GRAND ENTRETIEN – L’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy dresse un parallèle entre la crise de 2008 et la crise sanitaire que nous affrontons.
Il a joué un rôle important, en tant que conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, dans le sauvetage des économies européennes lors de la crise de 2008. Henri Guaino dresse le parallèle entre cette dernière et la crise sanitaire que nous affrontons. S’il prévient que «l’effondrement de l’économie ajouterait la catastrophe à la catastrophe», le défi à relever est, selon lui, avant tout politique et humain. Presque métaphysique. Car les catastrophes révèlent le meilleur, mais aussi le pire de la nature humaine. Comme si La Peste de Camus avait «quitté l’imaginaire romanesque pour s’installer dans notre vie quotidienne», souligne Henri Guaino.
LE FIGARO. – Que révèle pour vous la crise du coronavirus de nos sociétés?
Henri GUAINO. – Leur terrifiante fragilité. Après les «gilets jaunes», les migrants, les subprimes, le terrorisme, cette crise sanitaire nous montre avec quelle rapidité nos sociétés peuvent se dérégler à un point que nous n’imaginions pas possible. Cette épidémie sonne comme un rappel à l’ordre à une société qui avait fini par se convaincre qu’elle échapperait à jamais aux malheurs qu’avaient dû affronter les générations d’avant et qui avait par conséquent renoncé à en tirer des leçons pour elle-même et à s’y préparer. On raille les pacifistes qui, après la Grande Guerre, avaient mis la guerre hors la loi. Mais, au fond, qu’avons-nous fait d’autre?
Vous avez joué un rôle aux côtés de Nicolas Sarkozy dans la crise de 2008. Cette crise est-elle comparable?
Il y a bien sûr une différence. La crise de 2008 était imputable à l’écroulement de l’échafaudage invraisemblable de la finance globale. Donc, en quelque sorte, à la folie humaine alimentée par un appât du gain totalement déraisonnable. La crise de 2020 est imputable à la nature, non à son dérèglement par l’homme, ou, si je puis m’exprimer ainsi, à la nature de la nature. Ce que ces deux crises ont en commun est plus important: leur potentiel de destruction susceptible de provoquer l’effondrement de la civilisation. Parce que le virus attaque le corps, met face à la question la plus angoissante de la condition humaine, celle de la mort physique, dans ce qu’elle a de plus fatal et de plus imprévisible, la peur que suscite la crise actuelle est plus immédiate et plus viscérale.
La gestion de la crise actuelle ne relève pas uniquement de la médecine, pas plus que celle de 2008 ne relevait exclusivement de la science économique
Henri Guaino
Mais en 2008, comme en 2020, la peur et la panique, la violence qu’elles peuvent engendrer, sont un risque épidémique tout aussi dangereux que celui de la maladie, d’autant plus dangereux qu’il est autoréalisateur et risque de créer le chaos qui rendrait la crise totalement incontrôlable. Dans ce genre de crise où l’on côtoie des abîmes, la dimension psychologique et comportementale est cruciale. La gestion de la crise actuelle ne relève pas uniquement de la médecine, pas plus que celle de 2008 ne relevait exclusivement de la science économique: il faut aussi gérer ce que Keynes appelait «les esprits animaux». Ce qui nous renvoie au rapport devenu extrêmement ambigu entre expert et politique.
On a trop écouté les médecins, ou pas assez?
Je n’en sais rien, je ne sais pas ce qui s’est passé avec le comité des experts. Même si Mme Buzyn a ouvert un abîme de doutes, le temps du procès n’est pas venu. Le seul combat pour l’heure est contre la maladie. Ce que je sais, en revanche, c’est que c’est rendre le plus mauvais service à la fois à la science et à la politique que de répéter en boucle: «Nous faisons ce que les médecins nous disent de faire.» Parce que le propre de la science est d’être réfutable. Parce que la science n’est pas la vérité, mais une méthode pour chercher la vérité. Parce qu’il n’y a jamais l’unanimité scientifique, a fortiori autour d’un phénomène jusqu’alors inconnu.
Le politique n’a pas le droit de se défausser sur le médecin de sa responsabilité morale
Henri Guaino
Comme dans tout processus de découverte scientifique, les médecins ont avancé en tâtonnant. Et en gérant la pénurie. Avec la même science, et avec succès, la Corée du Sud a choisi le dépistage massif plutôt que le confinement total. La médecine éclaire comme elle le peut avec les moyens qui sont les siens. Mais elle ne décide pas, ne serait-ce que parce que la médecine n’est qu’une partie du problème. Le médecin lui-même, quand il suppute les chances de succès et les risques d’une intervention chirurgicale ou d’un traitement, ne décide pas uniquement en science, mais en conscience. A fortiori quand il s’agit, comme aujourd’hui, de décider du sort de la société tout entière. Et le politique n’a pas le droit de se défausser sur le médecin de sa responsabilité morale. Après la crise, quelle qu’en soit l’issue, il faudra analyser comment les décisions ont été prises dans les pays confrontés à l’épidémie et en tirer toutes les leçons.
