
FIGAROVOX/ANALYSE – En 1991, le grand historien François Furet, connu pour ses travaux sur la Révolution, a été, aux États-Unis, le témoin d’un scandale qui offre de singulières analogies avec l’affaire du juge Kavanaugh, raconte Guillaume Perrault.

Guillaume Perrault est rédacteur en chef du service Débats du Figaro & FigaroVox. Maître de conférences à Sciences Po, il enseigne l’histoire politique française et les institutions politiques. Son dernier ouvrage, «Conservateurs, soyez fiers!», est paru chez Plon en 2017.
On ignore souvent que le grand historien François Furet (1927-1997), connu pour ses travaux sur la Révolution française, vécut et travailla une partie de l’année aux États-Unis à compter de 1985. Il était en effet professeur à l’université de Chicago au sein du prestigieux institut Committee on Social Thought, sanctuaire de l’attachement à la culture classique et refuge pour nombre d’esprits libres, tels ses amis Allan Bloom et Saul Bellow, ou encore Mircea Eliade et Leszek Kolakowski. Les mânes du penseur Léo Strauss hantaient encore les lieux, ainsi que le souvenir d’illustres devanciers (Hannah Arendt, Friedrich Hayek).
C’est ainsi à Chicago que se trouve Furet lorsque, en octobre 1991, éclate un scandale qui offre de singulières analogies avec l’affaire du juge Kavanaugh et dont l’historien français allait être le témoin passionné et le chroniqueur subtil. À l’époque, le président des États-Unis, George Bush père, présente au Sénat son candidat pour occuper le siège à pourvoir à la Cour suprême: le juge Clarence Thomas. Noir, républicain, issu d’un milieu très modeste, fort jeune (43 ans) et opposé à la discrimination positive, il paraît, du point de vue des républicains, le candidat idéal pour succéder à Thurgood Marshall, premier juge noir à siéger à la Cour, nommé par le démocrate Lyndon Johnson en 1967 et qui venait de démissionner à 82 ans pour raisons de santé.
Les féministes font pression sur les sénateurs démocrates, qui criblent le juge Clarence Thomas de questions sur les sujets de société lors de ses auditions.
Les féministes, pour leur part, sont déterminées à contrer Thomas. Elles le soupçonnent d’être opposé à l’arrêt Roe v. Wade rendu par la Cour suprême en 1973, qui avait légalisé l’avortement. Sa nomination risque de faire basculer la majorité des neuf juges sur ce dossier ultrasensible. Aussi les féministes font-elles pression sur les sénateurs démocrates, qui criblent le candidat de questions sur les sujets de société lors de ses auditions devant la commission judiciaire de la Chambre haute. Mais Clarence Thomas réussit à en dire le moins possible et les balles ricochent en quelque sorte sur lui. Les sénateurs démocrates d’États qui comptent un électorat noir important n’osent pas se proposer de récuser Thomas, si conservateur qu’il fût. L’intéressé paraît donc sur le point d’obtenir le précieux nihil obstat des pères conscrits.
Alors, Anita Hill survient. Dans la presse, cette jeune femme, noire, républicaine, universitaire et collaboratrice de longue date du juge Thomas, l’accuse de l’avoir harcelée sexuellement dix ans plus tôt. Le candidat crie à la diffamation. Féministes et libéraux soutiennent aussitôt Anita Hill, tandis que conservateurs et républicains prennent la défense de Thomas avec le même empressement.
Trois jours d’audition supplémentaires sont décidés par le Sénat, qui entend tour à tour les deux parties puis leurs témoins respectifs. L’intégralité des débats est retransmise par les plus grandes chaînes de télévision des États-Unis, et suivie par des dizaines de millions d’Américains. Des sondages renseignent sur le sentiment du pays après chaque audition qui tourne au procès.
Lui aussi devant son écran, François Furet est fasciné par un tel spectacle. «Il faudrait un talent de romancier pour en faire revivre l’intensité, la richesse, la tristesse, le comique et le ridicule aussi», écrira-t-il dans la revue Le Débat (mars-avril 1992). Tous les personnages de la psyché américaine en crise étaient au rendez-vous donné par ces deux monstres sacrés que sont la Cour suprême et le Sénat: la question noire, le féminisme, le sexe, le puritanisme, les institutions, la nature de l’American dream, la liberté privée et la morale publique, l’idéologie politiquement correct et les incertitudes du conservatisme républicain.»
Les Noires américaines se considèrent, sauf exceptions, comme étrangères au féminisme américain, mouvement très bourgeois, « upper-class », souligne François Furet.
L’historien décortique les sondages. Or Anita Hill et ses soutiens perdent la bataille de l’opinion «à plus de deux contre un», observe Furet. Il constate en particulier que les Noirs américains des deux sexes font bloc derrière «leur» juge contre son accusatrice, et les Noires américaines «plus massivement encore». Celles-ci, souligne Furet, se considèrent, sauf exceptions, comme étrangères au féminisme américain, mouvement très bourgeois, «upper-class». Et l’historien de souligner le démenti ainsi infligé au discours féministe sur l’unité des «luttes» des Américaines de toutes conditions et des Noirs.
Influencé par ces sondages, le Sénat finit par approuver la nomination du juge Thomas à la Cour. Il y siège toujours aujourd’hui, tandis qu’Anita Hill est considérée par les féministes comme un précurseur de #MeToo.
Délaissant l’affaire pour réfléchir au politiquement correct, Furet ajouta: «En polarisant l’opinion par l’existence d’une extrême gauche académique qui légitime le radicalisme noir ou féministe, il contribue à ce transfert d’une partie de l’électorat traditionnellement démocrate […] vers les républicains.» La victoire de Trump confirme combien l’historien français voyait juste.
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Source :© Guillaume Perrault : «Avant Kavanaugh, l’affaire Clarence Thomas vue par François Furet»