TRIBUNE. L’économiste Christian Le Bas esquisse, dans une tribune au « Monde », les contours d’une économie de la sobriété, qui passe par des solutions technologiques frugales, ce qui pourrait former une vision pour l’après-crise due au Covid-19.
Tribune. La dramatique crise sanitaire n’est pas encore dans sa phase terminale qu’on entrevoit déjà un effondrement économique inédit. Dans ce contexte difficile, il est nécessaire de réfléchir à l’après-crise. Très récemment, certaines villes et de nouveaux territoires commencent à construire une approche de leur développement fondée sur la frugalité, baptisée sobriété par des maires de grandes villes.
Dans ce contexte où la politique économique antirécession devra être articulée à des éléments forts visant l’émergence et la consolidation d’un nouveau modèle de croissance-développement durable, le paradigme de la frugalité technologique est riche de solutions alternatives efficaces, comme l’ont compris ces maires de grandes villes.
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L’innovation frugale, conçue en ses débuts pour les pays en développement, s’est diffusée dans le Nord développé en gagnant des attributs écologiques. Elle constitue aujourd’hui un nouveau paradigme porteur de soutenabilité, offrant des réponses vertueuses qu’il serait opportun d’exploiter dans la prochaine période de manière à sortir de la grande dépression attendue tout affrontant la crise écologique.
L’innovation frugale liée à la frugalité soutenable
L’innovation frugale a fait l’objet de nombreuses analyses dans la dernière décennie. Née en Inde pour soutenir la consommation des plus pauvres, elle correspond à une innovation low-tech inclusive. Tous les produits frugaux sont durables, simples, efficaces et disposent de fonctions essentielles. Le processus de recherche, de développement et de fabrication est fondé sur le savoir-faire, le bricolage intelligent, davantage sur l’ingéniosité que sur l’ingénierie. Il est très souvent réalisé par des acteurs locaux.
Toutefois, ses qualités en faveur de l’environnement ne sont pas toujours attestées. Longtemps cantonné aux pays en développement, ce type d’innovation a été ensuite déployé dans les pays développés. L’innovation frugale a alors abandonné certaines de ses caractéristiques, qui l’associaient à des produits innovants mais plutôt rudimentaires.
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Aujourd’hui, l’innovation frugale est en relation avec le paradigme de la frugalité soutenable. Modèle qui s’adresse aux individus situés dans des contextes socio-économiques différents (et pas seulement les plus pauvres), et dans des économies ayant un haut niveau de développement. Ses caractéristiques ont été résumées par Mokter Hossain dans le Journal of Cleaner Production: 1 – Gestion prudente, parcimonieuse, des ressources naturelles ; 2 – Produit robuste, prix abordable, performance minimale ; 3 – Attribut de soutenabilité ; 4 – Adaptable.
Des consommateurs sensibilisés à l’environnement
On a affaire à un concept un peu différent de celui d’innovation pour le pauvre, qui définit l’innovation frugale dans son stade d’émergence, parce que ses bénéfices en faveur de l’environnement sont maintenant explicitement pris en compte. Deux différences essentielles expliquent ce fait : 1 – les consommateurs à faibles revenus ont des revenus plus élevés en pays développés que ceux des pays en développement ; 2 – un groupe croissant de consommateurs très sensibles aux questions de développement durable peut être aussi une cible pour les produits frugaux soutenables.
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Un exemple : l’entreprise autrichienne Emporia Telecom a revu la conception de ses téléphones portables dans une approche frugale recherchant la simplicité et la réduction des fonctions non essentielles tout en maintenant les fonctionnalités centrales, de manière à cibler le public des personnes âgées (Emporia, 2019).
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L’endettement des ménages et la croissance lente dans les économies développées tendent à augmenter les populations les moins riches sensibles au prix des produits frugaux. La récession économique forte d’après la crise sanitaire aggravera sans nulle doute les phénomènes de pauvreté. Par ailleurs, de plus en plus de consommateurs et de responsables des territoires apparaissent sensibilisés aux questions environnementales et de développement durable, et recherchent un mode de vie frugal. Ils sont demandeurs d’un nouveau modèle de production responsable et plus éthique consommant moins de ressources.
Un nouvel « art de vivre » et un style de vie plus simple
Ainsi, il y a d’importantes opportunités en faveur du paradigme de la frugalité technologique soutenable. L’économie circulaire, que l’on considère comme un nouveau modèle écologique, peut être fortement aidée par les pratiques d’innovation frugale, qui obligent à porter attention aux conditions et aux opportunités locales.
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Innover frugalement, c’est montrer ce qui peut faire l’objet d’un management efficace des ressources et les différentes réutilisations possibles, et ce qui peut être réparé en cas d’échec. L’économie de fonctionnalité, qui dissocie la propriété de l’usage, contribue à faire durer le produit, ce qui devrait favoriser un moindre gaspillage des ressources naturelles. De même, les pratiques de partage (sharing economy) ont la préférence des consommateurs, qui trouvent avantageuses des solutions frugales qui conviennent à leurs besoins fondamentaux.
Finalement, il est possible d’élargir la définition du paradigme de la frugalité pour le considérer comme un nouvel « art de vivre » et un style de vie beaucoup plus simple, visant à diminuer la consommation de ressources (et donc aussi d’énergie), ouvrant la voie à un développement soutenable.
Christian Le Bas(Professeur d’Economie à « ESDES Institute of Sustainable Business and Organizations » Lyon Business School)