Avait-on suffisamment tiré les leçons de la crise de 2008?
Je finis par penser que l’on n’apprend jamais rien de ces grandes crises qui, pourtant, obéissent toujours au même schéma et confrontent aux mêmes dilemmes. Le moment décisif est toujours celui où la crise se noue. À ce moment-là, on est toujours confronté au même obstacle, à cette certitude très répandue qu’une telle catastrophe ne peut plus se produire. Et puis, même si elle peut se produire, il ne faut pas le dire sous peine de créer la panique. Dilemme non pas scientifique, mais moral. C’est à ce moment-là que tout se joue et qu’il faut tout dire sur les risques encourus et sur ce que l’on va faire pour les conjurer. C’est ce que Nicolas Sarkozy a fait. La suite l’a montré: c’était mieux que d’attendre d’avoir la certitude absolue de la catastrophe, parce que, lorsque la catastrophe est là, on ne peut plus conjurer grand-chose. Je crois que rétrospectivement on constatera que, dans tous les pays occidentaux, en 2020, on aura trop attendu d’être certains de la gravité de la pandémie pour agir. Mais c’est une donnée psychologique constante dans la gestion des grandes crises qui s’est aggravée avec l’idée que nous vivons dans un monde tellement nouveau que l’histoire ne nous sert plus à rien, même l’histoire récente.
Il me semble que, dans la gestion de la crise actuelle, on n’a pas assez attaché d’emblée suffisamment d’importance à l’histoire des grandes épidémies du passé
Henri Guaino
Or, c’est souvent l’histoire qui nous apprend le plus sur la nature des risques que nous encourons. Si, en 2008, la banque centrale américaine n’avait pas eu à sa tête Ben Bernanke, l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire de la grande crise des années 1930, la réaction après la faillite de Lehman Brothers, n’aurait pas été aussi rapide et tout se serait écroulé. Il me semble que, dans la gestion de la crise actuelle, on n’a pas assez attaché d’emblée suffisamment d’importance à l’histoire des grandes épidémies du passé ni à l’empreinte qu’elles ont laissée dans l’inconscient collectif de nos sociétés.
Que vous inspirent les scènes de foule, voire les pillages, dans certains supermarchés?
Qu’il faut être ignorant de l’histoire et de ce qu’elle nous enseigne sur la nature humaine pour s’en étonner. Et qu’il serait fou de ne pas l’avoir intégré dans les scénarios de la crise.
Risque-t-on de voir ressurgir certains instincts grégaires?
Le surgissement des «esprits animaux» n’est pas un risque, c’est une donnée.
Qu’est-ce que cela nous dit de la société de consommation?
Rien sur la société de consommation, tout sur la nature humaine.
Que vous inspire la réaction de l’Europe? Est-elle à la hauteur?
Une fois de plus, «l’Europe qui protège» que l’on nous promet depuis des décennies n’a pas été au rendez-vous de l’histoire. La présidente de la Commission européenne vient de reconnaître que les réactions européennes ont été trop tardives. Trop tard, trop peu. La suite de l’histoire dira à quel point. Mais il est incompréhensible que, dès les premières données chinoises connues, l’Union européenne n’ait pas suspendu toutes ses liaisons aériennes et maritimes avec la Chine ainsi que la libre circulation, ni instauré l’obligation de confiner immédiatement tout foyer d’infection apparaissant sur le territoire d’un État membre. Mais l’expérience de 2008 a montré que ce genre de chose ne peut se produire qu’à la condition qu’un leadership se dégage pour entraîner les autres chefs d’État et de gouvernement. Et personne n’a été en mesure ou n’a voulu jouer ce rôle.
Nous savons au fond de nous que cela ne peut pas durer bien longtemps. La santé, c’est plus important que l’économie… jusqu’à un certain point
Henri Guaino
Dans ce cas, c’est toujours chacun pour soi. Ce qui montre que le fameux esprit européen est un conte de fées, puisque, lorsque le destin de tous les peuples européens est en jeu, il ne se manifeste pas. Alors que les frontières se ferment les unes après les autres, on en est encore à se demander à Bruxelles si l’on ne devrait pas suspendre le pacte de stabilité et assouplir le droit de la concurrence. On mesure à quel point une Europe engoncée dans ses dogmes est suicidaire.
Que doit-elle faire?
