EXCLUSIF – Dans son nouveau livre d’enquête, notre collaborateur Vincent Nouzille dévoile des conversations inédites ayant jalonné les rapports entre les autorités françaises et israéliennes depuis 70 ans. Extraits.
Une relation radieuse avant d’être orageuse, puis glaciale, réchauffée ensuite pour finir comme un rapport froid et distant. En soixante-dix ans, la météo entre la France et Israël a connu toutes les couleurs du ciel et les températures qui vont avec. De ce duo variant entre complicité étroite et franche hostilité, les chefs d’Etat et de gouvernement qui se sont succédé à Paris et à Jérusalem ont été les acteurs principaux.
Comme il l’avait déjà fait dans un précédent ouvrage consacré à la relation entre Paris et Washington (Dans le secret des présidents, Fayard, 2010), Vincent Nouzille a, pour écrire Histoires secrètes. France-Israël 1948-2018, épluché les archives et interrogé les témoins afin de raconter aussi précisément que possible les échanges, les rencontres et les querelles que les tandems président français-premier ministre israélien ont connus.
Admiration mutuelle et détestation cordiale
Une histoire passionnante qui débute par les liens étroits entre Guy Mollet et David Ben Gourion, sous une IVe République bienveillante et protectrice, telle la grande sœur d’un Etat hébreu nouveau-né. On croise ensuite de Gaulle et sa phrase blessante sur les Juifs, «peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur», point culminant d’une brouille née de la guerre des Six-Jours et prélude à la célèbre politique arabe.
Survient plus tard le regain espéré par Jérusalem avec l’élection de François Mitterrand, espoir déçu quand celui-ci se fera l’avocat des droits des Palestiniens. Même l’avènement de Nicolas Sarkozy, loué par un Israël enthousiaste, s’achèvera une fois encore sur du dépit amoureux.
Vincent Nouzille se fait le chroniqueur scrupuleux de ces hauts et ces bas de la diplomatie bilatérale où l’admiration mutuelle, comme entre Peres et Mitterrand, laisse parfois place à des moments de détestation cordiale, notamment sous Giscard et Chirac. A le lire, on se demande si les deux nations ne se sont pas trop aimées dans les années 1950, celles des débuts d’Israël. Tant de passion ne pouvait déboucher que sur de la déception. Comme le disait le général de Gaulle: «Les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.»
● 22 février 1989: Mitterrand tente de convaincre Shamir
Le premier ministre israélien Yitzhak Shamir, ancien agent du Mossad en France et leader conservateur, échange avec François Mitterrand. Le président français s’apprête à accueillir pour la première fois à Paris le Palestinien Yasser Arafat, chef de l’OLP, considéré comme un «terroriste» par Shamir. Dialogue de sourds.
Reçu à l’Elysée par François Mitterrand le 22 février 1989, Yitzhak Shamir essaie de démontrer que son pays est ouvert à la discussion. Mais il ne cède pas d’un pouce sur le fond. «Etablir un Etat [palestinien] ne résoudra rien. Les Palestiniens de la diaspora (Jordanie, Liban, Koweït) n’y auront pas leur place. Cela engendrera frustration, amertume, qui se développeront en base d’attaque et en violences contre nous. Nous devrons prendre des mesures, installer des dizaines de milliers de kilomètres de barbelés, des systèmes de surveillance électronique. Je me suis rendu dernièrement au Sud-Liban où nous avons une petite tranche de territoire. Cela coûte très cher. Ce n’est pas un remède.»
De son côté, le président français juge, au contraire, que le droit des Palestiniens ne peut être ignoré plus longtemps et que l’OLP a changé: «Nier la capacité de négociation de l’OLP est une erreur. Elle a fait des progrès, ses changements ne sont pas hypocrites.» Selon lui, une rencontre avec Yasser Arafat, qui a déjà été reçu dans plusieurs pays européens, est probable: «Je n’ai rien décidé. Mais je ne vois pas comment, pourquoi, au nom de quoi, je pourrais refuser durablement. Je n’ai pas tranché, aucun rendez-vous n’est pris. Ce ne sera pas demain matin. Le problème est posé. Il faudra le résoudre. Je suivrai uniquement l’opportunité, le réalisme politique.»
