ÉTUDE POLITIQUE – Des ordonnances sur le travail au paquet de cigarettes à 10 euros, les causes sont nombreuses d’un décrochage des catégories populaires par rapport au chef de l’État.
Dans le baromètre Ifop-JDD, la chute de popularité d’Emmanuel Macron a été nettement plus prononcée parmi les employés (-26 points entre mai et septembre) et ouvriers (-24) que dans les autres catégories (-12 chez les cadres et professions intellectuelles supérieures). Cette baisse plus marquée est intervenue sur un terrain déjà préalablement moins favorable. C’est en effet parmi les catégories populaires qu’il avait réalisé ses moins bons scores au premier tour de la présidentielle. Et c’est aussi dans ces milieux sociaux que sa progression entre le premier et le second tour a été la moins forte: + 35 points chez les employés et + 25 points chez les ouvriers, contre + 44 points chez les CSP +. Les deux tiers de la France populaire se disent aujourd’hui mécontents du chef de l’État. Comment expliquer ce fossé croissant?
● Une réforme du Code du travail anxiogène
La réforme du Code du travail apparaît comme le principal ressort de ce mécontentement populaire. Les ouvriers et les employés s’avèrent ainsi les plus hostiles à celle-ci. Au cœur de l’été, et alors que le gouvernement n’avait pas encore précisé ses intentions, seulement 22 % d’entre eux se déclaraient favorables à la réforme du Code du travail, contre 40 % des CSP + (Ifop). Selon un sondage réalisé par l’institut Elabe le 29 août, les catégories populaires étaient également les moins enclines à souhaiter une réforme «en profondeur» du Code du travail (26 %, contre 40 % des CSP +). Les verbatims recueillis dans le cadre du baromètre Ifop/JDD montrent que la peur du licenciement est forte parmi les employés et les ouvriers, qui voient dans le Code du travail un élément de protection.
Sous l’effet de cette inquiétude, les milieux populaires ont témoigné du soutien le plus marqué aux mouvements sociaux contre ces ordonnances, notamment celui du 12 septembre dernier, considéré comme «justifié» par 65 % des employés et 83 % des ouvriers, contre 44 % des cadres et professions intellectuelles supérieures. L’Ifop a dressé une carte de la mobilisation, en identifiant de la manière la plus exhaustive possible tous les lieux où des manifestations ont été organisées et en mettant en regard le nombre de manifestants avec le nombre d’habitants dans la commune. Même si cet indicateur comporte des limites (comptage imprécis, chiffres gonflés, comme à Marseille…), la carte donne à voir une mobilisation proportionnellement plus importante dans les régions de l’Ouest (Bretagne, Normandie, Pays de la Loire), en Nouvelle-Aquitaine et dans l’ancienne région Midi-Pyrénées. Or ces régions correspondent (avec l’Ile-de-France) aux territoires où Emmanuel Macron avait obtenu ses meilleurs résultats à l’élection présidentielle.
On peut émettre l’hypothèse qu’une partie des catégories populaires de ces régions économiquement plutôt dynamiques, qui avaient soutenu Emmanuel Macron autour des thématiques du renouvellement et d’une vision optimiste et positive qu’il incarnait, s’est détournée de lui à cause de cette réforme. À l’inverse, les milieux populaires résidant dans les régions de l’est du pays et notamment dans les territoires frontaliers, qui avaient d’emblée placé moins d’attentes en Emmanuel Macron, comme le relate le journaliste Gérald Andrieu dans son ouvrage, Le Peuple de la frontière. 2 000 km de marche à la rencontre des Français qui n’attendaient pas Macron(Éditions du Cerf), semblent s’être moins mobilisés et avoir persisté dans leur posture de retrait.
● Le sentiment d’une politique injuste
Certaines mesures fiscales annoncées par le gouvernement font également l’objet d’un fort mécontentement des employés et ouvriers, nourrissant le sentiment lancinant que ce sont «toujours les mêmes» qui sont mis à contribution, alors que les «assistés» d’un côté et les plus aisés de l’autre s’en sortent mieux. À cette grille de lecture prégnante de longue date dans les milieux populaires est venue s’ajouter la critique d’une politique qui serait d’abord au service des «nantis». La thématique du «Robin des riches» (qui prend aux pauvres pour donner aux riches) affleure dans de nombreux verbatims recueillis par les enquêteurs de l’Ifop.