Les rôles décisifs reviennent désormais aux États et à la BCE, puisque nous n’avons plus de monnaies nationales. Alors que les économies sont progressivement mises à l’arrêt, et que reporter les échéances des dettes ne suffira pas, il lui revient de remplacer, sur une grande échelle, des dettes privées et publiques remboursables et qui portent un intérêt par des dettes sans intérêt et non remboursables, c’est-à-dire de la monnaie. En annonçant un plan de rachat de dettes de 750 milliards, elle a montré une prise de conscience du péril. Mais il lui faudra peut-être aller plus loin que son mandat et utiliser des moyens jamais utilisés, même durant la crise de 2008, pour créer massivement, par anticipation, du pouvoir d’achat dans des proportions jamais atteintes si le confinement s’éternise durant des mois.
Car, dans ce cas, les budgets nationaux ne pourront pas compenser l’énorme manque à gagner d’une multitude de producteurs qui ne pourront plus distribuer de revenus et le circuit économique pourrait s’effondrer. C’est la différence avec l’économie de guerre: l’économie de guerre mobilise toutes les ressources qui peuvent produire, l’économie de confinement retire de plus en plus de ressources à la production. En vérité, avec cette situation inédite, nous entrons en terre inconnue et nous n’y sommes pas préparés. Nous savons au fond de nous que cela ne peut pas durer bien longtemps. La santé, c’est plus important que l’économie… jusqu’à un certain point. Celui où l’effondrement de l’économie ajouterait la catastrophe à la catastrophe.
Cette crise, une fois surmontée, peut-elle conduire à une refondation?
Voyons d’abord dans quel état moral, psychologique, civique seront nos sociétés quand ce sera terminé. Si tout se passe bien, si cela ne dure pas trop longtemps, les États démocratiques auront des opportunités pour une refondation comme celle de l’après-guerre. Le risque est toujours le même: que, comme après la crise financière, la tempête passée, le cours des idées reprenne comme avant, parce que, pour refonder, il faut repenser, et que c’est le plus dur. Tous ceux qui aujourd’hui rejettent les idées qu’ils ont défendues bec et ongles pendant des années, sur lesquelles ils ont construit leur carrière, seront-ils vraiment capables de reconstruire leur propre pensée? L’histoire le dira. C’est en tout cas le défi que la démocratie devra relever sous peine de disparaître.
Plus le confinement s’éternisera, plus les contraintes imposées se durciront, plus les victimes se multiplieront et plus les antagonismes et les rancœurs grandiront
Henri Guaino
Mais attention, plus le confinement s’éternisera, plus les contraintes imposées se durciront, plus les victimes se multiplieront et plus les antagonismes et les rancœurs grandiront. Chacun regardera l’autre, de plus en plus, comme une menace pour sa vie et pour sa liberté. Chacun cherchera, comme toujours dans ce cas, les boucs émissaires de tous ses malheurs, et, parmi ces boucs émissaires, il y aura aussi l’État, les élites, les experts… Il y aura alors plus de place pour la révolution que pour la refondation. Et cette révolution n’aura pas forcément une figure aimable.
Tirez-vous une leçon morale de cette tragédie?
Il y a dans cette crise sanitaire une dimension quasi allégorique que, pour l’instant, me semble-t-il, personne ne relève, quelque chose comme La Peste de Camus qui aurait quitté l’imaginaire romanesque pour s’installer dans notre vie quotidienne. Où l’on redécouvre que la nature n’est pas gentille mais impitoyable et que dans son sein mystérieux, elle tisse inlassablement la trame des destinées de tous les êtres vivants à partir de la seule loi qu’elle connaît, celle de la sélection naturelle, par laquelle le virus, pour survivre, tue les plus faibles. Où l’on redécouvre aussi que la nature de l’homme n’est pas moins impitoyable que le reste de la nature dont il est partie prenante.
Puissent la tragédie à laquelle nous sommes confrontés faire entrevoir à tous les sages et les raisonnables l’horreur d’un monde qui ne serait plus gouverné que par des lois naturelles
Henri Guaino
Qu’importe si je contamine les autres si, moi, je ne risque rien. Et bien des gens qu’on rencontre aujourd’hui semblent se faire assez facilement à l’idée de trier les malades et de ne pas soigner les plus vieux. «Après tout, ce virus, ne tue que les vieux et les malades.» Sous-entendu: ce n’est pas si grave. Leitmotiv répété sur tous les plateaux de télévision durant des semaines. Le naturalisme béat, antihumaniste, qui magnifie le naturel et le sauvage n’est pas toujours conscient qu’il a un point commun avec un libéralisme doctrinaire épris de darwinisme social, ne jurant que par la performance et les lois naturelles du marché, et qu’ils se tiennent par la main pour nous entraîner dans le monde du «malheur aux plus faibles!». Puissent la tragédie à laquelle nous sommes confrontés faire entrevoir à tous les sages et les raisonnables l’horreur d’un monde qui ne serait plus gouverné que par des lois naturelles et où il ne resterait plus que les forts.
Source:© Henri Guaino: «Comme en 2008, la peur et la panique sont aussi un risque épidémique»