NOTRE GRANDE ENQUÊTE – Le «pape de l’investigation» serait-il en réalité un idéologue peu scrupuleux ? Longtemps, le directeur de Mediapart a été considéré comme le modèle du «journaliste indépendant». Une image flatteuse qui s’estompe depuis quelques semaines. Accusé de complaisance à l’égard de Tariq Ramadan, de flirter avec l’islamisme et de tenir des propos irresponsables à l’encontre de Charlie Hebdo, Edwy Plenel est désormais sous le feu des critiques de ses confrères. Retour sur l’itinéraire de l’ancien patron du Monde.
«Il a le regard rieur et la moustache de Brassens.» Edwy Plenel, dans son austère uniforme, chemise bleue-costume noir, sourit. Ce 22 novembre, l’amphi Boutmy est plein à craquer. Une jeune étudiante de Sciences Po fait son portrait: lui goûte encore une fois au plaisir de l’admiration. Depuis un mois, le patron de Mediapart est dans la tourmente et ces quelques mots le rassérènent. Devant les étudiants de la rue Saint-Guillaume, l’œil frise, la moustache frémit et le parallèle avec le chanteur sétois l’enchante: «Je suis touché par cette comparaison. J’ai toujours pensé que La Mauvaise Réputation devait être l’hymne du journalisme d’investigation. En plus, cette chanson a été écrite en 1952, l’année de ma naissance.»
L’organisateur, Benjamin Duhamel, se réjouit: il n’a jamais vu autant de monde pour un «grand oral». Dans cette école, qui célèbre le «hijab day», l’auteur de Pour les musulmans a été accueilli sous un tonnerre d’applaudissement. Au cœur de ce microcosme en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés, à deux pas du Café de Flore et des Deux Magots, le rebelle officiel est comme chez lui. «C’est une personnalité que j’admire beaucoup, j’espère qu’il va remettre Manuel Valls à sa place», confie une étudiante voilée. D’autres se montrent cependant plus sceptiques: «Je suis curieux de l’entendre débattre sur sa pratique journalistique. Il se présente comme un journaliste d’investigation assez neutre, mais ne défend-il pas certaines opinions?»
Jusqu’ici, pour beaucoup de ses confrères, il était un mélange d’Émile Zola et de Bob Woodward (l’enquêteur du Watergate). L’homme des Irlandais de Vincennes et du Rainbow Warrior. Depuis quelques semaines pourtant, cette image s’estompe et celle qui se dessine est beaucoup moins flatteuse. Habitué à enfiler le costume de procureur, Plenel se retrouve cette fois sur le banc des accusés. Le motif? Une complaisance trop grande avec Tariq Ramadan, des mots irresponsables à l’égard de Charlie Hebdo .
«Guerre aux musulmans»
Retour sur caricatures. Le 1er novembre, après la découverte des accusations de viols et violences qui pèsent sur Ramadan,Charlie Hebdodessine le prédicateur en proie à une érection impressionnante avec ce sous-titre «Le 6e pilier de l’islam». Les réactions ne se font pas attendre: à lire tweets et post Facebook, il ne suffit plus d’épargner le Prophète, toute moquerie sur Ramadan s’apparente à un blasphème. Les menaces de mort pleuvent sur Charlie. Les défenseurs du journal montent au créneau mais Mediapart, pourtant en pointe sur le mouvement «Balance ton porc» qui dénonce les violences sexuelles, reste silencieux.
La semaine suivante, quatre portraits par Coco d’Edwy Plenel font la une de Charlie. Il apparaît, dans une référence au singe de la sagesse, en train de se masquer les yeux, les oreilles et la bouche avec sa moustache. Au milieu des dessins, un titre ironique: «Affaire Ramadan, Mediapart révèle: “On ne savait pas”.» Entre les lignes Plenel est accusé de taire les crimes supposés de Tariq Ramadan. Edwy Plenel réagit dans un tweet grandiloquent où il qualifie ce dessin d’«affiche rouge» en référence aux résistants du réseau Manouchian fusillés par les Allemands au mont Valérien.