● 27 juillet 2005: Chirac et Sharon font semblant de se réconcilier
Le 27 juillet 2005, le président Jacques Chirac reçoit le premier ministre israélien Ariel Sharon pour renouer un dialogue interrompu depuis quatre ans. Yasser Arafat, protégé de Chirac et ennemi juré de Sharon, est décédé fin 2004 et le premier ministre israélien a proposé un retrait unilatéral de la bande de Gaza.
[…] L’entretien qui se déroule à l’Elysée le 27 juillet 2005, suivi d’un «déjeuner de travail», a des allures de réconciliation un peu surjouée. D’un côté, le premier ministre présente publiquement Chirac comme «l’un des plus grands leaders mondiaux» et le remercie pour «l’aide précieuse» apportée par la France au processus de paix. Il souligne ses efforts dans la lutte contre l’antisémitisme et l’invite officiellement à visiter son ranch en Israël. De l’autre, le Français souhaite «la plus cordiale des bienvenues» à son hôte. Il vante les «valeurs communes» et le caractère «historique» de la décision israélienne de se retirer de Gaza.
Durant le repas, Ariel Sharon répète sa ferme volonté de tenir cet engagement d’ici à la mi-août, en dépit des vives critiques dont il fait l’objet dans son pays.
– Pensez-vous que les Palestiniens aient intérêt à saboter votre plan de retrait? questionne Chirac.
– Je n’en sais rien, mais je l’appliquerai quoi qu’il advienne, répond Sharon.
– Je comprends le message. Il faut réussir. Nous vous soutiendrons, promet Chirac.
[…] Pour ne pas envenimer le débat, le président français prend soin de ne pas poser de questions pressantes sur les possibles sujets de désaccord, comme les négociations de paix qui devraient prolonger le retrait de Gaza, le sort des autres colonies juives dans les territoires occupés ou l’édification en cours du mur de sécurité.
«- Le meilleur moment de ma vie politique, c’est lorsque j’étais ministre de l’Agriculture.- Moi aussi !»
Tout aussi soucieux d’éviter les sujets qui fâchent, le premier ministre israélien encourage Chirac à poursuivre les négociations pour que l’Iran abandonne son programme nucléaire. «Nous ne ferons pas de concessions sur le sujet», lui assure le président français, qui se dit prêt à saisir le Conseil de sécurité de l’ONU si Téhéran ne donne pas de «garanties objectives sur l’arrêt définitif de ses activités nucléaires sensibles». Sharon le félicite également pour ses pressions sur la Syrie. […] Devant son invité, Chirac insiste sur le rôle régional néfaste de Bachar el-Assad, pour lequel il n’a pas de mots assez durs: «C’est un mauvais régime, qui ne comprend personne et ne fait rien pour changer son comportement.»
[…] Pour sceller un nouveau pacte et concrétiser les bonnes relations entre leurs pays, les deux leaders conviennent de lancer une Fondation France-Israël dont l’objectif sera d’améliorer l’image d’Israël en France, et réciproquement.
Plus prosaïquement, Chirac et Sharon finissent par aborder un sujet qui les rapproche: les bovins.
– J’ai une ferme dans le Néguev avec quelques vaches, dont des vaches de Salers, dit Sharon.
– Savez-vous que les limousines supportent très bien les climats rudes? Venez les voir au Salon de l’agriculture.
– D’accord, à condition que vous veniez visiter ma ferme du Néguev.
– Je viendrai avec plaisir.
– Le meilleur moment de ma vie politique, c’est lorsque j’étais ministre de l’Agriculture.
– Moi aussi!
