raison de la difficulté à la défendre puisqu’elle était relativement isolée, avait droit à la même considération que la métropole de Tel-Aviv. Au lieu de cette protection, c’est par les bombardements essuyés que ces deux localités ont fini par se ressembler.
Mais le Likoud n’était pas prêt à supporter cette trahison de ses fondements et de ses idéaux. Sharon s’oppose à un référendum, mais il doit obtenir l’aval des membres du parti. L’opinion se mobilise pour contacter ces membres, les soutenir et les empêcher de flancher. Des «lettres aux membres du Likoud» sont rédigées et expédiées via Internet ou distribuées de porte en porte. Le 2 mai 2004, la réponse du Likoud est nette et définitive : c’est non.
Sharon multiplie les manœuvres, écarte ses opposants, intègre Pérès dans son gouvernement, et parvient à ses fins en faisant approuver la reddition volontaire par ce dernier, puis par la Knesset. La Cour suprême ne trouve rien à redire et approuve toutes les manigances. Toutes ces contradictions ne l’ont pas empêché d’aller jusqu’à la réalisation de l’impensable catastrophe nationale. La précipitation, la course contre la montre, lui ont permis d’y parvenir. Ce n’est que lorsqu’il a fallu s’arrêter qu’il n’a plus été possible de rester décemment et logiquement à la tête du Likoud, et que Sharon a fondé un autre parti autant rassembleur qu’éphémère : Kadima.
Le jeu de la Cour suprême : «La profondeur du retrait sera égale à la profondeur de l’enquête»
L’agenda extrême-gauchiste de la Cour suprême est la seule explication plausible du silence des juges. L’expulsion a été rendue légale dans l’hémicycle de la Knesset. De la démission de Rabin à ses accords intérimaires avec les factions terroristes, et de l’extraordinaire combattivité de Sharon contre les ennemis d’Israël à l’endommagement de son entendement, les dirigeants politiques sont domptés et rendus dociles par le pouvoir juridique. Ils font ami-ami avec les juges.
Yossi Sarid avait suggéré à Zwi Händel, membre de la Knesset qui vivait dans la bande de Gaza, concernant le retournement de veste de Sharon, la formule suivante : «La profondeur du retrait sera égale à la profondeur de l’enquête».
Car comment est-il possible que la Cour suprême, si avide de justice, n’ait pas opposé à Sharon : «Vous avez été élu en revendiquant la charte du grand Israël? A présent vous cherchez à faire le contraire?! Alors, démissionnez et présentez-vous comme candidat sur la base de l’expulsion ; que faites-vous de l’opinion de l’électeur»?
Le docteur Yitzhak Cytrin, professeur d’histoire au Centre universitaire de l’Ouest de la Galilée, à Haïfa, et président de la chaire d’histoire de l’université religieuse Cha’anan de Haïfa, a publié[7] en 2015 un ouvrage, «le Programme unilatérale du désengagement», sur les effets de l’expulsion sur les adolescents et les enfants.
«Le gouvernement n’est pas parvenu à les reconstruire. Le traumatisme a entraîné une crise dans la cellule familiale, l’autorité parentale a été presque totalement détruite, les jeunes considèrent le monde adulte avec défiance, ils sont affaiblis et ne font plus confiance aux institutions étatiques.» Cytrin explique que les jeunes nés à Gaza se sentaient partie intégrante du lieu, et que le déracinement en a été d’autant plus pénible et traumatisant.
Où est donc passé le principe si cher à la Cour suprême qui exige que les lois fondamentales de la dignité citoyenne soient à même d’invalider des lois votées par la Knesset? Mettre toute une population sur la paille, leur détruire leurs foyers, leurs repaires et leurs écoles, leurs exploitations agricoles, les expulser sans eau ni nourriture, du moins dans un premier temps, sans qu’aucun cadre de remplacement n’ait été prévu et préparé, ne contredit-il pas le principe pour lequel les juges se sont battus?
C’est que la critique des lois votées par le législateur est un privilège qui revient exclusivement aux juges, et que les droits du citoyen, ainsi que son droit à l’entreprise, comme faire pousser des mangues ou des tomates cerise, ne sont pas absolus : ils sont assujettis au bon vouloir de cette caste. Il se peut que votre dignité, votre travail, ne valent pas la peine que les juges se mobilisent en votre faveur.
Netanyahou
Quand les chefs d’accusation contre un homme politique se multiplient, les conditionnés diront : «Oh, comme cet homme est corrompu!» mais les observateurs n’ayant rien perdu de leur acuité ni de leur esprit critique diront : «Cet homme s’est mis à dos un leadership qui n’aime pas que l’on empiète sur ses platebandes.»
Pourtant, coup sur coup, Netanyahou s’est montré docile et bien sage, quand la Cour suprême a décrété que telle ou telle localité juive devait être effacée. Les trois maisons de Migron et les trente appartements du quartier de la Oulpena, à Bet-El, démantelés et détruits sous les ordres de son ministre Ehoud Barak ; les immeubles du quartier Dreinof, toujours à Bet-El, détruits par d’immenses pelles sous les ordres de son ministre Yaalon ; le village d’Amona, effacé après un décret émis par le général Rony Nouma, sous les ordres de son ministre Liebermann…
Il aurait pu dans tous ces cas de figure invoquer les risques de perturbation de l’ordre public, l’état de guerre permanent qui risquerait de donner à l’ennemi l’impression que notre gouvernement saborde le pays pour lui. Il aurait pu donner raison aux juges sans mettre en pratique leur décision car irréalisable.