Sur les ondes de France Info, il dénonce carrément un complot: «La une de Charlie Hebdofait partie d’une campagne plus générale que l’actuelle direction de Charlie Hebdo épouse. M. Valls et d’autres, parmi lesquels ceux qui suivent M. Valls, une gauche égarée, une gauche qui ne sait plus où elle est, alliée à une droite voire une extrême droite identitaire, explique-t-il, avant de lancer, et d’autres trouvent n’importe quel prétexte, n’importe quelle calomnie pour en revenir à leur obsession: la guerre aux musulmans, la diabolisation de tout ce qui concerne l’islam et les musulmans.» «Guerre aux musulmans»: les trois mots de trop. Trois mots qui, pour beaucoup, légitiment des actions violentes. Trois mots qui font écho à ceux qui ont précédé le massacre du 7 janvier. Trois mots «impardonnables» selon Riss.
«M. Valls et d’autres trouvent n’importe quel prétexte, n’importe quelle calomnie pour en revenir à leur obsession: la guerre aux musulmans, la diabolisation de tout ce qui concerne l’islam»
Pour les journalistes de Charlie Hebdo, cette petite phrase est d’autant plus inacceptable qu’ils continuent de vivre dans la peur. La rédaction bunkerisée tel «Fort Knox» est encore hantée par la mort de leurs amis tombés sous les balles. Les lieux, et la sécurité autour, font qu’ils sont présents à chaque seconde, confie un membre de la rédaction deCharlie Hebdo, qui préfère rester anonyme: «Cela fait trois ans. Mais, pour nous, la plaie est toujours à vif.» Riss, le directeur de Charlie Hebdo, encore meurtri dans sa chair par une balle dans l’épaule, réagit dans un édito implacable et glaçant. Il accuse Edwy Plenel d’avoir lancé un «appel au meurtre» contre Charlie Hebdoet d’adouber «ceux qui demain voudront finir le boulot des frères Kouachi».
Attaqué aussi bien par la droite que par la gauche, Plenel ne répond pas. La stratégie de défense est celle du silence. En face, les langues se délient: «Plenel ne passera pas une information qui va à l’encontre de ses convictions. Et si une information va dans le sens de ses convictions, il peut la tordre un peu pour la rendre encore plus convaincante. D’autant plus qu’il a la certitude absolue qu’il est dans le camp du bien et qu’il en est l’incarnation dans la presse», confie Franz-Olivier Giesbert. «Il y a une différence entre porter le fer dans la plaie et faire une plaie et porter le fer dedans après», moque Philippe Val, tandis que Caroline Fourest (qui fut la première à montrer le double jeu de Ramadan) affirme: «Il a démontré en quelques jours que chez lui l’idéologie pouvait rendre aveugle. C’est très mauvais pour un journaliste d’investigation.»
Sonné par cet uppercut, Plenel avait promis dans un communiqué ne plus revenir sur l’affaire*. Un billet publié sur Mediapart et intitulé «Pourquoi nous faisons média à part» fait office de réponse générale. Mais ce soir-là, devant les étudiants de Sciences Po, il est combatif. «Inquisition», «maccarthysme», «acharnement»: il riposte. Il excuse Riss («il a le droit d’être excessif, il y a des chagrins incommensurables»), que pourrait-il faire d’autre? Il préfère choisir son adversaire et déplacer la querelle sur le plan politique.
Il profite des outrances de langage de Manuel Valls pour l’attaquer bille en tête. Il lance le duel avec l’ancien premier ministre, la tête de Turc d’une partie de la gauche et d’une jeunesse de banlieue désintégrée. Manuel Valls qui parle haut, trop fort et qui veut faire «rendre gorge» à Mediapart. Manuel Valls, que les amis de Plenel comparent à Marcel Déat. Si Plenel accuse les journalistes d’avoir mis en scène sa phrase tronquée sur la «guerre aux musulmans», il prend lui-même un extrait décontextualisé de l’interview de l’ancien premier ministre à El Paisoù ce dernier parle du «problème de l’islam, des musulmans». «Écoutez ce langage, il est dans une logique de guerre!» martèle-t-il.
