Accusés de dumping social et fiscal, les ex-pays de l’Est, qui n’ont pas encore rattrapé le niveau de vie de occidental, se sentent floués.
La Bulgarie, l’Autriche et la Roumanie vont se succéder à la présidence de l’Union européenne dans les dix-huit prochains mois. Ce décentrage vers l’est des centres de décision européens permettra-t-il de réduire le fossé qui s’est creusé avec l’Europe de l’Ouest ? La crise des migrants a exacerbé cette division, certains Etats de l’Est refusant catégoriquement d’accueillir des réfugiés. Les dérives illibérales de la Hongrie et de la Pologne n’ont rien arrangé.
Mais c’est sur le front économique que la division est la plus manifeste entre les économies des pays fondateurs et celles, toujours en rattrapage, des ex-pays du bloc soviétique, entrés dans le club lors des phases d’élargissement de 2004 (Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie), 2007 (Bulgarie, Roumanie) et 2013 (Croatie).
La révision de la directive sur le travail détaché, une priorité d’Emmanuel Macron (et de François Hollande, avant lui) a polarisé les débats pendant des mois. Finalement, seuls quatre pays ont voté contre au Conseil (dont la Pologne et la Hongrie). Mais l’affrontement pourrait reprendre au printemps sur les conditions de travail des chauffeurs routiers.
« Démantèlement de l’Union »
Quelles sont les principales lignes de fracture, et pourquoi ? A Paris, Berlin et Bruxelles, on accuse Budapest et Varsovie d’abuser de la libre circulation des services et des personnes, en contournant la directive sur le détachement de 1996, qui impose que le travailleur étranger soit payé au salaire minimum du pays d’accueil. Depuis Bucarest, fin août 2017, Emmanuel Macron avait fustigé ce « dumping social et fiscal », qui pourrait conduire à un « démantèlement de l’Union ».
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Pas du tout, répond-on à l’Est : s’il existe des entorses aux directives, elles doivent être sanctionnées. Mais le fait que les salaires y restent bien inférieurs à ceux de l’Ouest n’a rien à voir avec du dumping, il s’explique par les différences de développement. L’Ouest céderait à un réflexe protectionniste en tentant d’entraver la libre circulation des travailleurs des ex-pays de l’Est.

Qui a tort, qui a raison ? La réalité est tout sauf binaire. En France et en Belgique, notamment, la crise, le chômage de masse et les délocalisations ont rendu ultra-sensible le sujet des travailleurs détachés. Ceux-ci ne représentent que 0,9 % du total des emplois dans l’Union, mais leur concentration dans certains secteurs (bâtiment, agriculture) est problématique.
C’est le modèle de développement des ex-républiques soviétiques qui est contesté, à base de fiscalité attrayante, de salaires modestes et de législation sociale très flexible. En Bulgarie, pays le plus pauvre de l’Union, un développeur d’applications ne coûte que 500 euros mensuels, vante la municipalité de Plovdiv (centre).
En France, ces arguments sont connus. Ceux de l’autre camp le sont moins. Les citoyens européens qui vivent dans les pays ayant rejoint l’Union depuis 2004 se sentent floués. Car, si l’Allemagne de l’Est a vécu un rattrapage spectaculaire grâce « au plan Marshall » de la réunification, ses anciens pays « frères » n’ont pas connu le même destin.
Contraste saisissant
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[perfectpullquote align=”left” bordertop=”false” cite=”” link=”” color=”#993300″ class=”” size=””]« Pourquoi les Tchèques sont-ils les plus eurosceptiques d’Europe après les Grecs ?, feint de s’interroger Martin Michelot, du think tank Europeum à Prague. Parce qu’on leur a vendu un rattrapage économique qui n’arrive pas ».[/perfectpullquote]
Le contraste est saisissant entre Vienne et Bratislava, à une heure de route seulement. L’autoroute qui doit relier les capitales autrichienne et slovaque n’a pas vu le jour. Côté slovaque, des infrastructures d’un autre temps sont « un obstacle majeur au développement des échanges », selon M. Michelot.
Les dirigeants de la région, souvent taxés de populisme, retourneraient volontiers la remarque aux Européens de l’Ouest, qui les caricaturent en profiteurs de grasses subventions publiques – ils devraient recevoir 205,5 milliards d’euros au titre des fonds structurels entre 2014 et 2020, selon Bruxelles –, tout en étant eux-mêmes tentés par des mesures protectionnistes.
La Slovaquie est vent debout contre le projet du gouvernement conservateur et d’extrême droite en Autriche, qui souhaite indexer les allocations familiales des travailleurs frontaliers laissant leurs enfants au pays sur le niveau de vie local.
Européens de seconde zone
Cette impression d’être des Européens de seconde zone ressort de tous les débats opposant l’Est à l’Ouest. On l’a vue ressurgir en 2017, lors des discussions sur la moindre qualité des produits vendus en Europe médiane par les grandes firmes agroalimentaires. Un « grand scandale », selon le premier ministre slovaque, Robert Fico, qui y a consacré un sommet en octobre 2017. « Il est inacceptable qu’un jambon de la même marque vendu au même prix contienne 10 % de viande en plus à huit kilomètres d’ici, de l’autre côté de la frontière, et qu’au contraire, du côté slovaque, il contienne trois fois plus de sel », s’est emporté le dirigeant social-démocrate.
L’autre grande raison du ressentiment tient au fait qu’en dépit des récriminations de l’Ouest, les firmes de la « vieille Europe » ont profité au maximum de l’ouverture des marchés à l’Est, alors que très peu de champions nationaux sont apparus à l’est. La fuite de leurs cerveaux vers l’Ouest, massive, empêche l’émergence d’un capitalisme national compétitif
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L’exemple bulgare est frappant. Le seul fabricant de voitures national, Litex Motors, est une joint-venture avec la Chine, mise en faillite en 2016. Alors, quand la France réclame que l’Europe contrôle les investissements étrangers, spécialement chinois, cela fait tiquer à l’Est. Interrogé mi-janvier, Boïko Borissov, le premier ministre bulgare, ironise : « Emmanuel Macron vient d’effectuer une visite très réussie en Chine, la France aussi souhaite beaucoup travailler avec ce pays. »
« Rompre le contrat de mariage »

