
REPORTAGE – Depuis plusieurs semaines, la plus grande ville de l’Oregon est le lieu de manifestations violentes. Le président Trump tente d’en faire le symbole du laxisme d’élus démocrates pour se présenter comme le garant de la loi et de l’ordre.
Pendant la journée, le square Lownsdale est occupé par des tentes multicolores dressées entre les arbres. Des barbecues fument devant le socle couvert de graffitis du monument aux morts de la guerre hispano-américaine. Des hommes pieds et torse nus se prélassent sur les bancs. L’ambiance est plutôt paisible, à peine troublée par quelques cailloux parfois lancés dans les vitres des autobus qui passent dans les rues du centre de Portland.
Le soir, tout s’anime. À la nuit tombante, les automobiles se font rares et des milliers de manifestants se rassemblent devant le palais de justice fédéral Mark O Hatfield. Ce gros immeuble moderne et pataud qui surplombe le square de toute sa hauteur est devenu depuis plusieurs semaines le lieu d’une bataille symbolique entre deux Amérique qui ne pensent qu’à en découdre.
Les manifestants qui assiègent l’immeuble étaient d’abord rassemblés pour protester contre les violences policières après la mort de George Floyd à Minneapolis. Ils réclament à présent des réformes en profondeur de la société, le transfert des budgets de la police vers des programmes sociaux, ainsi que des revendications aussi vagues que radicales pour mettre fin à un système selon eux profondément raciste. «Nous sommes ici pour transformer une société créée par le racisme, disent E. et L. deux sœurs d’origine asiatique qui manifestent tous les soirs sur le square. L’Oregon a été à sa création un État réservé aux Blancs, et cet héritage reste présent même s’il est invisible.»
De l’autre, défendant l’édifice entouré d’une barrière métallique, les agents fédéraux déployés en renfort de la police municipale débordée, incarnent la volonté de Donald Trump et de son Administration de «dominer la rue», et de reprendre à des «criminels violents» le contrôle de la ville, critiquant au passage le laxisme complice des élus démocrates.
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Jean-Éric Branaa, spécialiste des États-Unis et maître de conférences à l’université Paris-2, explique ce que sont les «forces fédérales» déployées par l’exécutif dans certaines villes, dont Portland (Oregon).
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La soirée commence au son des tambours. Un faisceau lumineux projette sur la façade du palais de justice le poing levé qui sert d’emblème du mouvement Black Lives Matter. Un orateur harangue la foule: «Dites son nom!» «George Floyd!», reprennent les manifestants.
Puis, aux alentours de 22 heures, les manifestants s’équipent comme des hoplites avant la bataille: casques de chantier, masque à gaz, lunettes de ski, parapluies pour se cacher des caméras et se protéger des gaz lacrymogènes et irritants, boucliers faits de plaques de polyester ou de couvercles de poubelles bariolés de slogans. Une jeune fille ajuste le masque respiratoire de sa copine, un homme en patins à roulettes avec un balai et un seau se tient prêt à neutraliser les grenades lacrymogènes. D’autres casqués et masqués comme des cosmonautes sont équipés de souffleuses à feuilles mortes pour disperser les gaz. Des infirmiers préparent des bouteilles de sérum physiologique. Beaucoup de gens ont inscrit au feutre sur leur avant-bras le numéro d’un avocat en cas d’arrestation.
Certains sont visiblement là pour la bagarre. Des groupes de militants antifas cagoulés et vêtus de noir préparent leur équipement devant le coffre ouvert de leur voiture en jetant des regards mauvais autour d’eux.
La bataille peut commencer. La foule se rassemble au pied de l’immeuble dans la lumière blafarde de puissants projecteurs. Les taches vertes de pointeurs laser utilisés par les manifestants dansent sur la façade. Ils convergent quand l’un d’eux repère l’ombre d’un policier sur la terrasse. Des huées et des insultes s’élèvent. Trois jeunes filles lèvent des doigts d’honneur, le tambour bat de plus en plus vite. Des manifestants secouent les grilles qui défendent le pied de l’immeuble. Des bouteilles d’eau sont jetées par-dessus la clôture.

D’abord silencieux, l’immeuble s’anime vers minuit. Un haut-parleur s’adresse à la foule: «Ce rassemblement est illégal. Manifestants pacifiques, quittez immédiatement la zone!»
Les explosions suivent. Des grenades assourdissantes, lancées depuis les étages de l’immeuble éclatent avec un grand bruit et des grenades lacrymogènes noient les rues et le square dans une épaisse fumée blanche. Certains manifestants refluent en courant, les yeux rougis. Ceux munis de masque à gaz se rassemblent sous leurs parapluies tenus serrés comme des boucliers. D’autres ripostent en tirant des fusées de feux d’artifice qui partent en sifflant vers le haut de l’immeuble.
La bataille se déplace ensuite dans les rues voisines. Des voitures blanches tout-terrain aux vitres teintées font leur apparition dans le dos des manifestants. En sortent au pas de gymnastique des hommes masqués, casqués, en tenue de camouflage et armés de fusils lance-grenades. Sans insignes ni écussons, ils se déploient en travers de la rue. La foule reflue dans la confusion. Des explosions résonnent entre les immeubles. Des silhouettes courent sous les réverbères. Au milieu de la bataille, un camion de glaces fait son apparition dans l’épaisse fumée des gaz, clignotant dans la nuit, diffusant à tue-tête une musique enfantine. Au volant, une jeune femme blonde comme une fée distribue des esquimaux aux manifestants: «Tenez, pour votre gorge!»