Manuel Valls est accusé de tous les maux. «Il était au premier rang dans la défense de Cahuzac. Il viole la liberté de la presse. Il viole la Constitution», bondit le journaliste. «Plenel est expert en dialectique. Mis en accusation, il accuse à son tour. Mais il porte sa riposte sur le terrain où il est le plus à l’aise, celui de la réflexion affective, pas sur le terrain où il est attaqué, celui des faits objectifs», disait de lui son ancien collègue du Monde Alain Rollat. Une tactique bien rodée qu’il reproduit ici: «Cette virulence, je l’ai déjà vécue il y a quinze ans lors de l’affaire du Monde, j’étais alors un agent de la CIA», lance-il.
«La Face cachée du Monde»
C’était il y a quinze ans, en effet. À l’époque, Edwy Plenel est le roi de Paris. La une du Monde chaque jour dicte l’agenda politique et idéologique. La parution de La Face cachée du Monde, l’essai de Pierre Péan et du regretté Philippe Cohen lui fait connaître sa première chute. Vendue à 60.000 exemplaires le premier jour, cette enquête provoque un séisme. Les auteurs ont «investigué sur l’investigateur». Pour Péan et Cohen, Le Monde n’est pas le modèle de transparence qu’il prétend être. Au contraire, il a insidieusement glissé de son rôle de contre-pouvoir vers l’abus de pouvoir permanent.
Plenel a joué un rôle central dans cette dérive, usant de son pouvoir d’intimidation, de ses rapports intimes avec policiers et juges pour faire et défaire les carrières, clouer au pilori hommes politiques, patrons et intellectuels, traquant les «dérapages» des «néo-réactionnaires», calomniant sans scrupule des suspects (Pierre Bérégovoy, Dominique Baudis), recherchant coûte que coûte leur mort politique ou sociale. Pour les deux journalistes, Plenel n’est pas un enquêteur, mais un délateur. Dans le même mouvement, il soupçonne, accuse et condamne. Dans un chapitre intitulé «L’appel de Fouché», Cohen et Péan montrent un Plenel hanté par le ministre de la Police de Napoléon, dont il préface même les Mémoires. Sous sa plume, l’inventeur de la police moderne ne devient rien de moins que l’inventeur de «la politique moderne».
«En matière d’investigation, il ne faisait rien d’autre que de recopier les fiches des renseignements généraux et reprendre les matériaux que ses amis syndicalistes policiers lui amenaient»
Pierre-André Taguieff se souvient du jeune journaliste éducation qui, au début des années 1980, devint un habitué de la Place Beauvau. «Je l’ai connu dans les années 1980 quand il n’était qu’un petit journaliste au Monde. Il était déjà fanatique des choses policières. Le dessous des cartes, ce qui se passait dans les coulisses était sa passion. Il cherchait toujours le pot aux roses, les trésors cachés. Il avait une imprégnation complotiste très claire», explique-t-il.
L’historien se souvient de dîners chez Plenel avec des responsables syndicaux policiers qui arrivaient toujours avec des documents. Et de conclure: «En matière d’investigation, il ne faisait rien d’autre que de recopier les fiches des renseignements généraux et reprendre les matériaux que ses amis syndicalistes policiers lui amenaient régulièrement. Il avait alors ses entrées au ministère de l’Intérieur.» C’est à partir de la rubrique «affaires de police», qui sera son laboratoire, que Plenel va connaître une ascension fulgurante. Une décennie et de nombreux «scoops» plus tard, devenu patron du Monde, il fera du «journalisme d’investigation» et des «révélations» sur «les affaires» la vitrine du quotidien.
Péan et Cohen mettent également en lumière la dimension profondément idéologique de son journalisme. Dans les années 1970, le futur patron du Monde est le camarade Krasny, son pseudonyme à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Au début des années 2000, il reproche à Lionel Jospin d’avoir caché son passé trotskiste. Lui-même, n’a jamais vraiment rompu avec Krasny. Ce dernier restera son double malfaisant. «Le trotskisme comme expérience et comme héritage fait à jamais partie de mon identité», reconnaît-il lui-même dans Secrets de jeunesse (2001).