C’est que Netanyahou les enferme dans leur propre piège. Ils exigent le respect de ce qu’ils définissent comme le droit. Netanyahou fait comme s’il les considérait comme sincères et se plie aux exigences dudit droit. Les juges ne peuvent plus que ronger leur frein. Car il est clair qu’il n’y a pas ici une question de droit, mais de lutte politique quant à l’avenir de la Judée-Samarie, en tant que province d’Israël ou énième pays arabe. Chaque fois, Netanyahou reconstruit un peu plus loin la localité détruite, mais toujours en Judée-Samarie.
Aujourd’hui, Netanyahou lutte pour sa survie politique. Il doit non seulement mettre en place son gouvernement, mais également rendre à la Knesset ses lettres de noblesse.
Ayeleth Shaked
Ayeleth Shaked est la ministre sortante de la Justice, entrée en fonction le 14 mai 15. A-t-elle subi le même sort que Daniel Friedman, cité plus haut, contraint de renoncer à ses fonctions parce que son employeur Premier ministre a cessé d’être au pouvoir? Elle a, à son tour, tenté de réformer le système judiciaire, et sa plus grande victoire a consisté dans l’introduction, dès février 2017, de juges qui ne considèrent pas que tout peut ou doit être jugé, comme ce nouveau juge de la Cour suprême, Alex Stein[8], favori lui aussi de Shaked, qui reconnaît formellement la liberté de mouvement des élus en matière de législation. Amit Segal[9], commentateur des affaires juridiques, entre autres journaliste de la deuxième chaîne, salue une victoire certaine de Shaked, qui parvient partiellement à mettre au pas Miryam Naor ou Esther Hayouth, la seconde ayant remplacé la première en 2017 à la tête de la Cour suprême. D’autres considèrent que son travail est de la poudre aux yeux[10].
En quatre ans de ministère, Ayeleth Shaked a fait un travail fulgurant. Mais il convient de tenir compte de la précarité du pouvoir démocratique. Des erreurs tactiques ont refoulé Shaked à l’extérieur de l’hémicycle de la Knesset. Que valent les 4 ans de Shaked au gouvernement, comparés aux 30 de carrière activiste d’un Barak confortablement et durablement installé à la tête du Tribunal, qui laisse après lui des héritiers de son bord nommés d’office?
Yéochoua Sultan ©
[1] Pourquoi Aaron Barak a-t-il renoncé à poursuivre Rabin? Il a expliqué alors le motif de son abstention : «Je suis parti du principe que Rabin avait déjà subi une sanction suffisamment lourde en ayant été contraint de renoncer à son poste. Il n’y avait pas lieu de le sanctionner une fois de plus». (Extrait du chapitre «Le tour de Rabin est arrivé», du livre de Maître Yossi Dar, dans son livre : Aaron Barak et les joyeusetés du pouvoir de la loi).
[2] La commission Cohen, du nom du président de la Cour suprême alors en poste Isaac Cohen. Menahem Begin, alors Premier ministre, accepte la mise en place de cette commission, qui s’ouvre le 1 nov. 82. Les membres de la commission sont le président de la Cour précité, l’ancien conseiller juridique et présentement juge de ladite Cour, Aaron Barak, et le général de réserve Yona Ephrat. Les responsables du recueil de témoignages ne sont pas n’importe qui. Deux d’entre eux ne sont autres que Dorith Beinich et Edna Arbel, dont la première remplacera Aaron Barak qui laissera sa place de président en 2006, et prendra la tête de la Cour suprême de 2006 à 2012, non sans être passée par la case de Procureur de l’Etat (de 89 à 95) ; et la seconde fera partie de cette caste très fermée de ladite Cour de 2004 à 2014 (et également Procureur de l’Etat de 96 à 04).
Le travail de cette commission manque de rigueur et de professionnalisme, malgré ses membres : les deux femmes juges veulent se rendre à Beyrouth pour y recueillir des témoignages directs, à Sabra et Chatila. Amir Drori, commandant de la région Nord, les accompagne. Mais un barrage de l’armée du Liban leur bloque le passage : pas de témoignages des principaux intéressés. On tente de se contenter de témoins plus éloignés, en s’adressant à la Croix Rouge : idem. Elle refuse d’y envoyer son personnel, mais elle accepte tout de même de fournir certains documents. Il reste le correspondant du New-York Times, mais c’est du pareil au même : le journal craint un précédent qui obligerait ses envoyés spéciaux à témoigner en d’autres lieux. On parvient cependant à interroger le chef des Phalanges. La conclusion du rapport publié le 7 fév. 83 veut qu’il est impossible d’impliquer la responsabilité directe de Tsahal, mais on estime que certains de ses officiers savaient ce qu’il se tramait sans s’impliquer pour séparer les belligérants. Ça vaut bien une petite démission.
[3] Il n’est pas rare d’entendre dans les journaux télévisés ou radiophoniques la tournure : «L’Etat doit rendre sa réponse à la Cour suprême».
[4] הערת אגב en hébreu.
[5] Wikipedia : la révolution constitutionnelle. Affaire de la banque Mizrahi.
[6] Wikipédia : la commission de nomination des juges. הוועדה לבחירת שופטים. . Voir aussi : le président de la Cour suprême. נשיא בית המשפט העליון
[7] https://www.inn.co.il/News/News.aspx/282355
[8] La révolution démocratique d’Alex Stein, sur le média Internet Mida, par Zéev Lec, le 24 dec. 18
[9] https://www.makorrishon.co.il/nrg/online/1/ART2/865/905.html De la victoire de Shaked sur le tribunal.
[10] Article du journaliste Moshé Ifergan : la révolution qui n’a pas eu lieu : Ayeleth Shaked se moque de vous tous.