
Prenant la défense d’une colère populaire selon eux légitime, ces penseurs ont apporté, chacun à leur manière, leur soutien aux «gilets jaunes». En matière d’écologie et de pouvoir d’achat, plusieurs intellectuels pointent la difficulté de penser le temps en politique, entre court et long termes.
«Aujourd’hui, on nous parle de la grogne des ‘gilets jaunes’. Mais qu’est-ce que ce mot? Ce sont les cochons et les sangliers qui grognent. Là, voilà des gens qui expriment en général de manière très digne leur exaspération, leur lassitude et même leur détresse. Abandonnons ce vocabulaire paresseux», clamait jeudi sur Cnews l’académicien Alain Finkielkraut, déclarant, devant l’une des représentantes des «gilets jaunes», Priscillia Ludosky, se «féliciter de l’existence de ce mouvement».
» LIRE AUSSI – Jean-Claude Michéa: rencontre avec le penseur de la France des «gilets jaunes»
Le producteur de l’émission «Répliques» sur France Culture rejoint d’autres philosophes, comme Michel Onfray ou Jean-Claude Michéa, qui ont apporté leur soutien aux «gilets jaunes». D’autres voix plus libérales ont aussi pris leur défense. Sur Europe 1, le philosophe et ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, a appelé, dans les pas de Georges Pompidou, à «arrêter d’emmerder les Français» en matière de taxation. «Je soutiens les ‘gilets jaunes’, parce que nous les avons abandonnés», a quant à lui lâché Laurent Alexandre, médecin et essayiste passionné par le transhumanisme et l’intelligence artificielle, sur LCI.
«Cette jacquerie me plaît»
Ce n’est certes pas le cas de tous, à l’image de Bernard-Henri Lévy qui «persiste et signe» dans Le Point . «Il faudra beaucoup d’efforts encore au mouvement des ‘gilets jaunes’, s’il dure, pour être vraiment démocratique», déclare le philosophe, qui évoque une proximité entre «gilets jaunes» et «gilets bruns», rappelant pour se justifier «la colère des ligues fascistes des années 1930» voire la «Fédération nationale des jaunes de France», organe syndical du début du 20e siècle, dont il dénonce la «doctrine xénophobe». «On a affaire à des élites élitistes complètement coupées du monde, réagit Luc Ferry. On a une révolte de gens qui ne sont pas des méchants. Parler de peste brune est une honte, une bêtise et c’est insulter les gens. Il faut arrêter de dire n’importe quoi sur les années 30».
Une France coupée en deux
Au-delà de cette comparaison polémique, beaucoup d’intellectuels, portant une attention aimable envers les «gilets jaunes», partagent entre eux un certain nombre d’inquiétudes. Parmi ces points de convergence, la reconnaissance d’une crise profonde de la représentation politique et médiatique en France, à la fois en amont et en aval du fossé qui se creuse entre Paris et la province, entre le peuple et les élites, entre la France d’en haut et celle d’en bas, divers couples de contraire particulièrement mis en lumière par la thèse du géographe Christophe Guilluy sur la «France périphérique», celle de ces zones pavillonnaires situées entre ville et campagne.
Ainsi, dans une lettre dédiée à «ses amis», le philosophe Jean-Claude Michéa oppose les «gilets jaunes» au mouvement «Nuit Debout» qui avait secoué le quinquennat de François Hollande. Ce dernier était «une révolte de ces urbains hypermobiles et surdiplômés qui constituent, depuis Mitterrand, le principal vivier de la gauche et de l’extrême gauche libérales», estime le spécialiste de Georges Orwell, qui ajoute: «Ici, au contraire, ce sont bien ceux d’en bas qui se révoltent, avec déjà suffisamment de conscience révolutionnaire pour refuser d’avoir à choisir entre exploiteurs de gauche et exploiteurs de droite».