Aux ouvriers, ce trotskiste préfère ceux que Frantz Fanon appelle les «damnés de la terre», les colonisés. Une anecdote résume à elle seule le personnage. Elle remonte au pays de l’enfance. Edwy Plenel n’a que 3 ans lorsque sa famille débarque en Martinique. De la terrasse de l’appartement de fonction d’Alain Plenel, c’est toute la baie de Fort-de-France qui s’offre aux yeux du jeune Edwy. Son père, haut cadre de l’Éducation nationale, est vice-recteur en Martinique en même temps que militant «anticolonialiste».
À 6 ans et demi, on lui demande à l’école de dessiner sa famille. «J’ai dessiné mes parents, ils avaient la peau noire», raconte-t-il. L’événement fondateur? Son père a pris fait et cause pour les émeutiers «indépendantistes». Il doit quitter Fort-de-France au début des années 1960. Le jeune Edwy a vécu comme un arrachement le départ forcé de Martinique. Cet épisode de son enfance est peut-être la clé intime de sa rancune vis-à-vis de l’État, de la République et de la France.
Une rancune qui, selon Péan et Cohen, a contribué à faire basculer Le Monde dans l’idéologie des minorités et de la repentance. Pour le patron du Monde, «Vichy et la guerre d’Algérie sont devenus des dossiers toujours à instruire, note Péan et Cohen dans le chapitre “Ils n’aiment pas la France”. Parce que les deux périodes ont pour dénominateur commun de présenter l’État français sous son jour le plus défavorable. Parce qu’elles constituent des maladies infectieuses de la République, ou plutôt des symptômes de sa disparition…» Affaibli au sein du journal, il démissionne de la direction en novembre 2004, avant de quitter définitivement le journal le 31 octobre 2005.
Touché, mais pas coulé. En 2008, la création de Mediapart est un succès. L’élection de Nicolas Sarkozy est une aubaine éditoriale. Au Théâtre du Châtelet, en 2009, le gratin de la gauche morale assiste à une soirée pour une presse libre et indépendante où l’on retrouve Le Nouvel Observateur, Les Inrockuptibles, Marianne,Rue89, mais aussi Mediapart et… Charlie Hebdo. Tous les médias de gauche communient dans la détestation du chef de l’État. Personne ne peut imaginer que les mêmes s’affronteront huit ans plus tard avec une telle violence. Pour le moment, Plenel, «l’indépendant», est encore la bonne conscience des journalistes. Avec l’affaire Cahuzac, en 2013, il revient au sommet de sa gloire.
Le tournant du 7 janvier
En septembre 2014, paraît Pour les musulmans. Après les colonisés et les Palestiniens, il a trouvé un nouvel Autre à défendre. Ce plaidoyer contre l’islamophobie systémique mêle habilement les références républicaines (Péguy, Jaurès, Zola) aux penseurs postcoloniaux (Edward Saïd, Angela Davis). Il dénonce la «haine de la religion» qui sévit à gauche, et un «laïcisme» dévoyé qui stigmatise. Il en appelle à Robespierre et au «combat de l’Incorruptible contre une haine de la religion qui, à la vérité, recouvrait une crainte de la populace». «La publication de Pour les musulmans a été un tournant, estime Caroline Fourest. Il ne connaît rien à cette question et débarque sur ce thème avec des œillères purement idéologiques sans aucune volonté d’objectivité.»
Dans ce livre imitant le Pour les Juifs de Zola, il énonce une idée simple: «L’islamophobie remplit aujourd’hui la fonction culturelle dévolue hier à l’antisémitisme.» Ce tournant le conduit à devenir le pourfendeur inlassable des «islamophobes» dans le débat public. À longueur de plateaux télé et d’interviews il cite cette phrase de Gramsci devenue son mantra: «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres.» Les monstres bien sûr, ce sont les islamophobes: Finkielkraut, Valls, Zemmour, et… Houellebecq.