● 24 juin 2009: Sarkozy fait la leçon à Nétanyahou
Le 24 juin 2009, le président Nicolas Sarkozy accueille le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, qui réoccupe ce poste depuis quelques mois. Sarkozy estime qu’il peut donner des conseils à son ami «Bibi», qu’il connaît et apprécie de longue date. Mais le premier ministre israélien n’en tiendra pas compte.
[…] Se posant en ami d’Israël, Sarkozy s’estime en droit de donner son avis et capable de faire bouger les lignes. C’est lui qui ouvre la conversation et la mène de bout en bout, sans vraiment laisser à son invité le loisir de s’exprimer longuement:
– Je veux souligner combien j’apprécie notre amitié personnelle. Cela m’autorise la franchise. Je crois vraiment que, pour assurer votre propre sécurité, vous devez faire la paix avec vos voisins.
– J’y suis prêt. Dans le discours que j’ai prononcé le 14 juin à l’université de Bar-Ilan, j’ai dit que j’étais favorable à la création d’un Etat palestinien démilitarisé. Israël garantira aussi tous les droits des minorités, et les Arabes israéliens ne seront pas expulsés.
«Israël n’a pas de temps à perdre. Nous sommes prêts à vous aider»
– Ton discours était bon, mais insuffisant. Israël n’a pas de temps à perdre. Nous sommes prêts à vous aider à aller de l’avant comme nous le pouvons. Les progrès vers la paix dépendent aussi des alliances internationales et il vous faut aussi gagner la guerre de la communication. Plus vous attendez, plus vous perdez du soutien international.
Le président français ne reprend pas le terme «démilitarisé» employé par son interlocuteur pour caractériser l’Etat palestinien ; il préfère dire «calme et pacifié». […]
Interrogé sur sa possible participation à une conférence internationale qui favoriserait le processus, Nétanyahou répond:
– Je suis totalement d’accord avec le fait qu’une telle conférence devrait avoir lieu. Je n’ai pas de problème avec ça. Mais je crois comprendre que les Américains sont hésitants sur le sujet.
– Je vais en parler au président Obama au sommet du G8, au moins tester sa réaction sur cette idée de conférence, même à titre confidentiel. S’il est d’accord sur le principe, la France mobilisera toutes ses ressources pour faire de cette conférence un succès. Nous pousserons également les pays arabes. Nous avons la confiance de tous les acteurs, propose Sarkozy.
«Il n’y a aucune justification pour ces implantations. Elles ne fournissent aucune sécurité et vous n’avez rien à y gagner»
En revanche, le président français conseille fermement à Nétanyahou de «geler totalement» les activités des implantations juives dans les territoires palestiniens, qui représentent un «problème d’occupation».
«Il n’y a aucune justification pour ces implantations. Elles ne fournissent aucune sécurité et vous n’avez rien à y gagner. Ce problème peut être résolu par l’existence des deux Etats, ce qui constitue une raison supplémentaire pour accélérer les négociations de paix. Les pays arabes peuvent y contribuer, et la France va les inciter à le faire. Mais vous devez prendre d’abord des décisions sur les implantations. Il faut aussi que vous leviez le blocage de Gaza et laissiez les Palestiniens reconstruire.»
Nétanyahou semble un peu étonné par ce ton directif, et même froissé par ces remarques, d’autant qu’il a déjà publiquement exclu un tel «gel total». Il répond de manière vague: «Nous gèlerons la terre, mais pas la vie dans les implantations.»
L’entretien a été franc. Néanmoins, il a davantage ressemblé à un monologue de Sarkozy qu’à un véritable échange.
● 11 janvier 2015: Nétanyahou s’impose aux côtés de Hollande
Les 7 et 9 janvier 2015, des attentats frappent la rédaction de Charlie Hebdo et un magasin Hyper Cacher, à Paris. Le premier ministre israélien veut venir manifester le 11 janvier.