Après quelques courses-poursuites dans les rues, le calme revient au cours de la nuit. Le lendemain, tout recommence. Portland, ville démocrate dans un État démocrate, sur la côte Pacifique, ne semblait pas a priori destinée à devenir l’épicentre des tensions politiques et raciales américaines. La population noire ne représente que 6 % des habitants, et la ville est souvent considérée comme l’une des villes les plus progressistes du pays, image caricaturée dans un feuilleton télévisé, Portlandia, qui présente les habitants comme des bobos libertaires.
Portland a aussi été transformée par Trump en champ de bataille politique ; en décrivant la ville comme une zone de guerre, il s’en sert comme de repoussoir.Cameron Whitten, un militant
«Portland a toujours été à la pointe de toutes les contestations, insiste Cameron Whitten, en 2011, le mouvement Occupy Portland avait fait écho à celui d’Occupy Wall Street. Cette fois encore, Portland est la seule ville américaine où les manifestations déclenchées par le meurtre de George Floyd se sont déroulées sans interruption.» Ce militant noir et homosexuel de 29 ans a créé au début du mouvement un fonds d’assistance aux Noirs victimes des violences policières, Black Resilience Fund, qui a déjà levé plus d’un million de dollars en dons individuels. «Nous vivons un moment particulier de changement de paradigme, où le pays entier prend conscience du racisme et de la nécessité d’opérer des changements systémiques en profondeur. Mais Portland a aussi été transformée par Trump en champ de bataille politique ; en décrivant la ville comme une zone de guerre, il s’en sert comme de repoussoir.»
Alors que la pandémie de Covid-19 plonge les États-Unis dans une crise économique inédite et exacerbe les tensions politiques, Donald Trump a fait de Portland le symbole du laxisme d’élus démocrates débordés par des anarchistes, se présentant comme le garant de la loi et de l’ordre.
Le 17 juillet, les dégâts commis par les manifestants contre le palais de justice justifient l’envoi de renforts fédéraux dans Portland. Mais le déploiement des forces de la Sécurité nationale, des agents des douanes et de l’immigration et des policiers fédéraux a surtout pour effet de faire des manifestations de Portland un sujet national. Les démocrates s’indignent des images de manifestants arrêtés par des hommes masqués en tenue de combat et ne portant aucun insigne, hurlent à la répression et dénoncent la dérive totalitaire de l’Administration Trump.

Le président américain annonce sur Twitter que ce déploiement a permis de sauver la ville. «Si le gouvernement fédéral et le Homeland Security ne s’étaient pas déployés… Portland aurait été brûlée et réduite en cendres. Si le maire et le gouverneur ne mettent pas immédiatement fin au crime et à la violence des anarchistes et des agitateurs, le gouvernement fédéral se chargera du travail que les forces de l’ordre locales étaient censées faire!»
Le président américain n’est pas le seul à politiser les événements. Parallèlement à ses affrontements nocturnes et ritualisés avec les goons, les«gros bras» du gouvernement fédéral, le mouvement de protestation se livre à des débats byzantins sur le rôle de chaque manifestant en fonction de la couleur de son épiderme. Le Mur des mamans (Wall of Moms), groupe de femmes créé par une mère de famille de Portland, Bev Barnum, qui forme chaque soir une chaîne humaine devant les policiers pour protéger les manifestants, se voit accusé par des militants affiliés au mouvement Black Lives Matter d’être «trop blanc» et de ne pas assez protéger les Noirs.
Une jeune femme qui se déshabille un soir de manifestation pour défier les policiers dans le plus simple appareil, vêtue de son seul masque et d’un bonnet, créant la sensation sur les réseaux sociaux qui la surnomment l’Athéna Nue (confondant sans doute avec d’autres déesses moins vêtues), est rapidement accusée d’avoir profité de son «privilège de blanche» pour dévoyer les revendications du mouvement. Elle présente quelques jours plus tard ses excuses dans une émission de radio, expliquant qu’elle est elle-même une POC, personne de couleur, mais à la peau claire.
Le maire démocrate de Portland, Ted Wheeler, est pris entre ces deux extrêmes. Venu soutenir les manifestants devant le palais de justice, il se fait huer par la foule, avant de se faire asperger de gaz lacrymogènes par les policiers.
Finalement, la semaine dernière, la gouverneur de l’Oregon, Kate Brown, a obtenu de Washington le retrait des agents fédéraux. «Après mes discussions avec le vice-président Pence et d’autres, dit-elle sans citer Trump, le gouvernement fédéral a accepté de retirer les agents fédéraux de Portland. Ils se sont comportés comme une force d’occupation et ont provoqué des violences. À partir de demain, tous les agents des douanes et de la protection des frontières et de l’immigration quitteront le centre-ville de Portland». Dimanche, les militants attendaient encore les premiers signes de ce retrait.
Source: ©États-Unis: à Portland, la bataille entre les activistes antiracistes et la police fédérale