Le 6 janvier 2015, Edwy Plenel court les plateaux pour mettre en garde contre la publicité faite à Soumission , roman d’un «auteur dont on sait depuis longtemps qu’il est islamophobe». Il alerte contre une «idéologie meurtrière» et la place grandissante que prennent les intellectuels «islamophobes». Ironie tragique: le lendemain, le 7 janvier, c’est une autre «idéologie meurtrière» qui frappe. Il ne s’agit plus de mots mais de balles réelles. La rédaction de Charlie Hebdo est décimée à la kalachnikov aux cris d’Allah Akbar. Ce jour-là dans les kiosques, l’hebdomadaire affichait sur sa une «Les prédictions du mage Houellebecq».
«À partir du 7 janvier, Mediapart est devenu la maison, pas seulement des proches de Tariq Ramadan, mais de tous les anti-Charlie»
Le directeur de Mediapart, jamais avare de moments collectifs, ne participera pas à la marche du 11 janvier. Cette absence est vécue comme une trahison par les survivants. «Devant la mort, Plenel n’a pas eu la pudeur d’afficher un soutien de façade. J’éprouve plus de colère envers lui qu’envers les Kouachi, qui sont des nobody, des exécutants», explique Zineb El Rhazoui, ex-journaliste de l’hebdomadaire satirique et aujourd’hui femme la plus protégée de France.
Le 17 janvier, Plenel aggrave son cas: alors que la France pleure encore ses morts il tient meeting commun avec Tariq Ramadan. Ce soir-là dans une atmosphère bon enfant et militante, des centaines de musulmans sont rassemblés à l’appel d’associations communautaires dans une salle de la banlieue industrielle de Brétigny-sur-Orge. Femmes voilées et quelques barbus en djellabas et baskets écoutent le prédicateur et le «grand prêtre» du journalisme. Les deux affichent sans complexe leur complicité. «Il a le cerveau d’Albert Einstein et le physique de George Clooney», dit l’animateur de la soirée au sujet d’un Tariq Ramadan accueilli en rock star. Edwy Plenel est lui aussi acclamé, certains brandissant son opuscule comme un petit livre rouge. Le directeur de Mediapart vient parler des «causes communes». Évoquant «l’enfance malheureuse des frères Kouachi», il qualifie les terroristes d’«agents provocateurs de ces politiques, qui vont ajouter de la peur à la peur, de la terreur à la terreur».
Entre le théoricien du gramscisme islamiste et celui du gramscisme trotskiste, celui qui voit dans l’homosexualité un interdit et celui qui voit dans le mariage pour tous un progrès, il n’y aura pas de débat. Communiant dans la défense du musulman discriminé, nouveau prolétaire pour l’un, toujours colonisé pour l’autre, ils revendiquent tous les deux une forme de «non-charlisme». Si Tariq Ramadan dit carrément «Je ne suis pas Charlie», Edwy Plenel est plus ambivalent: «Je suis de ceux qui pensent qu’on peut dire à la fois je suis Charlie et je ne suis pas Charlie, je ne publierai pas de caricatures qui offensent n’importe quelle religion.»
Quelques jours plus tard, sur le plateau du «Petit journal» il persiste et signe, qualifiant Tariq Ramadan d’«intellectuel respectable».«Je le lis, je l’écoute, je ne vois pas d’ambiguïtés. Qu’est-ce que ça veut dire “double langage”, ça veut dire qu’il est un peu fourbe, parce que c’est un Arabe?» Il a cette phrase terrible: «La haine ne peut pas avoir l’excuse de l’humour», qui fait sursauter jusqu’au journaliste d’«Arrêt sur images» Daniel Schneidermann: «Comment à la fois rester solidaire des caricaturistes assassinés, et siffler tout de même la fin de la récré, la fin des petits dessins incendiaires?»