«La classe dominante a réagi par le déni ou par le mépris»
«Cette jacquerie me plaît, annonce quant à lui Michel Onfray sur son blog. Car elle montre qu’il existe en France, loin de la classe politique qui ne représente plus qu’elle-même, des gens ayant compris qu’il y avait une alternative à cette démocratie représentative qui coupe le monde en deux, non pas la droite et la gauche, les souverainistes et les progressistes, les libéraux et les antilibéraux, non, mais entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux sur lesquels il s’exerce». Moins libertaire, mais tout aussi concerné par le fossé entre deux parties du peuple français, Alain Finkielkraut dénonce quant à lui sur Cnews «la pensée progressiste» qui «se caractérise par le refus de prendre en compte l’insécurité économique et culturelle des classes moyennes et populaires». «La classe dominante a réagi par le déni ou par le mépris: ça n’existe pas et quand ça existe, ça relève du populisme voire de la xénophobie, poursuit l’académicien, qui conclut: «Tout à coup, ces laissés pour compte de la mondialisation heureuse, ces oubliés du progressisme, ceux qui formaient en quelque sorte l’angle mort de la diversité triomphante, se rappellent à notre bon souvenir. Ils mettent des gilets jaunes fluorescents pour que tout le monde les voit. Ils disent: nous existons».
Réconcilier le temps court et le temps long
Mais ce n’est pas tout, les «gilets jaunes» sont l’expression d’une crise spatiale, mais aussi temporelle. Comme l’a d’ailleurs remarqué le président de la République lui-même, un autre fossé risque de se creuser entre ceux qui auraient le loisir de s’intéresser à «la fin des temps» et ceux qui doivent répondre au défi de «la fin du mois». Telle est la difficulté que les intellectuels mettent ensemble en lumière: penser le temps politique pour ne pas opposer le temps court les préoccupations économiques et sociales au temps long du péril écologique. «Tout se passe comme si l’écologie devenait le souci prioritaire des privilégiés. Le souci écologique doit rester universel», estime Alain Finkielkraut sur Cnews, rappelant que «si les ‘gilets jaunes’ ne veulent pas payer eux-mêmes pour les dégâts environnementaux», c’est aussi qu’«ils sont obligés de prendre leur voiture». «L’écologie punitive, ça ne marche pas», rappelle aussi Luc Ferry sur Europe 1 qui déclare «ne jamais avoir vu de sa vie, jamais, un mouvement soutenu par 84% des Français».
«Il faut aussi que nous réfléchissions à trente ans»
Long terme et écologie, mais aussi long terme et économie. Tel est le credo du très libéral Laurent Alexandre.
Le fondateur de Doctissimo en appelle sur LCI à une «responsabilité
collective» car «nos usines ont fermé, nos territoires sont en train de
mourir». «Si on continue à devenir un pays du tiers-monde, il y aura des
millions de gilets jaunes. Si on n’a pas une industrie extrêmement
compétitive, on va être écrabouillé par les pays d’Asie. Si on continue
comme ça, ils fabriqueront des microprocesseurs et nous des t-shirts»,
assène l’essayiste, qui estime que la réponse ne viendra que par un
investissement massif dans la recherche et l’industrie. «Il faut bien
sûr régler dans l’urgence le problème des ‘gilets jaunes’, mais il faut
aussi que nous réfléchissions à trente ans», conclut-il. Dans des
variations multiples, certains intellectuels partagent indubitablement
avec les «gilets jaunes» une même colère et certaines craintes.
La rédaction vous conseille :
- «Maintenant, on ne débat plus qu’avec des gens du même avis!»
- «L’idéologie des droits de l’homme porte en elle une logique illimitée»
- «Orwell reprochait à la gauche petite bourgeoise son mépris implicite des classes populaires»
- Gauche cherche intellectuels désespérément
- Dominique Lecourt: «Le politiquement correct favorise le retour de toutes les violences»
- Onfray, Guilluy, Michéa: «La gauche réac»?
Journaliste au Figaro.fr
Source :© Finkielkraut, Onfray, Michéa : ces intellectuels qui portent le «gilet jaune»