La baisse mensuelle de 5 euros des APL a contribué à ancrer cette perception. Si elle a été critiquée par toutes les catégories de la population, 52 % des cadres ne se disant «pas satisfaits», l’opposition a été plus forte encore dans les milieux populaires (60 %). À cela se sont ajoutées l’annonce de la suppression de nombreux contrats aidés et celle de la forte diminution de l’ISF. Le désarroi et la colère suite à ces annonces pointent dans certains des propos des employés et ouvriers interrogés par l’Ifop.
Dans ce contexte, la suppression des cotisations chômage et maladie, qui doit plus que compenser une hausse de 1,7 point de CSG, donc se traduire par un gain de pouvoir d’achat pour les salariés, devrait être mise au crédit de l’exécutif. Or elle n’était approuvée en août que par 27 % des employés et ouvriers. Sans doute parce qu’elle a été vue comme un «tour de passe-passe fiscal» selon lequel, l’État reprendrait toujours d’une main discrète ce qu’il a accordé de l’autre.
● L’impact de la fiscalité du tabac et de l’essence
Moins commentée, la hausse de la fiscalité sur le tabac et les carburants a rencontré un écho réel parmi les employés et les ouvriers. En dépit d’un recul dans toutes les catégories de la population, la consommation de tabac reste socialement très marquée. La proportion de fumeurs réguliers chez les ouvriers est le double de celle observée chez les cadres ; et de 10 points supérieure parmi les employés comparativement aux cadres. L’annonce du passage du prix du paquet de cigarettes à 10 euros est passée comme une lettre à la poste parmi les cadres et professions intellectuelles et supérieures (favorables à 72 %), mais est massivement rejetée par les ouvriers (55 %).
De même, il est permis de penser que la hausse des taxes sur le diesel impactera plus fortement les catégories populaires habitant en zones rurales et périurbaines. D’après les données de l’Ifop, le taux de possession de véhicules diesels y est en effet bien plus élevé. Quand seule la moitié des ménages habitant à moins de 10 kilomètres du cœur d’une des principales aires urbaines françaises possède un véhicule diesel, ce taux grimpe de près de 20 points dès qu’on s’éloigne de 10 kilomètres du centre-ville (68 %) pour atteindre jusqu’à 77 % pour les personnes habitant à plus de 60 km d’une grande agglomération. On rappellera qu’à l’automne 2009, quand il s’était agi de mettre en place la taxe carbone pour des raisons environnementales, les milieux populaires s’étaient montrés opposés à près de 60 % alors que les cadres et les professions intellectuelles y étaient majoritairement favorables.
● Vaccination, sécurité, immigration
S’ajoutent enfin des sources d’inquiétude d’ordre sociétal ou régalien. Les catégories populaires sont ainsi les plus hostiles à la vaccination obligatoire: 38 % sont favorables, contre 47 % parmi les cadres. La France populaire est également la plus hostile à l’ouverture de deux centres d’accueil pour les demandeurs d’asile dans le Nord et le Pas-de-Calais (21 % favorables parmi les ouvriers et les employés, contre 40 % des CSP +). Enfin, la levée de l’état d’urgence n’est approuvée qu’à 21 % dans les catégories populaires contre 36 % des catégories supérieures.
Alors que, comme le rappelle Gérald Andrieu, les milieux populaires sont d’abord en attente de protection, de permanence et de stabilité, la pratique du pouvoir et la philosophie macroniennes, qui visent à accroître la mobilité (professionnelle, géographique et statutaire) et font l’éloge du mouvement, risquent d’être perçus comme des facteurs d’insécurisation par les milieux populaires. Cette philosophie politique allant à l’encontre de leurs perceptions immédiates, associées à ce qui a pu être vu dans ces milieux comme un manque de considération à leur égard, a abouti à un décrochage brutal des milieux populaires, mouvement que l’on n’avait pas observé pour les deux prédécesseurs d’Emmanuel Macron à la même période de leur quinquennat.
* Jérôme Fourquet est directeur du département opinionde l’Ifop.
** Chloé Morin est directrice de l’observatoire de l’opinionde la Fondation Jean-Jaurès.
Source :© Le Figaro Premium – Comment expliquer la chute de Macron dans l’électorat populaire