Pour Caroline Fourest, c’est une rupture: «À partir du 7 janvier, Mediapart est devenu la maison, pas seulement des proches de Tariq Ramadan, mais de tous les anti-Charlie. Il faut aussi rappeler la promotion par Mediapart du CCIF et de Marwan Muhammad, qui est le Tariq Ramadan junior.»
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Volonté de donner des gages ou authentique travail d’enquête? En avril 2016, Mediapart publie une série de cinq articles de près de 25.000 signes chacun sur la figure Tariq Ramadan, qualifié de «Zemmour à l’envers». Le prédicateur répond dans une vidéo intitulée «Quand Mediapart fait du Marianne» où il dénonce selon lui les inexactitudes du journaliste Mathieu Magnaudeix. C’est pourtant avec l’affaire Ramadan que Plenel perdra définitivement son auréole de saint patron des journalistes. D’aucuns jugent sa sortie sur la «guerre aux musulmans» révoltante. «Jusqu’à présent, Plenel conservait son aura, car il s’attaquait plutôt aux puissants et aux forts. Là, il est opposé à un journal qui vient d’être décimé par un attentat, encore plein de blessures et de plaies.» analyse Frantz-Olivier Giesbert. «Ce n’est pas une bataille d’ego, mais l’histoire d’un ego qui ne supporte pas qu’on fasse une caricature comme on en fait sur tout le monde. Plenel se prend pour Mahomet, il ne faut pas le caricaturer.»
Le vernis a craqué et le masque est tombé: «Désormais toute une partie du monde intellectuel et médiatique va être obligée de redescendre sur terre et travailler sur le réel et non pas sur ses opinions. Entre ceux qui fricotent avec les Indigènes de la République et les vrais Républicains, il va falloir que les camps soient bien définis. Valls a raison de signaler qu’il y a deux gauches irréconciliables», estime ainsi l’ancien directeur de Charlie, Philippe Val. Les lignes de front sont en place. Côté Charlie, il existe un danger imminent, «le totalitarisme islamique».
Côté Mediapart, c’est l’islamophobie qui menace avant tout notre société. «L’islamisme en tant que tel n’est pas en soi une chose grave», estime Jade Lindgaard, coprésidente de la société des journalistes de Mediapart. Le «racisme d’État», si. Car la gauche Plenel, c’est aussi celle qui ne jure que par «l’intersectionnalité», cette notion importée de la sociologie déconstructiviste qui prône l’union des dominés (LGBT, musulmans, femmes) contre un ennemi unique: le mâle blanc occidental. Le culte des minorités du directeur de Mediapart l’amène à épouser toutes les causes dans l’air du temps: il est bien sûr pour l’écriture inclusive et pour «les réunions non mixtes des personnes “racisées”», c’est-à-dire les réunions dont les Blancs sont exclus.
Pour Péan, on perçoit enfin l’agenda militant d’un homme qui se proclamait héraut du journalisme indépendant: «Plenel n’a pas changé. À travers les médias qu’il utilise, tel un Jean-Paul Marat du XXIe siècle, il veut refaire L’Ami du peuple à la mode multiculturaliste. Il ne considère pas ses lecteurs comme des gens matures, car il ne se contente pas de dire ou d’expliquer. Il dénonce et rééduque, car il veut arriver à des fins politiques. Ce qui arrive aujourd’hui est la conséquence de cette conception du journalisme.»
Dans son ton mielleux et ses prédications inlassables sur l’amour de l’Autre, Edwy Plenel tient plus du curé que de l’anarchiste, «un trotskiste lacrymal» dit Pierre-André Taguieff. Un curé qui utilise la «religion des sociétés modernes» (Balzac) qu’est le journalisme pour diffuser ses idées. Une vision messianique de sa propre vocation de justicier qui le condamne à finir un jour lui-même au tribunal médiatique qu’il a contribué à créer. C’est une leçon de l’Histoire et de la dynamique révolutionnaire: les guillotineurs finissent toujours guillotinés. Brassens aurait pu en faire une chanson.
*Sollicité par nos soins, il n’a pas souhaité répondre à nos questions.
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Source:© Islamisme, Charlie Hebdo : Edwy Plenel, le procureur au banc des accusés