FIGAROVOX/ANALYSE – Toutes ces histoires très disparates ont pour point commun une nouvelle pratique sociale, le «name and shame». Couramment utilisée dans les pays anglo-saxons, où la dénonciation et la transparence sont perçues comme des devoirs moraux, elle se généralise, au pays de Voltaire, sur les réseaux sociaux.
À qui le tour? En une décade nous avons vu un comique, Tex, mis à pied pour une blague pour le moins douteuse, un philosophe, Alain Finkielkraut victime de la «bastonnade médiatique» (Michel Onfray) pour avoir souligné que l’hommage à Johnny était monocolore, un président de cour d’assises qui, au quatrième jour d’audience, inquiet de voir ses questions à l’une des plaignantes violemment mises en cause sur Twitter se trouve contraint de remettre sine die un procès (celui de Georges Tron), une Miss France accusée de racisme pour avoir fait l’éloge de la «crinière de lionne» de celle qui l’a précédée, un joueur de football, Antoine Griezmann, obligé de présenter des excuses publiques pour s’être grimé en joueur de basket de la légendaire équipe de Harlem… Ouf!
À chaque fois la procédure est la même: indignation numérique, attaque mimétique sur les réseaux sociaux, appel aux autorités officielles (pour Tex, la ministre de l’Égalité entre les femmes et les hommes, pour Finkielkraut, France Culture et l’Académie française), rappel jusqu’à la nausée de la faute supposée, acharnement sur le bouc émissaire. Toutes ces histoires très disparates ont pour point commun une nouvelle pratique sociale, le «name and shame». Couramment utilisée dans les pays anglo-saxons, où la dénonciation et la transparence sont perçues comme des devoirs moraux, elle se généralise, au pays de Voltaire, sur les réseaux sociaux et Twitter en particulier, comme si la mondialisation des usages mettait fin à une forme d’exception française (ou latine). «Name and shame», nommer publiquement le coupable et le couvrir de honte, en bon Français cela porte un nom: le pilori.
Ouvrons le Littré: «Pilori: poteau où l’on attachait le criminel avec un carcan au cou, pour l’exposer à la vue du peuple.» Si l’exposition est virtuelle et le poteau un simple hashtag, le principe est le même. Faire connaître à tous la faute commise. À une différence près: ceux qui avaient été cloués au pilori avaient le plus souvent bénéficié d’un procès respectant, au moins, les apparences de la justice.
Ici, plus de droit de la défense, de témoin, de plaidoiries. En moins de temps qu’il n’en faut pour un retweet, le suspect est au poteau. Qu’il ne se console pas en imaginant que cette humiliation sera contenue dans un petit cercle numérique: les vertueux prennent le soin d’envoyer messages renseignés et autres captures d’écran à tout ce qui pourrait briser sa vie sociale: employeur, amis, ligues de vertu, CSA… C’est l’anoblissement de la bonne vieille lettre anonyme par le principe de transparence. À cette nuance près que la dénonciation est le plus souvent publiquement signée: l’oiseau bleu de Twitter se change en corbeau et il vole en plein jour.
Délire collectif
S’ils le font, plaideront les procureurs (et parfois de bonne foi), c’est que la morale est en danger. Que le sexisme, le racisme ne sont pas des opinions mais des délits. Comme les voisins vigilants s’organisent afin d’éviter d’être cambriolés au mois d’août, les twittos intransigeants patrouillent jour et nuit surveillent tout ce qui peut l’être, pour alerter les autorités sur la présence d’individus suspects. S’ils ne s’attaquaient qu’à des délinquants, on pourrait déjà s’interroger sur les périls de ce zèle sécuritaire ; mais dans les cas qui nous occupent, ces accusateurs poursuivent des personnes dont la seule faute est d’avoir fait preuve de mauvais goût, d’avoir poussé lors d’un procès contradictoire une plaignante dans ses retranchements, d’avoir manié l’ironie.
S’expliquer honnêtement? Peine perdue. Cela impliquerait une conversation, l’échange d’arguments, un débat. Or, dans ces moments de délire collectif, la ligne de partage entre le bien et le mal ne traverse plus le cœur et la conscience de chacun. Elle sépare ce que Raphaël Enthoven a justement appelé le «Parti unanime» et ceux qui pensent de travers ; les «forces du Bien» et ceux que le doute, la nuance accompagnent. Toute hésitation, distance, second degré, exposition d’arguments contraires seront utilisés contre vous. Un conseil: pas un mot! Encore votre silence lui-même sera-t-il interprété…
Sur le continent numérique, les meutes ne dorment jamais et nul ne sait comment les arrêter. Elles frappent aveuglément même ceux qui en ont largement profité. La militante «intersectionnelle» Rokhaya Diallo, nommée avant d’être démise du Conseil national du numérique, l’a récemment vérifié à ses dépens.
On nous dira que ce pilori n’est que virtuel. Certes. Jusqu’ici (et c’est heureux) la horde se déploie sur écran. Elle n’use d’aucune violence physique, même si les menaces anonymes sont de plus en plus courantes. Mais si le corps est épargné, l’esprit, lui, est atteint. Cet inquiétant «nettoyage éthique», pourrait prendre des proportions effrayantes. Tocqueville l’a imaginé dans De la démocratie en Amérique. Écoutons-le: «Vous êtes libres de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous (…) Vous resterez parmi les hommes mais vous perdrez vos droits à l’humanité. Quand vous vous rapprocherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur ; et ceux-là même qui croient à votre innocence, ceux-là même vous abandonneront, car on les fuirait à leur tour. Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous laisse pire que la mort.»
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Source:© Finkielkraut, Tex, Griezmann : Twitter ou le pilori numérique ?