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« Cette crainte soudaine du numérique qui entraîne parfois son rejet pourrait se révéler dangereuse si elle venait à perdurer et à s’amplifier car ça nous priverait de solutions précieuses propres à nous aider à relever les défis de notre temps. » Ingram / Photononstop

TRIBUNE. Dans une tribune au « Monde », le consultant Jacques Marceau explique que si le numérique s’impose comme un formidable moyen de décupler les possibles dans tous les domaines, un moyen d’accéder à une société plus durable et plus juste, il reste un outil.

Tribune. De tout temps, les échanges entre les individus, avec les entreprises ou les Etats se sont fondés sur des relations rendues propices par la confiance réciproque. Relation et confiance sont ainsi les deux attributs indissociables, non seulement de toute économie, mais encore de toute vie politique ou sociale. Une architecture relationnelle que Paul Valéry (1871-1945) qualifie de « structure fiduciaire », une toile tissée de relations de confiance qui forment « l’édifice de la civilisation », comme l’explique le philosophe Pierre Musso, dans La Religion industrielle (Fayard, 2017).

On ne peut en effet « faire société » sans avoir besoin les uns les autres et se faire confiance. On ne peut non plus « vivre en société » sans faire confiance aux institutions et croire en la valeur de concepts parfaitement immatériels, comme notre monnaie, nos lois, nos traditions ou nos fameuses valeurs républicaines, qui, toujours pour Valéry, relèvent de « l’empire des fictions ». Des fictions néanmoins indispensables à la cohésion sociale et au fonctionnement de notre société.

Même programmée par des humains, la réponse de la machine reste artificielle et par essence arbitraire. Soit le degré zéro d’un rapport prenant en considération l’individu dans toute sa complexité et ses particularismes

Dans ce contexte, le développement d’une société dont les fonctions sont de plus en plus numérisées et virtualisées, pose la question de la transformation du lien, autrefois humain et souvent personnel, en une relation certes personnalisée, mais dorénavant désincarnée, dans laquelle la conversation avec la machine s’est substituée à la relation humaine. Une machine qui est, de surcroît et toujours davantage, investie, à la faveur du développement de l’intelligence artificielle, du pouvoir exorbitant de prendre une décision concernant son « interlocuteur » sur la base d’une mystérieuse formule appelée algorithme. Une décision vue comme un confort quand il s’agit de définir l’itinéraire routier le plus fluide ou de recommander une lecture ou un morceau de musique, mais qui devient suspecte et parfois insupportable quand il s’agit de l’obtention d’une place en université, d’un crédit immobilier ou, pourquoi pas demain, d’un traitement médical personnalisé. Article réservé à nos abonnés Lire aussi « L’intelligence artificielle est bien aujourd’hui une escroquerie ! »

Même programmée par des humains, la réponse de la machine reste artificielle et par essence arbitraire. Soit le degré zéro d’un rapport prenant en considération l’individu dans toute sa complexité et ses particularismes, et un terreau favorable à l’expression de ce que le sociologue allemand Hartmut Rosa désigne dans Résonance (La Découverte, 2019) comme des « protestations d’inspiration républicaine contre une politique qui ne se conçoit plus que comme la gestionnaire administrative et juridique d’un monde muet ». Et que nous appelons dorénavant, chez nous, des « gilets jaunes » ! Un monde muet qui, pour Rosa, est la conséquence de l’incapacité des politiques et de la sphère administrative d’entretenir un rapport responsif avec les individus. Il ajoute « la démocratie moderne repose (…) sur l’idée que sa forme politique donne une voix à chaque individu et la rend audible ».

Un processus d’aliénation

Dans ce contexte, la suppression dans les services d’un guichet humain au profit d’un guichet numérique n’est pas sans conséquence, non seulement sur la qualité du service rendu mais encore sur la relation entretenue avec l’utilisateur et, in fine, sa satisfaction. Et quand ce service est public, c’est-à-dire rendu par la collectivité, le risque est bien plus grand car l’insatisfaction sera assimilée à une incapacité de l’Etat à non seulement prendre en compte les intérêts particuliers des citoyens, mais encore ne plus leur répondre.

Autre risque dans une société où l’humain cède son jugement à l’algorithme et son travail au robot, celui d’une société de l’automatisation généralisée décrite par le philosophe Bernard Stiegler dans La Société automatique (Fayard, 2015). Dans cette société, qui est déjà en partie la nôtre, la confiance pourrait en effet ne plus avoir sa place, non pas parce que l’humain n’en est plus capable mais parce qu’il n’en aura plus besoin du fait de la généralisation des technologies de surveillance, de biométrie ou de blockchain. Des processus de contrôle, de transparence et de certification qui seront devenus tellement efficaces et fiables qu’ils pourront exonérer l’homme d’une relation de confiance. Intelligence artificielle, une vraie fausse révolution

Nouveaux marchés et gains de temps ou dérive consumériste et contrôle social renforcé… L’intelligence artificielle suscite autant de convoitises économiques que d’angoisses dystopiques. Nos contenus :

Une pareille éventualité remettrait bien entendu en cause le contrat social qui nous unit les uns aux autres et chacun de nous à la collectivité dans une relation de confiance. En s’affranchissant de la confiance réciproque nous ferions le choix, ou nous nous laisserions entraîner, dans un processus d’aliénation à un système faisant de chaque individu un « objet utile ».

Chacun de nous, y compris nos politiques, a vu dans le numérique une formidable occasion de rendre le monde meilleur, plus juste et plus solidaire, jusqu’à créer une forme de fascination propice au consentement à laisser se développer sans entrave des géants du numérique qui ne cachent plus leurs desseins hégémoniques. Ainsi, et en très peu de temps, de terre promise le numérique est devenu l’objet des tous les doutes puis, et depuis peu, de nombreuses peurs rationnelles comme irrationnelles.

Morosité ambiante et défiance généralisée

Cette crainte soudaine du numérique qui entraîne parfois son rejet, véritable descente aux enfers qui vient renforcer la morosité ambiante et la défiance généralisée, non seulement n’est pas méritée mais encore pourrait se révéler dangereuse si elle venait à perdurer et à s’amplifier, car nous priverait de solutions précieuses propres à nous aider à relever les défis de notre temps. Article réservé à nos abonnés Lire aussi Enquête au cœur de l’intelligence artificielle, ses promesses et ses périls

A considérer le numérique comme une idole et la numérisation de la société comme une fin en soi on avait fini par oublier leur rôle et leur place. Si le numérique s’impose comme un formidable moyen de décupler les possibles dans tous les domaines et à tous les étages de la société, un moyen d’accéder à une société plus durable, plus juste et plus fraternelle, il reste un outil. Juste un outil. Un outil à la main de l’homme et, pour reprendre le propos de [l’expert du numérique] Francis Jutand, « il y a beaucoup plus à craindre de certains humains qui créent l’intelligence artificielle que l’intelligence artificielle elle-même ».

Le numérique n’est pas une nouvelle fiction en laquelle nous devrions avoir confiance pour faire société. Et la question n’est pas celle de la confiance dans le numérique, mais celle des intentions et de la capacité de l’homme à en garder la maîtrise et d’en faire bon usage.

Jacques Marceau(Président de l’agence de relations publiques Aromates)

Source:© Intelligence artificielle : le numérique ne doit pas devenir « l’objet de tous les doutes »

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