L’influent eurodéputé tchèque Pavel Telicka (libéral) s’insurge lui aussi. « La République tchèque se situe au 5e ou 6e rang mondial des économies les plus ouvertes. Est-ce que les investisseurs français y sont malheureux ? Les pays de l’Est se sont grand ouverts aux sociétés de l’Ouest et ont renoncé en partie à leur souveraineté économique. »
Dans ce contexte, la récente offensive de la France et de l’Allemagne, qui disent vouloir lier l’attribution des fonds de cohésion au respect de l’Etat de droit ou à des critères sociaux, est très mal accueillie. « Dans les traités, il y a deux procédures clairement séparées », selon Viktor Orban, le premier ministre hongrois. « L’une concerne les budgets, l’autre l’Etat de droit. Il n’y a aucun lien entre les deux. » Le dirigeant ne veut pas « donner l’impression de tendre son chapeau » – de faire la quête – car, selon lui, les « contributeurs nets », plus précisément la France et l’Allemagne, bénéficient largement des investissements réalisés à l’Est.
Pour Yves Bertoncini, président du Mouvement européen, l’idée du chantage est dangereuse. « Le versement des fonds structurels faisait partie d’un deal initial : vous participez au marché intérieur en respectant ses quatre libertés de circulation [personnes, biens, capitaux, services] malgré des marchés des services moins développés et, en retour, on vous envoie de l’argent. Là, c’est comme si on menaçait de rompre le contrat de mariage. »
« La cohésion, ce n’est pas de la charité »
Rencontré à Sofia, le vice-premier ministre bulgare, Tomislav Donchev, insiste : « Quand on est entré dans l’UE, nos entreprises n’avaient pas d’expérience : la Bulgarie a été un marché pour les sociétés allemandes, autrichiennes, italiennes. La cohésion, ce n’est pas de la charité : on avait besoin d’investissements pour survivre et pouvoir participer au marché unique. »
Evitera-t-on d’en arriver à cette « Europe à deux vitesses » que certains brandissent comme la seule solution viable, notamment à Paris ? Luca Visentini, le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, est plutôt optimiste. « Les choses changent : certains gouvernements, en Pologne en Hongrie, en Slovaquie, en Bulgarie comprennent qu’ils ne mettront pas fin à la fuite des cerveaux si les salaires n’augmentent pas. »

Source:© Entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest, le fossé se creuse