[…] Le samedi 10 janvier, les préparatifs de la manifestation du lendemain mobilisent le Quai d’Orsay et la cellule diplomatique de l’Elysée. Tous les dirigeants européens veulent être présents, ainsi que de nombreux autres chefs d’Etat et de gouvernement. Barack Obama ne peut traverser l’Atlantique: il sera représenté par son ambassadrice et enverra son secrétaire d’Etat, John Kerry, à Paris le lundi suivant. A Jérusalem, Benyamin Nétanyahou souhaite a priori faire le déplacement. Son conseiller Yossi Cohen s’entretient à plusieurs reprises avec Jacques Audibert, le conseiller diplomatique de Hollande. Ce dernier lui indique poliment que Nétanyahou ne serait pas le bienvenu. Il met en avant des problèmes de sécurité et de diplomatie. Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, a fait savoir qu’il ne serait pas là. Qu’il vienne plutôt le lundi.
«Nétanyahou ne voulait pas laisser ses alliés et rivaux parader à Paris comme défenseurs des communautés juives, alors qu’il était à trois mois des élections. Il a donc choisi de s’imposer»
Agacé, Nétanyahou demande à son ami [député français] Meyer Habib d’intervenir. Ce dernier adresse un message à Manuel Valls, lequel répond que c’est l’Elysée qui gère l’ensemble de l’événement. La situation est bloquée. Nétanyahou semble se faire une raison, d’autant qu’Obama sera également absent.
Mais «Bibi» est aussi un fin tacticien. Il a appris que son ministre des Affaires étrangères, Avigdor Lieberman, qui représente les ultra-nationalistes, et son ministre de l’Industrie, Naftali Bennett, leader de l’extrême droite religieuse et des colons, ont prévu de se rendre à Paris le lendemain. Qu’à cela ne tienne: en fin d’après-midi, après avoir de nouveau pris conseil auprès de Meyer Habib, qui l’encourage en ce sens, Nétanyahou décide qu’il mènera la délégation israélienne. «Il ne voulait pas laisser ses alliés et rivaux parader à Paris comme défenseurs des communautés juives, alors qu’il était à trois mois des élections. Il a donc choisi de s’imposer», explique un diplomate israélien qui le connaît bien.
L’entourage du président Hollande plaide le casse-tête sécuritaire pour tenter de dissuader Nétanyahou de venir. En vain
Aussitôt prévenu, l’Elysée fronce les sourcils: la présence de Nétanyahou sera forcément controversée. L’entourage du président Hollande plaide à nouveau le casse-tête sécuritaire pour tenter de dissuader le visiteur. En vain. La cellule diplomatique ne peut empêcher la venue du premier ministre d’Israël alors que des juifs font partie des victimes. «En catastrophe, nous avons donc dû rappeler Mahmoud Abbas pour équilibrer les choses», raconte un conseiller de François Hollande. Le président palestinien est réveillé en pleine nuit dans son fief de Ramallah et expressément invité à sauter dans un avion pour Paris.
[…] Lorsqu’il débarque à Paris le dimanche 11 janvier en fin de matinée, Benyamin Nétanyahou est tendu. Ses agents de sécurité, réputés inflexibles, paniquent en découvrant le dispositif prévu: la cinquantaine de leaders présents doivent être conduits près de la place de la République en bus. […] Alors que tous les chefs d’Etat et de gouvernement se préparent à monter dans le véhicule, l’Israélien s’isole dans une pièce de l’Elysée pour s’équiper d’un manteau pare-balles.
Sur les lieux de la manifestation, au milieu d’une foule d’un million et demi de personnes, il est presque porté par ses trois gardes du corps, postés derrière lui. Coincé entre le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker et le Malien Ibrahim Boubacar Keïta, il avance en saluant la foule d’une main. Ses traits demeurent crispés, trahissant sa nervosité. Depuis un balcon, une femme l’interpelle: «Bibi!» Il se détend pendant quelques instants.
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Jean-Marc Gonin 18 abonnés Suivre Journaliste
Source : ©France-Israël, histoires secrètes au sommet du pouvoir