TRIBUNE – La démographe Michèle Tribalat juge que les statistiques sur l’immigration n’ont pas toujours la clarté et la précision nécessaires.
Les déclarations récentes du président de la République sur la nécessité pour l’exécutif de «regarder en face» la question de l’immigration est peut-être le signe salutaire d’une repolitisation de l’immigration. En effet, on ne peut à la fois déclarer vouloir lutter contre les dérives populistes et présenter le phénomène migratoire comme inéluctable et juger qu’on ne pourrait agir sur lui (pas plus qu’on ne le peut sur le vieillissement, a ainsi déclaré le démographe François Héran). On ne peut fustiger les craintes du «grand remplacement» tout en présentant l’immigration comme une fatalité. Une fatalité qui, de toute façon, serait bénéfique, ce que les classes populaires, qui voisinent avec les immigrés ou leurs descendants, ont du mal à croire, comme l’a dit le président lui-même.
Les partis dits populistes, eux, se placent encore sur le terrain politique pour répondre aux attentes politiques des citoyens quand les partis traditionnels privilégient le registre moral, enserrés qu’ils sont dans un carcan normatif, et ont abandonné ainsi aux précédents le champ politique. Ces partis qu’on appelle populistes, en France principalement le RN, déclarés malodorants, sont expulsés du cercle des gens avec lesquels il est possible d’avoir une conversation sur l’immigration. Ils n’ont donc rien à craindre, mais, au contraire, tout à gagner à rompre avec l’orthodoxie linguistique.
«La demande d’asile est devenue le débouché administratif de l’immigration illégale, sans grand risque de renvoi»
Si le président de la République est de bonne foi et ne cherche pas seulement à faire un coup en vue des différents rendez-vous électoraux qui vont s’enchaîner d’ici à la présidentielle, sa tâche ne sera pas facile. Présenter le sujet en privilégiant la réponse européenne, comme il lui est arrivé de le faire, équivaut à afficher son renoncement, les dirigeants européens n’ayant pas les mêmes intérêts et n’étant pas prêts à se mettre d’accord pour élaborer une politique migratoire vraiment commune. Il va être difficile de tenir ce paradoxe pendant encore deux ans et demi.
Par ailleurs, l’extension du domaine d’intervention du juge en amont et en aval de l’élaboration législative – qu’il s’agisse des juridictions nationales ou européennes – laisse peu d’espace à l’action politique. Or, comme l’écrit David Goodhart, «les critères actuels de l’asile ne sont plus adaptés aux temps d’extrême mobilité si l’on veut rester dans ce qui est acceptable pour les opinions publiques». Il pose la question: «Ne peut-on réserver l’asile aux persécutés et aux opposants politiques sans viser toute personne vivant dans un pays autoritaire ou en guerre?» qu’il serait peut-être possible d’aider à distance. La demande d’asile est devenue le débouché administratif de l’immigration illégale, sans grand risque de renvoi. Une telle situation décrédibilise d’emblée toute idée de politique migratoire auprès de l’opinion publique.
«Les tableaux sur l’immigration que la statistique publique française transfère à Eurostat ne sont pas toujours cohérents, ce qui donne l’impression, parfois, que personne ne les a jamais vraiment regardés dans le détail»
Enfin, la collecte statistique, si elle a progressé depuis le début des années 1990, n’est pas encore suffisamment accessible, compréhensible et cohérente. L’Insee est chargé de la coordination des activités de la statistique publique et, d’après le code des bonnes pratiques de la statistique européenne en ligne sur son site, il est le garant, entre autres, de la fiabilité, de la cohérence, du caractère comparable, de l’accessibilité et de la clarté des statistiques publiques. Or les tableaux sur l’immigration que la statistique publique française transfère à Eurostat ne sont pas toujours cohérents, ce qui donne l’impression, parfois, que personne ne les a jamais vraiment regardés dans le détail. C’est le cas par exemple des données sur les premiers titres de séjour (toutes durées confondues) délivrés en 2015 par motif et groupe d’âges transmises à Eurostat.
La source statistique «Application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France» (AGDREF) du ministère de l’Intérieur, d’où sont tirés ces tableaux, donne lieu à des exploitations différentes, parfois difficiles à réconcilier. On devrait toujours pouvoir passer de l’une à l’autre en sachant ce qui les différencie pour en faire un usage adéquat. Le règlement européen 862/2007 a défini l’immigration comme «l’établissement, par une personne, de sa résidence habituelle, pour une période atteignant ou supposée atteindre douze mois au moins, sur le territoire d’un État membre après avoir eu précédemment sa résidence habituelle dans un autre État membre ou dans un pays tiers». Si Eurostat est destinataire de statistiques sur les premiers titres de séjour correspondant à cette durée de séjour pour les étrangers soumis à l’obligation de détenir un titre de séjour, on aimerait que ces statistiques fassent aussi partie des informations diffusées par le département des statistiques, des études et de la documentation (DSED) du ministère de l’Intérieur.
Par ailleurs, le DSED – et donc Eurostat – compte les premiers titres de séjours d’au moins un an d’après la durée formelle du titre quand l’Ined compte un an en calculant le nombre de jours entre la date de début de validité et la date de fin de validité portées sur le titre, tout en y retranchant un jour (soit au moins 364 jours). Or les étrangers n’obtiennent pas instantanément un titre de séjour. Sans forcer la conscience professionnelle de personne, on aimerait que les divers instituts exploitant les fichiers AGDREF se concertent pour essayer de trouver un terrain commun, si c’est possible. L’Insee qui a une mission de coordination de la statistique publique pourrait susciter une telle concertation, ce qui permettrait de réduire la diversité des séries statistiques disponibles, dont l’utilisateur ne comprend pas toujours l’existence.
«Accessibilité, clarté et transparence des données sont nécessaires pour désenclaver le débat politique de la bataille de chiffres à laquelle il se résume trop souvent»
En outre, la transparence n’est pas toujours au rendez-vous. Par exemple, l’Insee estime aussi l’immigration étrangère à partir des enquêtes annuelles de recensement, ce qui donne un résultat différent et très inférieur à celui tiré de l’exploitation des délivrances de premiers titres de séjour d’au moins un an. Mais, contrairement à ce que font d’autres pays, l’Insee ne transmet à Eurostat que les informations sur les étrangers non astreints à l’obligation de détenir un titre de séjour. Ce qui interdit toute comparaison, pays par pays, des écarts entre les deux sources et l’analyse des raisons de ces écarts.
Enfin, la disponibilité à l’égard du public n’est pas non plus ce qu’elle pourrait être. J’ai envoyé le 4 septembre un courriel au chef du DSED pour lui demander des précisions. J’attends toujours la réponse quand Statistics Sweden a répondu à mes demandes d’explications dans la journée.
Pour espérer regarder en face la question de l’immigration, il faudrait déjà que les politiques, dont la mission est de prendre en charge l’intérêt général, ne passent pas l’essentiel de leur temps à se jeter des chiffres à la figure, chiffres dont ils ne comprennent souvent ni l’élaboration ni les limites. Accessibilité (au sens fort, incluant la disponibilité et la compréhension), clarté et transparence des données sont nécessaires pour désenclaver le débat politique de la bataille de chiffres à laquelle il se résume trop souvent, accentuant ainsi la méfiance et le désarroi de l’opinion publique.
* Michèle Tribalat est l’auteur de «Les Yeux grands fermés: l’immigration en France» (Denoël, 2010)
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Michèle Tribalat
Source:© Immigration : «Il faut établir les chiffres avec rigueur et honnêteté»